El Cerrejon : à qui profite l’exploitation du charbon colombien ? (2/4)

El Cerrejon souffle ses 30 bougies. En trente ans, cette mine du nord de la Colombie s’est imposée comme le plus gros producteur de charbon d’Amérique Latine. Et son expansion ne connaît pas de limites, El Cerrejon veut produire annuellement 40 millions de tonnes pour les vendre à des centrales électriques européennes. C’est ainsi que des villages entiers sont rayés de la carte. Les habitants n’ont pas d’autre choix que de quitter la vie rurale pour la ville.

Lire la 1ère partie du dossier  “Le géant El Cerrejon souffle ses 30 bougies”

 

Il faut moins d’une heure au taxi pour gagner la mine de charbon d’El Cerrejon depuis la ville côtière de Riohacha. Une petite route secondaire dangereuse. Les accotements ne sont pas élagués, le chauffeur rase les broussailles, zigzague entre les trous, roule plus souvent à gauche qu’à droite, on dirait qu’il connaît tous les nids de poule. Le paysage devient plus vert. Quand la route dévie vers le sud, un relief apparaît à l’horizon, une chaîne de collines où se cachaient il y a quelques années encore des guérilleros des FARC. Ce sont les collines de la Serrania de Perija, elles marquent la frontière avec le Venezuela.

C’est aussi une route de contrebandiers. Venant du Venezuela, une caravane de lourds pick-up trucks traverse la frontière, surchargés de barils de pétrole arrimés entre eux à l’aide de bandes de caoutchouc. Le pétrole est très bon marché au Venezuela ; sa vente en Colombie rapporte gros. Avant, les cartels criminels expédiaient de la cocaïne par la mer des Caraïbes, ils se sont reconvertis dans la contrebande du carburant. L’armée et la police contrôlent la circulation sur toutes les routes. Mais les contrebandiers ne sont visiblement pas inquiétés. Ils roulent comme des kamikazes, dans le noir, tous feux éteints. Régulièrement des kamikazes meurent dans un accident, et des camions de contrebande s’envolent en fumée.


Je prends une chambre à Cuestecitas. Il ne reste plus que cinq kilomètres jusqu’à la mine d’El Cerrejon. C’est la plus grande mine de charbon de Colombie et la seule dans La Guajira, le département le plus au nord du pays. Les deux autres mines de charbon significatives se situent un peu plus au sud, dans le département de Cesar. Toutes trois fonctionnent à ciel ouvert et toutes trois exportent le charbon depuis leurs propres ports sur la côte Caraïbe. Elles jouent un rôle important dans l’économie colombienne. Car la Colombie pense que l’exportation de matières premières assurera sa croissance .

La partie sud de La Guajira, où El Cerrejon exploite ses puits de mine, était jadis une région agricole peuplée de petites exploitations qui appartenaient souvent à des Wayuu, ou Afrodescendientes, des descendants d’esclaves amenés d’Afrique. La mine a complètement bouleversé la vie rurale. Les communautés locales ont dû dégager.

Cela a commencé en 1985 par la communauté afro-colombienne de Manantial, suivie en 1986 par la communauté indigena de La Mulas. El Cerrejon souffle ses 30 bougies. Depuis tout ce temps, l’entreprise a des rapports tendus avec son voisinage. Lorsqu’il y avait encore un maquis dans la Serrania de Perija et le massif montagneux de Santa Marta, les attaques des guérilleros visaient aussi El Cerrejon.

Ramon, un syndicaliste qui a travaillé au catering d’El Cerrejon, se souvient qu’il n’y a pas si longtemps, le Frente 59 avait saboté la voie ferrée à hauteur du kilomètre 14. Dix-sept wagons remplis de charbon avaient déraillé et fini dans l’accotement. [1] Le Frente 59 était l’un des groupes de guérilleros du mouvement de gauche des FARC. La guérilla a été chassée, les contrebandiers sont restés, et El Cerrejon poursuit son expansion pour ’maintenir son niveau de production’.

