Entretien avec Saïd Bouamama – Pourquoi Sarkozy ne peut pas nettoyer la racaille au Karcher

Inactifs. Violents. Irresponsables. Depuis une vingtaine d’années, voilà comment les images du 20h représentent les jeunes de banlieue. Des voitures qui brûlent, des enseignants agressés, de l’argent facilement gagné… Des images qui questionnent, inquiètent et dont beaucoup attendent des réponses.
Pourquoi ces faits persistent-ils depuis tant d’années ? Quelle est la source de cette violence ? Et est ce qu’il existe des moyens pour améliorer cette situation ? Le sociologue Saïd Bouamama répond à ces questions.

Interview réalisée par Anissa Mouhoub
 
 
 
Régulièrement, des émeutes éclatent en France. En 2005, CNN se demandait même : « Paris brûle-t-elle ? ». Mais derrière le tapage médiatique et les grandes déclarations de Sarkozy sur les racailles et le karcher, on évoque rarement les raisons qui incitent les jeunes à se "rebeller". Quelles sont-elles selon vous ?

Depuis plus d’une vingtaine d’années, des explosions et révoltes urbaines éclatent dans les grandes agglomérations françaises. Si le déclencheur est fréquemment la mort d’un jeune ou d’un habitant généralement issus de l’immigration, l’ampleur et la durée des révoltes soulignent que ces explosions révèlent des colères et des revendications plus profondes. Il convient donc de distinguer déclencheur et cause. La mort d’un concitoyen est l’expression d’une négation suprême qui vient confirmer aux yeux des habitants de milieux populaires en général et à ceux issus de l’immigration en particulier une négation permanente qu’ils ressentent au niveau économique, social, du logement, etc. En novembre 2005, 400 quartiers populaires ont connu des affrontements pendant 21 jours, démontrant ainsi l’ampleur des inégalités qui caractérisent les habitants de ces quartiers. En fait pour comprendre ces révoltes, il faut prendre en compte un triple processus en œuvre depuis trois décennies. Tout d’abord, ces quartiers vivent un processus de paupérisation avec des taux de chômage pour les nouvelles générations allant de 40 % à 70 %. Deuxièmement, pour ceux qui accèdent quand même au travail, nous assistons à un processus de précarisation permettant de survivre mais en aucun cas de pouvoir se projeter dans l’avenir. Ces deux premiers processus touchent l’ensemble des milieux populaires. Enfin, pour les personnes issues de l’immigration s’ajoute le processus de discrimination raciste. Ainsi, une enquête du BIT de 2008 révèle le fait suivant : quatre employeurs sur cinq choisissent le candidat issu du groupe majoritaire (non issu de l’immigration) au candidat issu de l’immigration ; avec exactement les mêmes diplômes, les mêmes CV et les mêmes lettres de motivation. Ces trois processus constituent la véritable base matérielle des révoltes.

Pourquoi parle-t-on des jeunes "issus de l'immigration ou issus de la colonisation" alors qu'ils sont nés en France?

Ces expressions démontrent l’existence de processus discriminatoires c'est-à-dire d’un traitement inégal en fonction de l’origine. L’expression « jeunes issus de la colonisation » a été mise en avant par les militants immigrés et issus de l’immigration. L’objectif était de mettre en évidence une spécificité des immigrés issus des anciennes colonies et de leurs enfants français. Les immigrés des périodes antérieures (Belges, Italiens, Polonais, etc.) ont vécu de la xénophobie et ont été utilisés dans les emplois les plus pénibles, les plus mal payés, les plus flexibles, etc. Simplement, pour ces immigrés le stigmate xénophobe s’est arrêté aux enfants. Pour les immigrations issues des anciennes colonies, on constate que le stigmate xénophobe se transmet de manière transgénérationnelle. Ces jeunes nés français mais avec des parents issus des anciennes colonies sont regardés et traités comme des étrangers. Ils occupent des emplois qui sont les mêmes que ceux qui caractérisaient l’immigration. D’ailleurs le discours politique et médiatique continue de parler « d’intégration » ou de « crise de l’intégration » alors que l’on parle de jeunes nés français et socialisés à l’école française.

Finalement, c'est quoi « être français » ?

Il y a toujours eu un affrontement entre deux conceptions de la nation depuis l’avènement des Etats-nations. La première conception définit la nation comme étant une culture héritée des ancêtres et stable dans le temps. Cette conception est réactionnaire car elle nie le mouvement et les transformations qu’ont vécues toutes les nations. Elle est non matérialiste parce qu’elle se définie par une essence (la culture). Elle est non dialectique car elle refuse le mouvement, toutes les nations s’étant transformées dans l’Histoire avec l’arrivée de nouvelles populations. La seconde conception est une définition politique de la nation : la nation est un corps politique regroupant tout ceux qui habitent durablement sur un même territoire et donc sont concernés par les mêmes questions, les mêmes luttes, les mêmes enjeux. Dans la première conception, être français est contradictoire avec le fait d’être aussi breton, arabe, berbère ou musulman. Devenir français dans cette conception, c’est s’assimiler. Dans la deuxième conception, être français c’est simplement vivre durablement sur le territoire français et donc être soumis à ses lois ainsi qu’être concerné par les luttes sociales qui traverse ce territoire. Seule cette seconde conception est progressiste parce qu’elle correspond à la réalité sociologique des nations contemporaines.

