Etienne Chouard : Gilets jaunes, quand la honte se transforme en colère

Figure emblématique de la lutte du peuple français contre l’adoption du projet de « Constitution européenne » concocté par la droite mondialiste, Étienne Chouard connut à ce moment un succès inattendu : son blog engagé à fond contre ce projet enregistra presque un million de visiteurs. Il contribue ainsi, sensiblement, au rejet de ce projet et força l’Union européenne à trouver la parade du Traité de Lisbonne, dont l’imposition ne se souciait d’aucun vote populaire. Aujourd’hui, Étienne Chouard continue ses combats contre le TTIP et d’autres projets libre-échangistes. Partisan de la « démocratie directe » et du fameux RIC, il est très engagé aux côtés des Gilets jaunes. Le DR, ouvert à la diversité des sensibilités de gauche, est heureux de lui donner la parole.

Le Drapeau Rouge.- Depuis quelques mois la France, et dans une moindre mesure la Belgique, sont secouées par un mouvement inattendu qui bénéficie d’un large soutien de la population. Malgré la violence de la répression et la campagne médiatique adverse, les gilets jaunes restent actifs et déterminés. Comment expliquez-vous la persistance de leur combativité ?

Etienne Chouard.- Il y a plusieurs choses. La première explication de leur succès, c’est la réalité de la souffrance qui les a jetés dehors. Il y a beaucoup de pauvres, qui sont à bout, et c’est pour eux quasiment une question de survie.D’autre part, quand ils étaient chez eux, ils avaient l’impression d’être seuls et perdus. En sortant, ils  découvrent qu’ils ne sont pas seuls. Chez eux, ils avaient honte d’être pauvres et le fait de s’apercevoir qu’ils sont  nombreux transforme leur honte en colère.

De l’autre côté, les riches exhibent leur richesse de façon de plus en plus ostentatoire, indécente, obscène, alors qu’eux n’arrivent pas à nourrir leurs enfants.  Peu à peu, à travers les médias et en parlant entre eux, les gilets jaunes constatent que les très riches ne se privent de rien, paient de moins en moins d’impôts et que l’Etat leur fait de grands cadeaux malgré le fait qu’ils soient déjà si riches. Cela ne fait que renforcer leurs sentiments d’injustice et leur envie de se battre, cela nourrit la colère froide qui les maintient dehors. Il faut aussi remarquer la présence nombreuse de femmes et quand les femmes sont dans la rue, c’est que c’est grave.

Il y a eu aussi un fait étonnant concernant les médias. On ne peut pas vraiment parler de “campagne médiatique adverse” ; en tout cas pas au début du mouvement, où de nombreux reportages ont été  assez favorables, disant que nous étions “bon enfant”, que 80% de la population nous soutenait, qu’une bonne partie de la police était gilet jaune… Était-ce une attitude délibérée ? Je ne sais pas s’il y avait des arrière-pensées dans ce comportement. En tout cas, on ne peut pas dire que la presse ait été unanimement adverse à la naissance du mouvement. 

Le DR.- C’est un peu surprenant, ce comportement des médias que vous décrivez; comment l’expliquez-vous ?

  1. Ch.- Difficile de répondre avec certitude. En tout cas, j’ai l’impression qu’il y a eu des signes, au plus haut niveau, favorables à ce que le mouvement grandisse. En effet, habituellement, face à des manifestations d’une certaine ampleur, les gouvernements lâchent du lest et laissent faire pour calmer les gens. Cette fois, au lieu de chercher l’apaisement, le gouvernement non seulement ne cède rien mais en plus, il nous envoie les forces de l’ordre avec des consignes d’une violence inouïe. Aucune retenue pour réprimer, on crève les yeux des gens avec des balles en tir tendu, en visant la tête, on lance de puissantes grenades explosives au milieu des groupes. En même temps, et comme par hasard, lorsque le mouvement croît, en janvier, les prix d’une série d’articles de première nécessité augmentent alors que les gilets jaunes faisaient de leur baisse une priorité.

On peut se demander si le gouvernement ne cherche pas une confrontation brutale; on dirait parfois qu’il cherche à provoquer un certain chaos, peut-être pour justifier une politique encore plus dure et plus injuste, inacceptable en temps de paix. Je ne le sais pas, en tout cas, ils ont réussi à augmenter le degré de colère des gens.

Le DR.- Colère qui coexiste avec une culture de fraternité qui commence à prendre forme et à se renforcer entre les ‘giletistes’.