L’industrie minière sait bien qu’elle a mauvaise réputation. Pour parer aux critiques, elle organise des sondages sur les sentiments à l’égard de ses activités. Le sondage Brújula Minera revient pratiquement tous les ans. La dernière fois, il est apparu qu’un plus grand nombre de professionnels prévoyaient une détérioration de la conjoncture et une contraction de l’activité.

En outre, on a pu voir à quel point la méfiance persistait à l’égard de la mine. Beaucoup de sondés croyaient par exemple que les royalties – le pourcentage des ventes que les sous-traitants cèdent à l’État – aboutissaient essentiellement dans les poches de particuliers et non dans les caisses de l’État comme il se doit. Mais l’opinion publique a surtout un regard critique sur les mines en raison de leur impact sur l’environnement. [2]


El Cerrejon ne snobe pas la critique mais cherche activement à la neutraliser. La firme travaille dur à son image de ’compagnie minière responsable’, notamment en organisant les visites guidées dans la concession. Dans La Guajira, El Cerrejon fait beaucoup de publicité autour de ses actions sociales en faveur de la reconversion professionnelle ou de la production de textile artisanal. Elle essaie ainsi de s’acheter du goodwill . Cela fonctionne peut-être loin d’ici ou auprès des touristes qui visitent la mine, mais cela ne fonctionne pas dans La Guajira. La mine a trop souvent bousculé les gens.

 

 Un troupeau entier évacué par camions

 

Beaucoup de gens savent comment la communauté afro-colombienne de la commune de Barrancas, à Roche, a disparu. À la fin des années 1990, El Cerrejon a entamé les premiers contacts pour vider Roche de sa population. Les plans d’un déménagement se sont concrétisés début 2000. L’entreprise minière voulait soi-disant “éviter que les émissions de poussière des opérations minières aient une incidence négative sur les habitants de Roche”. [3]


En 2016, El Cerrejon a, selon ses propres dires, terminé la réinstallation du village de Nuevo Roche, malgré une phase finale difficile. Fin 2015, les 25 familles, à part la famille Ustate, qui entraient en ligne de compte pour un relogement avaient obtenu un nouveau logement. Tomas Ustate et sa famille n’avaient toujours pas quitté Roche. Ils ne voulaient pas se plier aux conditions qu’El Cerrejon avait convenues avec le groupe. Deux mois plus tard, le 24 février 2016, les Ustate ont été expulsés de Roche manu militari par la police anti-émeutes.

Fin 2016, dans le nouveau village Nuevo Roche, une cité-jardin où les jardinets se touchent, je discute avec Tomas Ustate et Roberto Ramirez, lui aussi originaire de Roche. Tomas Ustate a été relogé à Nuevo Roche après son expulsion. Tous deux sont agriculteurs et ils restent actifs comme porte-parole du conseil communal de Nuevo Roche. Aujourd’hui, ils n’ont plus de terrain. Tomas me fait le récit de son expulsion, il est encore aussi ému que le jour des incidents.

Que la police anti-émeute ait fait usage d’une violence excessive était une chose, mais qu’ils aient rasé sa maison et chargé et emporté tout son troupeau dans des camions, cela le bouleverse encore. Les Ustate n’étaient pas seuls ce jour-là, quelque dizaines de personnes étaient venues les soutenir. La police anti-émeute leur a tiré des balles en caoutchouc comme sur une vulgaire racaille. Un journaliste guatémaltèque a été arrêté et emmené à bord d’un véhicule d’El Cerrejon. Au poste de police, toutes ses photos ont été effacées. Quelqu’un doit avoir décidé que Tomas Ustate avait assez freiné le projet.

 

Une procédure a été introduite par le conseil communal de Roche afin de vérifier si aucun droit fondamental n’avait été violé pendant le relogement. Mais cette procédure n’avait manifestement aucune importance. Il fallait d’abord chasser Tomas Ustate de son exploitation à Roche. Des compensations lui ont été promises par la suite. Il les attend toujours. La manière dont El Cerrejon a planifié cette affaire depuis le début reste un mystère. Un relogement a été prévu pour 25 familles seulement, pas pour 225 autres. “Malgré tout”, dit Roberto Ramirez,” nous continuons à faire bloc”.