Le terme identité nationale ne renvoie-t-il pas à l'image du "bon" français auquel il faut ressembler, la personne qui ne s’assimile pas étant catalogué de « sauvage » ? Cela peut-il provoquer un sentiment d’exclusion chez les jeunes ?  

Le terme identité nationale est à chaque fois apparu dans le débat politique lorsque nous étions dans une période de montée des idées d’extrême droite. Ainsi la crise de 1929 a vu apparaître les ligues fascistes appelant à défendre l’identité nationale menacée par les étrangers, les communistes et les juifs. Dans ces moments de régression, la thématique de l’identité nationale permet d’élargir le rejet à d’autres personnes que les seuls étrangers. En 1929, les communistes, qui étaient français pourtant, étaient présentés comme un « danger pour la nation ». Les juifs français avaient exactement le même traitement. L’identité nationale permet ainsi de passer d’une fonction « bouc émissaire » (celle qu’ont toutes les immigrations pour les classes dominantes) à une fonction « d’ennemi de l’intérieur ».

 
Les parents sont-ils responsables du comportement de ces jeunes? Ont-ils démissionné? 

Le discours sur la démission des parents n’est qu’une des multiples variantes de l’approche capacitaire qui a pour fonction de masquer les bases économiques et sociales des comportements. Au 19ème siècle, on expliquait ainsi l’alcoolisme dans la classe ouvrière non pas par les conditions sociales mais par une incapacité des prolétaires à gérer leur budget. L’intérêt de ces explications est de reconnaître les conséquences (alcoolisme, drogue, délinquance, etc.) sans les relier aux causes : la pauvreté, la précarité, l’absence d’espoir social individuel et collectif. En réalité il n’y a pas de parents démissionnaires mais des parents dépassés et/ou assommés par les processus de paupérisation et de précarisation qui détruisent les sécurités sociales pour les milieux populaires.

Les jeunes eux-mêmes sont-ils responsables de leur condition sociale et professionnelle (échec scolaire, chômage, prison, etc…)?

Il suffit de regarder les liens entre les milieux sociaux d’origine et ceux du chômage, de la prison ou de l’échec scolaire, pour s’apercevoir de l’idiotie de l’affirmation que les jeunes sont responsables de leur situation. On retrouve le même type d’affirmation pour les chômeurs que l’on présente comme responsable de leur situation. Ici aussi c’est l’approche capacitaire qui porte ces affirmations pour nier la base économique, sociale et matérielle des phénomènes sociaux. Le phénomène est le même que celui en œuvre au niveau international avec les nouvelles guerres impérialistes : elles sont présentées comme issue du combat pour la démocratie ou « l’émancipation des femmes ». Mais tout cela sert à masquer les bases matérielles de ces conflits (des guerres pour le gaz et le pétrole). 
 
 


Y a-t-il un autre moyen pour témoigner et dénoncer l'injustice, le racisme, l'exclusion et l'abus des forces de police que vivent les jeunes au quotidien autrement qu'à travers la casse, les émeutes ou parfois même à travers la victimisation?

Le recours aux révoltes urbaines est le signe d’une absence d’alternative. Ces révoltes expriment à la fois que le monde est devenu insupportable et que l’on ne sait toujours pas comment le transformer. Nous sommes donc face à un vide organisationnel et d’alternative qu’il s’agit de combler. S’organiser politiquement est donc incontournable pour trouver d’autres canaux d’expression à une révolte qui est fondamentalement légitime.

Y a-t-il une chose qui vous rend optimiste face à cette situation?

Les quartiers populaires ne sont pas les déserts politiques que mettent en scène les médias. De nombreuses tentatives d’organisations existent même si elles n’ont pas encore trouvé de forme nationale susceptible d’influencer le rapport de forces. Il est vrai aussi que pour l’instant les forces de « gauche » ne s’occupent pas de ces quartiers. Elles se trompent grandement lorsque l’on regarde les chiffres officiels de la population française par exemple. Ainsi 30 % des milieux populaires (ouvriers et employés) sont issus de l’immigration postcoloniale. Cela veut dire concrètement qu’aucune grève générale massive, aucune transformation radicale, aucune révolution, etc., n’est possible sans la jonction des deux parties de la classe ouvrière que la classe dominante s’évertue à diviser. Mon optimisme est lié au fait qu’il y a des résistances dans les quartiers populaires mêmes si celles-ci n’ont pas encore trouvé le chemin d’une contre-offensive.
 
 
 
 
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