  1. Ch.- Tout à fait. En se retrouvant sur les ronds-points, en rencontrant d’autres gilets jaunes, ils découvrent des moments d’une enthousiasmante fraternité, une disposition naturelle au dialogue, à l’entraide, au partage. Des sentiments contagieux qui ont fait que beaucoup de gilets jaunes ont passé Noël et le Nouvel an, ensemble sur les ronds-points. On comprend que, dans cette atmosphère, ils n’aient pas envie d’arrêter.

C’est alors que la police les a chassés, alors qu’ils avaient arrêté de bloquer et qu’ils ne faisaient plus que se retrouver pour être ensemble. Leur expulsion n’a pas seulement vidé les ronds-points, elle a aussi vidé un peu leur quotidien de confraternité militante et ils se sont investis à trouver une alternative, cette fois plus orientée vers la réflexion, sur la nature et l’avenir de leurs luttes.

Mais cette fois, c’est une toute autre chose : les gilets jaunes sont en train de se transformer en citoyens constituants. Processus décisif parce qu’il implique rien moins que le fait que les électeurs, enfants politiques, hétéronomes (subissant les lois écrites par d’autres qu’eux) soient en train de se transformer en citoyens, adultes politiques, autonomes (aspirant à voter eux-mêmes les lois auxquelles ils consentent à obéir) constituants. Ce qui est extrêmement subversif car cela préfigure une nouvelle citoyenneté où l’individu aura une réelle participation dans la gestion et le contrôle des affaires de la vie en commun, ce qui fera de lui un sujet bien moins docile par rapport au pouvoir.

Le DR.- On a essayé de trouver à ce mouvement des parallèles avec d’autres mouvements de l’histoire sociopolitique française tels l’insurrection de 1848, la Commune de Paris, mai 68. S’il fallait établir une ressemblance historique, quel serait votre choix ?

  1. Ch.- Je pense que ce mouvement est vraiment historique et sans précédent parce qu’il a la particularité d’être soutenu par (et est né, en grande partie, d’)une dynamique de communication sans précédent offerte par Internet. Cette hyper-connexion n’a pas servi seulement à faciliter la communication, elle a fait de chacun de nous comme un neurone d’un grand cerveau collectif qui grandit à toute vitesse et dont la pensée est le résultat de l’agrégation des pensées de chacun des neurones, sans qu’ils en soient nécessairement conscients.

Ainsi, l’internet nous aide à devenir un collectif mieux intégré qui s’enrichit à toute vitesse par les échanges. C’est si original que je ne vois pas, à première vue, de similitude évidente avec ces expériences historiques précédentes. Et cette puissante interconnexion fait que nous sommes beaucoup plus nombreux qu’autrefois à réfléchir, à remettre en question et à contester les fondements du système de domination qui contrôle tous les rouages qui administrent nos vies, et en particulier le modèle de représentation parlementaire fallacieusement appelée “gouvernement représentatif” et encore plus fallacieusement “démocratie”. Et les gens commencent à réaliser que notre système n’est qu’un système destiné à assurer et à perpétuer la domination des pauvres par les riches, et que la « démocratie » n’est qu’une étiquette trompeuse pour duper les gogos.

Le DR.- Il s’agirait alors, pour en sortir, d’une sorte d’auto-apprentissage ?

  1. Ch.- Dans ce cadre, les pauvres n’en pouvant plus, sortent de chez eux, exigent ne fut-ce qu’un minimum de justice sociale et constatent qu’ils sont considérés comme des êtres inférieurs confrontés à des êtres “supérieurs” qui, parce que élus, décident tout, en leur nom mais contre leurs intérêts.

Face à ce constat, de nombreux gilets jaunes ont décidé d’aller plus loin : au milieu de leurs requêtes, il y avait le référendum d’initiative citoyenne (RIC). Le RIC, ce n’est pas une loi à prendre, c’est une façon d’écrire les lois;  une institution par laquelle le peuple choisit les thèmes importants à traiter, réfléchit et se pose la question de ce qu’il convient de décider. Le RIC, ce n’est pas une doléance législative de plus, c’est une exigence constituante. C’est pourquoi les gens ont très rapidement compris son importance et en ont fait, en quelques jours, une priorité absolue ; avec une originalité supplémentaire: puisqu’ils ont perdu confiance dans les élus et surtout en leur légitimité, ils se sont proposé de rédiger eux-mêmes les textes. De la sorte, en écrivant les termes de la représentation, et donc de la souveraineté, ils sont en train d’établir un précédent aux dimensions insoupçonnables et contagieuses bien au-delà du territoire français. Une fois le premier élan rendu visible, l’enthousiasme créatif se généralise : en moins de 15 jours, des ateliers constituants se sont multipliés dans de nombreuses communes.