Les incidents de Roche étaient une réédition de ce qui s’était passé en 2001 avec une autre communauté afro-colombienne à Tabaco. Sept cents maisons ont été détruites parce que c’était nécessaire pour l’extension d’El Cerrejon. L’année suivante, un tribunal a ordonné la reconstruction du village et de son infrastructure.

Le jugement n’a toujours pas été exécuté à ce jour. Et la commune de Hatonuevo et l’entreprise El Cerrejon continuent de l’ignorer. Les gens de Tabaco ont été dispersés dans toute la région, la communauté a éclaté. L’un d’entre eux exploite maintenant un restaurant à Cuestecitas. “Certains d’entre nous ont agi de façon déloyale,”, dit-il. Il cite des noms, ils habitent à Maicao. D’après lui, ils ont empoché l’argent des compensations. “Mais regardez-moi”, dit l’homme, “j’ai un genou foutu, je dois être opéré mais je ne parviens pas à rassembler l’argent pour l’opération.”

 

 Si tu n’es plus que consommateur, tu t’appauvris

 

L’entreprise minière El Cerrejon prétend respecter toutes les normes internationales, notamment les guidelines de l’International Finance Corporation de la Banque mondiale .

El Cerrejon a installé un de ses postes de mesure de l’air à Las Casitas, encore un village qui doit être évacué pour la mine. La mine y assure la maintenance. Le compteur marque 36 PM10, en 24 heures le poste de mesure a aspiré 36 microgrammes de particules de poussière par mètre cube. La qualité de l’air est donc bonne, elle se situe dans la classe ’Verte’ et aucune mesure de prévention ne doit être prise.

 

 

Eider Aldemar Soto Gomez est né à Las Casitas, y a grandi et y est devenu paysan. Maintenant Las Casitas tombe en ruines. La petite école est vide, des dizaines de familles sont parties. Mais Eider refuse de s’en aller ; il voit à quel point les autres ont du mal. “Ils s’appauvrissent, ils passent de producteurs à consommateurs. C’est un changement radical”.

Mais El Cerrejon se présente quand même comme Le Progrès ? C’est un pur mensonge, dit Eider. Il connaît des familles qui veulent revenir à Las Casitas. Il en connaît d’autres qui sont retournées dans les villages déjà évacués de Chancleta et Patilla. La vie en ville, où ils doivent payer pour tout, pour l’eau, pour la lumière, pour le gaz, est trop chère pour eux. El Cerrejon veut racheter les terres d’Eider Soto, “mais ce sont eux qui en déterminent la valeur et ils les sous-évaluent. De plus, ils ne compenseront jamais la perte que je subirai les années suivantes parce que je ne pourrai plus rien produire moi-même.”

On sait bien comment El Cerrejon a chassé d’autres communautés. Notamment en coupant leurs routes d’accès, afin qu’à la longue ils se retrouvent pris au piège. “Ici, ils ont eu recours à d’autres stratégies”, dit Eider. “Au début, nous pouvions par exemple faire pâturer nos troupeaux sur leur terrain. Mais tout d’un coup ils ont dénoncé les accords. L’accès nous a été refusé. Nous n’avons même pas pu aller rechercher nos vaches”. C’est ainsi qu’El Correjon a également dispersé une communauté à Casitas.


Texte traduit du néerlandais par Geneviève Prumont

Notes:

[1Consejería Presidencial para los Derechos Humanos/USAID, Bogota, avril 2015. Voir également : Atlas del Impacto Regional del Conflicto Armado en Colombia. Volumen I. Dinámicas locales y regionales en el período 1990-2013, Consejería Presidencial para los Derechos Humanos/USAID, Bogota, avril 2015.

[2Brujula minera 2016. Radiografia del sector minero colombiano, El Colombiano, 23 avril 2016.

[3Finalizacion del reasentamiento de Roche, communiqué d’El Cerrejon, 25 février 2016.

 


Pour citer cet article :

Raf Custers, “L’expansion d’El Cerrejon n’a pas de limites”, Gresea, février 2017, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/spip.php?article1585

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