Gramsci : nouvel extrait de « La guerre des colonies »

“A la guerre entre impérialismes capitalistes a rapidement succédé la révolte des colonies contre les impérialismes triomphants. Pendant la guerre les colonies ont été exploitées d’une manière inouïe, d’une façon inflexible et inhumaine qui ne peut être conçue qu’en temps de civilisation admirable telle que la civilisation capitaliste.” Lisez la traduction de ce nouvel extrait décapant, inédit en français, du texte La guerre des colonies”, écrit par le journaliste et philosophe italien Antonio Gramsci. 

 

Lire le premier extrait ici

 

Dans un rapport du 5ème Congrès du parti ouvrier socialiste algérien, organisé à Constantine en 1902,  on disait aux capitalistes français : « Si vous vous déclarez incapables d’accomplir cette mission (moraliser, instruire, rendre la population indigène consciente), si vous masquez votre impuissance, nous avons le droit de vous demander ce que vous êtes venus faire dans ce pays, et si vous vous y êtes installés simplement pour remplacer les collecteurs d’impôts turcs par des percepteurs français ».

Cette position des indigènes envers les métropoles s’est développée jusqu’à atteindre des conséquences extrêmes pendant la guerre. A la guerre entre impérialismes capitalistes a rapidement succédé la révolte des colonies contre les impérialismes triomphants. Pendant la guerre les colonies ont été exploitées d’une manière inouïe, d’une façon inflexible et inhumaine qui ne peut être conçue qu’en temps de civilisation admirable telle que la civilisation capitaliste.

Aux indigènes des colonies on n’a même pas laissé les yeux pour pleurer : denrées, matières premières, tout a été saisi des colonies pour alimenter la résistance des peuples des métropoles en guerre.  Le pressoir capitaliste a très bien marché : des millions et des millions d’indiens, d’égyptiens, d’algériens, de tunisiens, de tonkinois sont morts de faim et d’épidémie en raison de la dévastation apportée aux terribles économies coloniales par la concurrence capitaliste européenne.

Comment un paysan indien ou égyptien aurait pu entrer en concurrence sur les prix avec l’État anglais ou français ou italien ? Le riz, le blé, le coton, la laine ont été accaparés pour nous les européens : le paysan colonial a dû se nourrir d’herbes et de racines, il a dû s’assujettir aux corvées les plus dures pour arracher le minimum afin de ne pas mourir, il est resté ruiné par la férocité des famines terribles et fatales en Inde comme des phénomènes naturels.

Durant quelques années nous européens avons vécu de la mort des hommes de couleur : vampires inconscients, nous nous sommes nourris de leur sang innocent. Comme dans le roman de Balzac, le plat de riz fumant devant notre bouche privilégiée contenait dans ses numéros hermétiques la condamnation à mort d’un lointain frère en humanité.

Aujourd’hui, la révolte s’embrase dans le monde colonial : c’est la lutte de classe des hommes de couleur contre les blancs exploiteurs et criminels. C’est une poussée immense et irrésistible de tout un monde riche en spiritualité vers l’autonomie et l’indépendance. Des tissus conjonctifs sont recréés pour souder des liens que la domination européenne semblait avoir déchiré définitivement : la Turquie elle-même récupère son prestige de la défaite et semble projeter une lumière dans le monde : le pasteur anatolien vaut pour des millions et des millions de créatures humaines plus que le cotonnier de Manchester ; le Sultan est un phare qui resplendit plus que l’armateur de Liverpool.

Les véhicules blindés, les tanks, les mitrailleuses font des miracles sur la peau brune des paysans arabes et hindous. Mais la pression capitaliste est bien plus assassine/meurtrière que les armes modernes : elle fait mourir de faim et de désespoir des enfants, des femmes, des vieillards à petit feu, implacablement. Et les hommes de couleur étourdis défient des avions, des mitrailleuses et des tanks pour conquérir leur autonomie, pour étrangler l’atroce vampire qui se nourrit de leur sang et de leur chaire.

 

La marée révolutionnaire

 

La réaction internationale marche contre la Commune russe. La Révolution dresse ses campements dans les places et rues des pays du monde entier.

Le gouvernement britannique, déjà impuissant à freiner le mouvement ouvrier national, qui avance lentement mais sûrement et irrésistiblement dans sa charge formidable d’imposante tortue guerrière, voit surgir contre lui des forces innombrables dans tout le vaste empire. En Irlande, l’occupation militaire doit être maintenue. Au Canada les grèves industrielles se révèlent être clairement des révoltes pour instaurer le régime des Soviets.

L’armée rouge bolchévique transcaspienne a atteint la frontière de la Perse et de l’Afghanistan, et domine les nœuds routiers vers l’Inde, le Turkestan, l’Asie Mineure, en stimulant, avec un travail de persuasion bien plus efficace que celui des allemands, la révolte des plèbes musulmanes contre les marchands exploiteurs de la chrétienté. L’armée afghane menace d’envahir l’Inde, en ranimant l’insurrection du Pendjab et de la région du Gange.

En France la lutte des classes déborde des cuves putrides de l’union sacrée : une tempête de grèves entraîne les plus importantes corporations industrielles, tandis que l’armée est parcourue par des vents de rébellion menaçants. 

En Allemagne, après l’échec des promesses du majoritarisme marchand et politicien, le Communisme apparaît comme l’unique énergie historique qui puisse victorieusement combattre l’impérialisme de l’entente sur le plan de la lutte des classes, en évitant au peuple allemand le délabrement et l’esclavage.

En Europe, en Asie, en Amérique, en Afrique se dresse le soulèvement populaire contre le mercantilisme et l’impérialisme du capital qui continue a remplir le monde de deuils et de ruines, qui continue de générer des antagonismes, des conflits, des destructions de vies et de biens, non rassasié du sang et des désastres de cinq ans de guerre. La lutte se passe à un niveau mondial : la Révolution ne peut plus être exorcisée par les démocrates charlatans ni étranglée par des mercenaires sans conscience.

 

 

A.G (Antonio Gramsci), L’Ordine Nuovo, 7 juin 1919, pp. 37-38.

Titre original: La guerra delle colonie. Traduit de l’italien par : Mohamed Walid Grine, écrivain et traducteur algérien, maître-assistant en traduction à l’Université d’Alger.

 

Source : Investig’Action

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