Le DR.- On vous considère comme le théoricien de la proposition de RIC. Comment expliquez-vous que cette revendication assez symbolique, sans répercussion immédiate, par exemple, sur le pouvoir d’achat, les taxes ou le SMIC, ait pu devenir probablement la plus importante et populaire de toutes les revendications ?

  1. Ch.- Tout d’abord, je ne suis pas “le théoricien du RIC” ; cette idée du RIC se trouve sur internet depuis des dizaines d’années et ses racines remontent au 18ème siècle. Pour ma part, j’y travaille ardemment depuis 2005, et la plupart de nos activités constituantes, depuis 15 ans, commencent par la rédaction de règles instituant un RIC parce que c’est à la fois simple et important.

Ce qui est nouveau, dans le cas des gilets jaunes, c’est d’en faire quelque chose de central, prioritaire et non négociable.

J’estime décisif que les citoyens du monde entier deviennent constituants, c’est-à-dire acteurs collectifs des normes qui régiront leur vie et celles de leurs concitoyens. Et ceci n’a rien de symbolique ou abstrait comme votre question le suggère, même si cette profonde réforme n’aura pas de retombée directe immédiate ; nous savons bien que se contenter de recevoir quelques miettes, un peu d’argent, c’est une manière d’accepter la pérennité d’un système injuste, cet argent sera vite dévoré  par l’inflation et tout continuera comme avant. Tandis qu’avec le RIC, on changera simplement et de manière radicale, les règles du jeu. Ce n’est pas par hasard que Macron, constatant la popularité du RIC, veut organiser un « grand débat » dans une prévisible démarche de détournement des idées publiques.

Le DR.- Imaginons que le référendum ait lieu et que les résultats soient tout à fait opposés à ce que vous et les gilets jaunes attendent (n’oublions pas la victoire électorale écrasante de la droite au lendemain de mai 68, ou la tromperie après la victoire du non sur le Traité constitutionnel). Dans cette hypothèse négative, que proposeriez-vous?

  1. Ch.- Nous vivons une époque où, plus que jamais, l’opinion publique est façonnée par les médias, qui sont dans une situation d’hégémonie : ces médias sont dans les mains des puissances de l’argent, ils ont les moyens de nous mettre la tête à l’envers et de nous conduire à voter contre nos propres intérêts. C’est comme ça qu’ils ont pu vaincre les mouvements de révolte populaire.

C’est pourquoi, pratiquement dans tous nos ateliers, nous réfléchissons aux manières de retirer les médias aux riches. Dans les différents projets de constitution, nous prévoyons que les médias ne peuvent pas appartenir à une personne, physique, ou morale, mais qu’ils doivent appartenir obligatoirement à leurs travailleurs, par exemple sous une forme coopérative.

Autre idée sur laquelle nous travaillons, les journalistes deviennent des fonctionnaires, comme les juges ou le personnel hospitalier, c’est-à-dire que c’est nous, les citoyens, qui les paierons, et non les riches. En plus de les rémunérer, nous veillerons à leur indépendance totale, qui ne pourra jamais être perturbée par des intérêts privés ou par le gouvernement.

Le DR.- Mais tout ceci a l’air d’être bien plus qu’une réforme, c’est un véritable projet révolutionnaire.

  1. Ch.- Tout à fait, et alors ? Tout projet de changement radical est mort-né s’il ne change d’abord le rapport de forces à propos du contrôle de l’information de masse. Si on légifère sur le RIC, on légifère en même temps sur les médias parce que ça va ensemble. Et quand je vous parle des médias, je ne vous parle pas que des journaux, de la télévision, de la radio : les médias, ce sont aussi les instituts de sondage, les agences de presse qu’il faut retirer aux riches, les instituts de statistiques qu’il faut retirer au gouvernement, et même l’école qui devrait sans doute être sous contrôle citoyen et pas gouvernemental.

Vous voyez, la réflexion sur le RIC dépasse vite le RIC, de façon à interdire la situation révoltante dans laquelle se trouve l’information de ce pays : en France, la totalité des journaux papier ont été achetés par 9 milliardaires ; ce sont eux qui contrôlent et décident ainsi les orientations de l’opinion publique, via la télévision qui s’alimente avec la presse. Alors vous me dites : “qu’est-ce qui se passe si les gens finissent par voter non ?” et je vous réponds : si on réussit à sortir de ce monopole médiatique scandaleux, la victoire est sûre. Et si l’on ne réussit pas à le faire, je pense que les gilets jaunes ne s’arrêteront pas là et la bagarre continuera.

