Grèves, manifestations : pour gagner, que faire ?

Que faire ? Que faire pour qu’un mouvement social soit victorieux ? Une analyse attentive des mobilisations du XXème siècle, qu’il s’agit d’exhumer tant leur réalité s’est estompée de la mémoire collective, permet de répondre. Par Thomas Guénolé, co-responsable de l’école de la France Insoumise, auteur d’Antisocial (Plon).

 

Au sortir de la Grande Guerre, les grèves essaiment dans tout le pays, en même temps qu’une vague sans précédent de syndicalisation. Nouveauté : de vastes manifestations de rue accompagnent les grèves. L’exigence principale est l’augmentation des salaires pour rattraper celle des prix. Elle est assortie toutefois d’une revendication plus ancienne : la journée de travail de 8 heures. La menace bien réelle de basculement du pays dans une grève générale contraint les autorités à céder. Sur le terrain, nombre d’entreprises refusent cependant d’appliquer la nouvelle durée légale du travail. Une vague de grandes grèves démarre alors pour exiger le respect de la loi. Elle est particulièrement suivie dans le réseau ferroviaire, qui relevait du secteur privé à l’époque. Face à la propagation, le patronat capitule. Les grèves s’éteignent.

Les compagnies ferroviaires maintiennent toutefois leurs projets de sanctions contre les cheminots ayant été grévistes. Un nouveau mouvement de grève, uniquement cheminot cette fois, est lancé pour les empêcher et pour réclamer la nationalisation des chemins de fer. En l’absence de contagion gréviste jusqu’au blocage de l’économie, le patronat et le gouvernement optent pour une politique particulièrement brutale de cassage des grèves. S’ensuivra une répression extrêmement dure envers les cheminots, vraisemblablement dans l’idée de faire un exemple.

Cette « guerre sociale » de 1919-1920 nous donne une leçon fondamentale : la combinaison entre des manifestations massives et des grandes grèves de blocage du pays force le gouvernement et le patronat à capituler du fait de la paralysie économique ainsi suscitée. A contrario, si une grève est essentiellement cantonnée à un seul secteur d’activité, les mêmes adversaires risquent de profiter de cet état d’isolement pour la briser.

Seize ans plus tard, en 1936, la victoire électorale du Front populaire suscite des grèves revendicatives dans un contexte de flambée des prix. Comme en 1919, le mouvement n’est pas lancé par les dirigeants des grands syndicats nationaux. C’est au contraire l’accumulation de grèves un peu partout sur le terrain qui conduit ces dirigeants à appeler à la grève pour ne pas être trop en retard sur la base. À partir du 1er mai les usines de l’aviation, du textile, les usines alimentaires, se mettent en grève les unes après les autres. A la fin du mois, les grèves s’étendent dans la région parisienne. Début juin, des secteurs entiers de l’économie débrayent : alimentation, pétrole, mines…

Nouveauté : nombre de grévistes occupent leur lieu de travail. Ils y organisent des « comités de grève », où les suites du mouvement sont débattues et votées au jour le jour. Ils y montent aussi des bals populaires, de sorte que des musiciens et des compagnies de théâtre jouent dans des usines et des grands magasins à l’arrêt, avec pour public les ouvriers qui les occupent. L’effet boule-de-neige atteint des proportions jamais vues : 12 000 entreprises en grève dont les trois quarts avec occupation du lieu de travail, pour un total de 2 millions de grévistes.

Dans cette situation de blocage de l’économie, le patronat ne peut pas, contrairement à mai 1920, tenter de briser le mouvement par la force. Il opte donc pour la négociation d’un grand compromis social avec le gouvernement afin d’obtenir la reprise du travail. De fait, les accords de Matignon obtiennent des avancées beaucoup plus fortes que ce que prévoyait le programme électoral du Front populaire : l’augmentation des salaires, en l’occurrence de 12%, s’y trouvait ; mais la création de 2 semaines de congés payés par an et la réduction massive de la semaine de travail – de 48 à 40 heures – ne s’y trouvaient pas. À cela s’ajouteront plus tard des concessions supplémentaires : y compris un programme de nationalisations, dont celle des chemins de fer pour laquelle les cheminots grévistes de 1920 s’étaient battus.

La « guerre sociale » de 1936 confirme donc la leçon de 1919-1920 : la combinaison entre des manifestations massives et des grandes grèves de paralysie de l’économie force gouvernement et patronat à s’entendre d’urgence pour concéder à la population une avalanche de nouvelles conquêtes sociales. En outre il apparaît que le meilleur déclencheur est l’effet boule-de-neige des grèves accumulées par la base sans attendre les ordres, pour faire ensuite tâche d’huile dans tout le pays.

Trente-deux ans plus tard surgit Mai 68. Le Mai 68 étudiant en anticipe, réclame et accompagne un autre : le Mai 68 ouvrier. De fait, après une amplification de leur mobilisation durant le mois d’avril, tout particulièrement à Nanterre, un cortège d’étudiants participe au défilé syndical traditionnel du 1er mai dans un acte symbolique d’alliance des revendications. Les grands syndicats, notamment la CGT, la CFDT et la FEN, y répondent favorablement. Entre-temps le mouvement étudiant pousse plus loin son audace avec l’occupation symbolique de la vénérable Sorbonne. Les autorités réagissent par des répressions policières brouillonnes et brutales, ce qui amplifie la propagation de la révolte étudiante.

