“Fehriye Erdal, tête de Turque” : le nouveau livre de Bahar Kimyongur

Présentation du nouveau livre “Fehriye Erdal, tête de Turque” par son auteur, l’écrivain belge Bahar Kimyongur, lors de la conférence de presse à la Foire du Livre de Bruxelles, le 24 février 2018.

 

“Si je devais résumer ce livre, je dirais que c’est un pur produit de notre pays, patrie du surréalisme. Surréalisme parce que ce livre est un huis-clos ouvert sur le monde, centré sur un personnage révolutionnaire et se déroule en plein quartier européen. C’est un livre plein de paradoxes. On y parle de résistance et de révolution alors que l’histoire se passe au pied des institutions européennes.

Ce livre, c’est aussi un règlement de comptes, non pas avec les élites, l’impérialisme, le fascisme ou je ne sais pas quel autre “isme”, mais avec mes propres peurs. Le sujet n’est pas facile. Il me fallait trouver du courage, cette force qui est en nous tous. Le courage est le produit de nos combats contre nos propres égoïsmes. Le message que je veux transmettre à travers ce livre est de se battre en se laissant guider par l’amour.

Le combat que j’ai mené avec et pour Fehriye Erdal fut celui d’apporter une protection à une femme menacée de mort, issue d’un pays où la règle est d’éliminer les « traîtres », où domine une mentalité du lynchage entretenue par le régime, mais qui existait déjà avant l’arrivée d’Erdogan au pouvoir.

Je fais partie de la génération de Fehriye Erdal. Quand elle est née, c’était l’année où la police turque mitrailla les travailleurs lors du défilé du 1er mai 1977 à Istanbul. Au moment où elle a quitté Istanbul, la police continuait à tirer sur les ouvriers le 1er mai. Il y a eu 3 morts le jour du 1er mai 1996, l’année où est survenu l’attentat contre Sabanci, l’année où Fehriye est entrée en clandestinité. La Turquie est un pays où la terreur contre l’opposition, contre les minorités, contre la gauche, est omniprésente. Cette terreur a toujours existé, bien avant l’accès au pouvoir d’Erdogan.

A travers ce livre, je voulais faire connaître les 40 années d’existence de cette révolutionnaire. Demain, 25 février, elle aura quarante-et-un ans. Ce livre, c’est aussi un peu mon cadeau d’anniversaire à Fehriye Erdal, qui vit recluse, en clandestinité depuis 1996. Le Tribunal correctionnel de Bruges l’a condamnée par contumace à 15 ans de prison pour sa prétendue participation à cet attentat (en ouvrant les portes de l’immeuble à deux militants armés). En réalité, Fehriye est condamnée à la réclusion depuis 1996. Elle a connu la clandestinité de 1996 à 1999, puis la prison de Bruges de septembre 1999 à août 2000, puis l’assignation à résidence (qui était une forme d’emprisonnement) de 2000 à 2006. Et peu avant sa condamnation par le Tribunal correctionnel de Bruges à 2 ans de prison pour les faits qui lui ont été reprochés par rapport à sa présence en Belgique et à son utilisation de faux papier à Knokke en 1999, elle est retournée à la clandestinité. Cela veut dire qu’elle est retournée en prison.

Depuis sa disparition, depuis 12 ans, Fehriye Erdal vit en captivité. Si on fait le calcul, cela fait 22 ans de prison en tout. Elle en est presque à la perpétuité quoique des gens condamnés à perpétuité ne sont pas aussi pourchassés, ni aussi enfermés qu’elle ne l’est. Je me rappelle qu’en 2000, elle était enfermée dans une chambre dont elle ne pouvait sortir car elle se trouvait dans un bureau d’information situé au pied des institutions européennes et hautement fréquenté par des opposants turcs, des militants belges, chiliens, italiens, des journalistes… De nombreux journalistes ont essayé de décrocher une interview avec elle, pensant qu’elle était très loin de là, alors qu’elle se trouvait juste dans la pièce derrière ! C’est l’une des anecdotes que je raconte dans ce livre.

Fehriye a énormément souffert sans jamais laisser transparaître sa souffrance. Elle ne s’est jamais plainte de sa situation. Elle a toujours pensé aux autres, bien plus qu’à elle-même, et de là où elle se trouve, je pense que sa situation n’a pas dû changer, parce qu’elle vit sous la menace des escadrons de la mort turcs.

Récemment, un député d’origine arménienne, Garo Paylan, a déclaré au parlement que des tueurs à gages ont été envoyés par le régime Erdogan pour liquider des leaders d’opinion turcs, des représentants de la communauté alévie et de la communauté arménienne en Europe. Et suite à sa déclaration il y a eu une série d’incidents : du côté de Brest; un restaurateur kurde a été lynché par une meute de pro-Erdogan, et Deniz Naki, un footballeur très connu en Turquie d’origine kurde et de gauche a été la cible de balles alors qu’il roulait sur une autoroute près de Düren en Allemagne.

Les menaces à l’encontre d’opposants se sont totalement banalisées. D’ailleurs récemment les médias belges, dont la RTBF, ont parlé de menaces envoyées depuis l’ambassade de Turquie à Bruxelles, à des gens soupçonnés d’être proches de la confrérie de Fethullah Gülen. Il ne faut pas grande chose pour être taxé de “terroriste” et pour être la cible du régime d’Erdogan. Que vous soyez violents ou pacifistes, résistants ou auteur d’un seul tweet critique, vous pouvez être très rapidement mis au pilori, criminalisé par le pouvoir, traité de traître et menacé de mort.

Aujourd’hui, en Turquie, sur une population de 80 millions d’habitants, on peut compter à peu près 5 à 6 millions de « terroristes » potentiels : cela va des gens qui ont manifesté pour le sauvetage du parc Gezi en 2013 à ceux qui ont simplement critiqué, à travers une chanson, une remarque, un commentaire sur les réseaux sociaux. On compte actuellement près de 63.000 prisonniers politiques. Les opposants qui ne sont pas en prison, sont quotidiennement harcelés sur les réseaux sociaux et menacés de mort : même des vedettes du show-biz turc ayant par exemple exprimé un désaccord avec le pouvoir sur l’opération militaire turque dans le Nord de la Syrie, à Afrin, subissent un lynchage médiatique quand il n’est pas judiciaire.

En vous procurant ce livre, vous posez également un acte de désobéissance civile, de solidarité avec les opposants qui sont pourchassés, y compris en Europe, et vous défendez le droit au débat. Aujourd’hui, l’Etat turc interdit d’avoir un avis différent de lui sur l’affaire Erdal comme on ne peut plus critiquer la guerre sans risque des représailles violentes. C’est contre cette mentalité de la meute et du lynchage que j’ai écrit ce livre.

Fehriye Erdal est kurde, alévie, marxiste et originaire de Sivas. En cumulant ces quatre identités, elle incarne à elle seule un millénaire de résistance que l’Anatolie a connu sous l’empire seldjoukide, l’empire ottoman, la république kémaliste et le régime d’Erdogan.

Je vous souhaite une bonne lecture et attends vos avis avec impatience.”

 

Source : Investig’Action


Fehriye Erdal, tête de Turque

2000 jours cachée à Bruxelles
Une affaire d’État

Un livre de Bahar Kimyongür

L’histoire turque est un enchaînement de conflits sanglants entre le pouvoir et ses peuples.

En savoir plus ici.

Avec une préface de l’historienne Anne Morelli.

 

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