Le DR.- Vous étiez un des grands animateurs de la campagne contre le Traité Constitutionnel Européen en 2005 et plus tard contre le TTIP. Nous apprenons que Jean-Claude Juncker a négocié avec l’administration Trump le projet d’un nouvel accord de libre-échange dont même le quotidien Le Monde dit que “il fait quand même penser à un mini TTIP”. Sa dénonciation devrait faire partie de la campagne des gilets jaunes ?

  1. Ch.- Oui et non, parce que sa dénonciation, c’est une démarche qui devrait être faite au niveau parlementaire, bien sûr nécessaire, évidemment urgente, mais puisque c’est au niveau législatif, on en revient au problème de la situation infantilisante de l’électeur qui est réduit à la condition dégradante de devoir demander à son maître, l’élu, d’être un peu moins méchant. Mais si nous avions le RIC, non pas qu’on nous aurait donné mais que nous ayons voulu, que nous ayons lutté pour le penser ensemble, et que nous l’ayons donc institué, si nous avions un vrai RIC, donc, on dénoncerait directement le traité puisque le RIC peut être législatif ou abrogatoire. Quand on dit abrogatoire, ça veut dire que le peuple peut annuler toute règle : ça peut être un arrêté municipal ou préfectoral, un décret ministériel ou présidentiel, une loi, mais ça peut être aussi, évidemment, un traité. Je ne pense donc pas qu’il faille que les gilets jaunes se saisissent de cette requête autrement que comme un exemple supplémentaire de ce que le RIC nous permettra d’accomplir et qui ne doit pas nous distraire de la priorité qu’est le RIC, et que nous ne devons pas affaiblir en nous dispersant sur des requêtes législatives.

Le DR.- Par ailleurs, une grande partie des revendications des gilets jaunes concerne directement ou indirectement le budget de l’État. Comment expliquer que personne, ou presque, ne dénonce les énormes dépenses militaires de l’Etat français (un total de 66 milliards d’euros en 2017) et les guerres illégitimes qu’elles financent (notamment en Libye et Syrie) ?

  1. Ch.- Je pense qu’il faut bien comprendre d’où vient ce mouvement : l’origine n’est pas dans des réflexions politiques au sens propre du terme, encore moins à propos de politique internationale. Il s’agit d’une révolte contre des situations d’extrême précarité. Bien entendu, sa définition ne devrait pas en rester là et la liaison devrait être faite avec ce qui se passe dans le monde, dont la dénonciation des guerres, des interventionnismes (comme celui, criminel, qui se développe contre le Venezuela) et de la colonisation. D’ailleurs on commence à en parler dans les ateliers : on y rédige des articles capables d’empêcher nos représentants de jeter notre armée sur un pays étranger en notre nom. Ce mouvement évolue, évidemment.

Le DR.- Nous remarquons une autre absence : dans le catalogue de 42 mesures de revendication des gilets jaunes, aucune ne concerne les politiques austéritaires et pro-privatisation de l’Union européenne. D’ailleurs, les mots “Europe” et « Union européenne » sont totalement absents. Que pensez-vous de ces absences ?

  1. Ch.- Le repérage de l’UE comme piège politique majeur qui nous condamne à l’impuissance et à l’austérité permanente, avec des traitements de plus en plus cruels, la perception de l’UE comme cause de tout ça est pour l’instant limitée aux militants : les autres, ceux qui ne font pas de politique, c’est-à-dire l’immense majorité de la population qui regarde la télévision, a l’impression que “l’Europe c’est bien” , que “l’Europe c’est la paix”, que “ceux qui sont contre l’Europe sont des repliés sur eux-mêmes, des aigris, des xénophobes, des racistes, des fascistes”… On leur dit ça tous les jours, depuis des dizaines d’années. Donc, si vous voulez, tous ces gens qui souffrent, ne font pas le lien entre leur pauvreté et l’UE, parce qu’il n’y a plus de journaux, de médias, pour le leur dire. C’est le résultat d’un manque d’information, et même d’une intoxication.

C’est précisément le noble objectif  des ateliers constituants populaires : développer entre nous, sans avoir besoin de nos maîtres, une véritable éducation populaire, autonome, puissante, radicale, en vue d’instituer nous-mêmes, un jour, la puissance politique qui nous manque pour défendre enfin efficacement la justice économique et sociale.

 

SOURCE: Le Drapeau rouge

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