C’est dans ce climat de poudrière que démarre le Mai 68 social, le 13 mai. Le mouvement est à la fois plus rapide et plus large qu’en 1936. Les grèves avec occupation d’usines se généralisent en quelques jours à peine, de même que les grèves dans la fonction publique, en particulier dans l’Education nationale. Etudiants et grévistes manifestent ensemble, actant leur front commun.

Nouveauté : sur le modèle des grèves de 1936, la mobilisation étudiante pratique systématiquement les assemblées générales dans les universités qu’elle occupe, pour débattre et voter des suites du mouvement. L’économie du pays, notamment l’approvisionnement en essence, est paralysée : le patronat et les pouvoirs publics renoncent donc à la répression et acceptent de négocier. Les accords de Grenelle concèdent une augmentation du salaire minimum de plus d’un tiers, une augmentation moyenne de 10% de l’ensemble des salaires, et le droit pour les syndicats de créer une section dans toute entreprise dès lors qu’ils y ont des militants.

Ultérieurement, à la surprise des autorités et des dirigeants syndicaux, sur le terrain la base gréviste et étudiante refuse d’interrompre la grève. Elle n’a cependant pas de débouché politique possible, car les forces d’opposition sont alors émiettées et sans stratégie pour la suite. Parallèlement, la mobilisation ouvrière commence à refluer du fait des grévistes déjà satisfaits par les gains de Grenelle. Après avoir un temps envisagé de quitter le pouvoir, le général De Gaulle s’assure de la loyauté de l’armée à Baden-Baden, puis coupe l’herbe sous le pied de l’opposition en annonçant des élections législatives anticipées. La répression qui s’ensuit est extrêmement dure, avec par exemple la mort de deux grévistes à l’usine Peugeot de Sochaux le 11 juin. Le 12, le gouvernement va jusqu’à interdire toute manifestation sur tout le territoire. Fin juin, les élections anticipées donnent à la coalition conservatrice 58% des voix, contre 42 pour la gauche.

Cette « guerre sociale » de 1968 confirme les leçons de 1919-1920 et de 1936 : la combinaison entre des manifestations de masse et des grandes grèves de paralysie de l’économie force les pouvoirs en place à concéder de nouveaux droits sociaux. Elle ajoute néanmoins des leçons nouvelles. D’abord, elle démontre que la mobilisation étudiante constitue un allié décisif pour propager le mouvement dans la société. Ensuite, il apparaît que l’implication de l’Education nationale et des services publics rend beaucoup plus puissant et rapide le blocage du pays. Enfin, le retour de bâton de fin mai et de juin nous rappelle que s’il n’existe pas en parallèle un mouvement politique d’alternative au système qui soit à la fois stable, puissant et organisé, les forces du retour à l’ordre ancien finissent par reprendre la main.

Presque trente ans plus tard, en 1995, la principale originalité du mouvement social est son caractère foncièrement défensif. Il ne s’agit plus d’obtenir de nouveaux droits, mais de défendre ceux qui existent déjà. Il y a certes plusieurs précédents : par exemple les grèves de fonctionnaires à l’été 1953, pour conserver leurs conditions de retraite et d’avancement face au plan d’austérité du président du Conseil Joseph Laniel. C’est cependant la première fois qu’un grand mouvement de grève générale se déploie au nom du statu quo et non pas pour aboutir à de nouvelles conquêtes. L’on peut certainement y voir la conséquence d’un repli du progressisme dans la bataille des idées depuis les années 1980, de sorte que les mobilisations auparavant offensives, car porteuses d’un contre-projet de société, sont devenues des mobilisations défensives, car dépourvues d’un idéal perçu comme possible et désirable dans la grande masse de la population.

Hormis cela, la « guerre sociale » de 1995 reprend les facteurs de succès de 1919, 1936 ou 1968. Face au plan d’austérité du Premier ministre Alain Juppé, qui prévoit pêle-mêle de repousser l’âge de départ à la retraite pour l’ensemble des fonctionnaires, d’augmenter les tarifs d’accès à l’hôpital, de moins rembourser les médicaments, d’imposer les allocations familiales, et d’augmenter les cotisations d’assurance maladie sur les retraités et les chômeurs, une fois de plus la mobilisation démarre par l’effet boule-de-neige de grèves un peu partout en France, avec les cheminots pour fer-de-lance.

Sur le modèle des étudiants soixante-huitards et d’un certain nombre de mouvements sociaux d’ampleur moindre de la seconde moitié des années 1980, les grévistes – y compris ceux du secteur privé – organisent des assemblées générales pour décider au fil de l’eau de l’évolution du mouvement. Plus encore qu’auparavant, la grève des services publics, en particulier des transports, s’avère décisive pour bloquer l’économie et contraindre ainsi le gouvernement à reculer. Fin novembre 1995 le trafic ferroviaire est promptement paralysé et surtout, l’essence se fait rare, tandis que les centres de tri postaux et la moitié des agents d’EDF-GDF se mettent eux aussi en grève. Les cortèges des manifestations sont massifs, malgré un battage médiatique incessant pour opposer les grévistes à « l’usager pris en otage ». Au bout de trois semaines, le gouvernement renonce au plan Juppé.

En somme, tout conflit social se résume fondamentalement à un bras-de-fer. Comme au bras-de-fer, la force comparée des deux camps est le facteur déterminant : d’où l’importance de la propagation, de l’accumulation, de la coalition des mouvements sociaux, pour atteindre le point de bascule d’un blocage suffisamment fort de l’économie du pays. Et comme au bras-de-fer, le perdant est le premier des deux qui cède : d’où l’importance de l’endurance et de la détermination.

 

Source : L’Humanité

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