Energie : reprendre la main

Pourquoi parler d’énergie ? Parce que l’actualité nous rappelle son importance capitale pour les travailleurs (augmentation de son prix et inflation, risques de black-out et de paralysie, devoir choisir entre manger ou se chauffer, coût pour se rendre au travail…). Parce que, dans le contexte de la nécessaire lutte contre le réchauffement climatique, la question de sa production et de son prix est déterminante (quel prix, qui devra payer, quel mix énergétique, …). Parce qu’à travers des questions a priori un peu techniques, se font des choix de société et de distribution des richesses. 

Par exemple, derrière la révolte des gilets jaunes, il y a un enjeu de redistribution : en augmentant simplement le prix des carburants, toutes autres choses restant égales, cela revient à faire payer la transition énergétique aux plus bas revenus.  Il ne s’agit pas de nier que des efforts seront nécessaires, ni que chacun devra en prendre sa part, mais de refuser que le travailleur soit le dupe de toutes les crises à venir (d’autant plus qu’elles sont la conséquence de l’enrichissement outrancier de certains).

La pandémie est un prélude, et il s’est révélé calamiteux : malgré une économie à l’arrêt, les riches sont devenus beaucoup plus riches ; à cause de l’inflation galopante, les salaires sont en train de fondre ; la valeur du patrimoine (à commencer par l’immobilier) explose et renforce la domination des possédants. Il n’est pas question que les crises suivantes, en crescendo, se déroulent de la même manière. Il faut (re)changer les règles du « jeu ».

Energie = travail

La relation entre travail et énergie est paradoxale. A la fois l’énergie est indispensable pour permettre aux entreprises, aux transports, aux services de fonctionner, et donc pour permettre aux travailleurs d’exercer leur métier ; mais d’autre part l’énergie, dès lors qu’elle permet de faire fonctionner des machines à la place d’humains, remplace le travail par son automatisation.  Dans une économie où l’énergie ne serait plus autant disponible, où elle devra être consommée avec parcimonie et réservée aux usages prioritaires, l’huile de bras redeviendrait indispensable.  Comme l’explique Jean-Marc Jancovici (ingénieur français spécialiste de la transition énergétique), avec un litre d’essence qui alimente un moteur, nous avons aujourd’hui l’équivalent de 200 (grosses) paires de bras pendant 12 heures.

Dans son programme pour une agriculture relocalisée et écologique, moins intensive, moins industrielle et donc moins consommatrice d’engrais (dérivés du pétrole) et moins mécanisée, Jean-Luc Mélenchon propose de recréer 300.000 emplois dans l’agriculture, ce qui illustre combien une économie ne reposant plus sur les énergies fossiles pourrait nécessiter de travail humain.

Mais ceci ne peut s’imaginer que sur le moyen et le long terme.  Il est tout aussi indéniable que l’augmentation soudaine des prix de l’énergie met en danger de nombreuses industries et services, et de nombreux travailleurs pourraient se retrouver brutalement au chômage si l’énergie devient rare et chère. Sans compter l’inévitable effet domino dans un système de production interdépendant : une difficulté à un endroit de la chaîne paralyse tous les maillons suivants. Et dans notre économie complètement mondialisée, des transports moins rapides, plus aléatoires (ce qui serait la conséquence la plus évidente de soubresauts énergétiques) signifient l’arrêt d’activités et des rayons vides à l’autre bout de la planète.

Ne serait-ce que le déplacement des travailleurs : nous avons tous entendu ces derniers temps certains témoigner que l’augmentation des prix du carburant les empêche de se rendre sur leur lieu de travail.

Ajoutons encore que le travailleur doit vivre, avec sa famille et ses proches, et que l’énergie est indispensable aussi (et avant tout) pour se chauffer, se nourrir, se laver, s’éclairer …  On peut certes imaginer un mode de vie plus sobre et économe, mais de nouveau cela ne s’organise pas en quelques jours.

Donc des effets, à court, moyen et à long terme qui peuvent aller en sens contraires, mais une chose est sûre : la relation entre fourniture énergétique et travail est forte. Une rupture brutale signifie une crise terrible. Nous savons que nous allons vers une raréfaction et une nécessaire diminution de l’utilisation des énergies fossiles, et que l’ensemble de notre modèle économique devra s’y adapter. L’important est d’organiser cette transition de manière progressive et ordonnée, en évitant les soubresauts, et en priorisant les besoins (garder une énergie devenue plus rare et plus chère pour les applications où elle est indispensable). Ces choix doivent être démocratiques ; sinon la simple « règle du marché » voudra que certains pourront continuer à se gaver d’énergie, se déplacer, consommer, gaspiller comme avant, … et les autres devront s’en passer, chômer, jeûner voire tomber malade et mourir.

Il nous faut donc une stabilisation et une planification – démocratique et pas capitaliste- de l’approvisionnement énergétique.

Or, que constatons-nous ? Actuellement, le petit consommateur est toujours perdant ; les producteurs sont toujours gagnants.

Il suffit d’une ‘petite’ crise (petite en comparaison de l’ampleur des changements à venir), une reprise après la pandémie, une guerre locale – aussi terrible soit-elle pour ceux qui sont sous les bombes, cela reste jusqu’ici d’ampleur limitée à l’échelle du monde-, et les prix de l’énergie s’embrasent en quelques jours, au point que l’économie est menacée, que l’inflation explose et qu’une crise sociale se profile.

Mais ce n’est pas un drame pour tout le monde. Comme on l’a déjà constaté à d’autres occasions, les crises sont très profitables pour certains. En termes d’énergie, les records de prix des jours derniers ne sont pas tant le reflet de difficultés objectives d’approvisionnement, mais sont le fait de la spéculation. Les fournisseurs d’énergie, au lieu de stabiliser les prix, suivent les « prix du marché », donc la spéculation, et engrangent d’énormes profits.

L’arnaque du nucléaire belge

Que la logique privée nuise particulièrement au consommateur final, et à l’économie en général, est parfaitement illustré par le scandale de la production d’énergie nucléaire en Belgique. Ceci est ben expliqué par E. De Keuleneer dans une Tribune publiée le 5 avril dans l’Echo « Pour que l’électricité nucléaire profite enfin à l’économie belge ». Notre gouvernement a voulu, il y a une cinquantaine d’années, favoriser la production d’énergie nucléaire, pour assurer au pays une plus grande autonomie énergétique et promouvoir la stabilité des prix.  Comme nos producteurs sont des entreprises privées, et que le nucléaire suppose de très lourds investissements, l’Etat leur a permis de fonctionner en oligopole, puis en monopole privé (lorsqu’ils ont été réunis sous Electrabel) : la rentabilité de leur investissement leur était garantie par le monopole, et par la surfacturation des clients (pour amortir les centrales de manière accélérée).  Le principe étant qu’on payerait « un peu plus cher » pendant une vingtaine d’années, pour gagner ensuite, car ces prix seraient stables et ne dépendraient plus de la situation internationale. Mais avec la dérégulation du secteur, nous avons perdu sur les deux tableaux. Les centrales sont maintenant amorties, l’électricité générée à un coût très bas, mais nous ne bénéficions ni de prix bas, ni même de prix stables, car Engie nous facture maintenant « au prix du marché » (qui est lié au prix de marché du gaz).

Et, sous prétexte de ne pas dépendre des velléités russes, on prolonge le nucléaire … aux conditions que Engie voudra bien nous accorder, et donc en restant tout aussi dépendants … mais cette fois d’une entreprise privée.  Sans compter qu’il n’est pas encore clair qui financera le démantèlement futur des centrales et la gestion des déchets ; le consommateur pourrait passer une troisième fois à la caisse, pendant qu’Engie distribue ses plantureux profits en dividendes à ses actionnaires.

Les politiques découvrent le désastre … même les libéraux

La ministre de l’énergie tente de garder la main : Tinne Van der Straeten a déjà fait savoir que personne ne devait être autorisé à s’enrichir grâce à la crise énergétique. “Nous allons tout faire pour écrémer les bénéfices excédentaires”, souligne son cabinet (Belga, 8/2/2022).

Même notre premier ministre libéral surprend : le Premier ministre dit croire “au libre marché”. Mais,  “si ce marché devient irrationnel”, …, il est “logique qu’il faille intervenir” (RTBF, 10/3/2022), au point de proposer de … réguler (!) les prix de gros de l’énergie.

Jusqu’ici ces belles déclarations ne sont que du bluff.

Un « quoi qu’il en coûte » qui vaut pour la pandémie, mais visiblement pas pour la crise énergétique

Qu’attend-on pour mesurer l’ampleur des factures de régularisation qui vont tomber dans les ménages, et que beaucoup ne pourront pas payer ?  Cela ne doit pas être si compliqué : mon fournisseur m’a déjà averti de ce que je devrai payer en septembre prochain ; il pourrait faire l’addition pour tous ses clients et communiquer ce chiffre. Attend-on que cela explose, ou bien nos « autorités » comptent-elles sur le saupoudrage (les factures de régularisation tombent ci et là, de manière dispersée, en fonction des relevés de compteur), pour contenir la révolte ?

Et pourquoi proposer un « chèque énergie » ou une baisse de la TVA, donc des mesures financées par l’impôt et dont l’impact sera de toute manière limité, alors qu’il s’agit pour une large part de surprofits injustifiés (la part des énergies fossiles dans la production d’électricité belge est de moins de 25% ; les fournisseurs de gaz achètent sur le long terme, et donc ne paient pas les prix de marché spéculatifs), qu’il suffirait de contrôler les prix et d’obliger les producteurs à vendre au prix coûtant. Les aides publiques, ce n’est que vider une poche pour en remplir une autre, puisqu’elles sont financées par nos impôts, qui doivent d’abord servir aux services publics.

Une socialisation indispensable

La conclusion est simple.  La production énergétique ne peut pas rester aux mains du privé. Qu’il y ait un rôle pour des acteurs privés, à la rigueur, mais la décision de comment sera produite l’énergie, en quelle quantité, pour quels besoins prioritaires et pour quel prix au consommateur doit revenir au public. Ces questions, fondamentales, parce qu’elle décident de la forme future de nos sociétés et de la distribution des richesses, doivent se régler par le débat démocratique et la décision politique.

Nous sommes face à un changement de système. La maison doit être reconstruite. Il faut commencer par les fondations. Si de nouveaux murs sont construits sur les sables mouvants de l’intérêt privé, ils s’écrouleront à la première tempête. La fondation c’est l’intérêt commun. L’énergie est un besoin socio-économique de base. Elle doit être contrôlée par le public.

 

Source: Le Drapeau Rouge

Photo: Commons Wikimedia (CC)

 

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