Droit numérique : les enjeux inhérents à la monétisation des renseignements personnels sur le Web

Espace dans lequel se joint l’utile à l’agréable, le Web est aussi le berceau d’une économie prospère reposant essentiellement sur la marchandisation de renseignements à caractère personnel. Pourtant cette activité commerciale n’est pas sans soulever des inquiétudes relatives au droit au respect à la vie privée de la personne. Pour rappel, ce genre d’inquiétudes ne date pas d’aujourd’hui. En effet, des craintes alarmistes quant au potentiel d’une technologie composée de «Hardware» et de «Software» à envahir la sphère privée des personnes ont été clairement exposées dans des rapports gouvernementaux dès la fin des années 60 et à l’aube des années 70 (Lazar Focsaneanu). Apparemment, le temps a fini par leur donner raison compte tenu des nombreux scandales lesquels ont secoué la toile durant les 20 dernières années. Alors comment en est-on arrivé là?

 

Le Web informationnel

 

Le terme «Web informationnel» fait souvent référence au Web lequel s’est développé dans les années 90 avant que Google n’atteigne la prééminence que nous lui reconnaissons aujourd’hui. Le Web servait alors à publier du contenu et était caractérisé par la mise en relation des informations. Les visites constituaient la norme pour mesurer le taux de trafic sur un site et faisaient également office de métrique pour la publicité sur Internet pour ce qui pourrait être appelé « The hit economy ».

À l’étape suivante, les sites Web réalisèrent que les moteurs de recherche ont le potentiel de changer la valeur d’un site. Cette nouvelle donne les a mis dans une course, à savoir lequel d’entre eux serait en mesure de drainer le plus de visiteurs vers son site et élargir par conséquent son audience. Ils aspirèrent ainsi à se voir, soit en tête de liste des résultats trouvés via les moteurs de recherche, soit sur la première page des portails de manière à recevoir des bannières de publicité ou bien des commentaires sur eux. Dans cette optique la notion de « The hit economy » s’est vu supplanter par une autre, soit « The link economy ».

La valeur d’échange d’information sur le Web a connu des mutations à la fin des années 90 notamment avec l’avènement de la nouvelle génération de moteurs de recherche. Ainsi, Google a fait passer la source de valeur déterminante des sites Web de « Pure hits » au « Hits and links ». L’algorithme lequel régule la valeur de chaque lien a établi une économie régie par des moteurs de recherche. Cette nouvelle configuration a favorisé la marchandisation des liens. D’ores et déjà, des liens peuvent être échangés, vendus ou achetés. Il faut préciser que le passage de la simple visite au lien est une première étape pour inclure la validation sociale et la valeur relationnelle au sein des algorithmes des moteurs de recherche.

 
Le Web Social

 

Les choses ont continué d’évoluer notamment avec l’apparition de la blogosphère qui a adopté une toute autre approche basée, quant à elle, sur la notion de la «participation». Cette nouvelle perception tend a priori à impliquer davantage les utilisateurs. La blogosphère a permis ainsi aux utilisateurs de placer des liens dans les commentaires de blogs. Ces remaniements ont conduit à des changements majeurs dans l’économie du lien. La dimension sociale du Web s’en est trouvée significativement amplifiée. Il devient alors possible de parler de l’émergence du Web social.

À la différence du Web informationnel lequel s’appuie sur les connexions liant les sites entre eux, le Web social repose sur l’ensemble des interconnexions et les liens de socialisation que les internautes tissent en son sein ainsi que les applications qui lui y sont greffées.

Il faut noter que le Web social a provoqué un changement de paradigmes de manière inédite. En effet, l’information qui traditionnellement se répandait de haut en bas est désormais générée à la base de la pyramide, par les utilisateurs eux-mêmes. D’après Tim O’Reilly, «The architecture of participation» ou l’«architecture de participation» redéfinit les rôles en attribuant aux utilisateurs le pouvoir de disposer d’eux même de la substance informationnelle. On parle également de la décentralisation du pouvoir voire de «déplacement de la souveraineté» selon le professeur Pierre Trudel.

Force est de constater que les sites de réseaux sociaux sont devenus un phénomène culturel contemporain qui fait florès. De surcroît, cet univers est parvenu à promouvoir le statut de l’individu; jadis excentrique et quidam à un être concentrique et notoire qui s’affirme et s’impose : je blogue, je poste et je twitte alors je suis! Émetteur et récepteur à la fois, il est rendu en son sein un transmetteur à même de faire entendre sa voix et en mesure de mobiliser ou de se voir mobiliser en communautés virtuelles partageant les mêmes soucis et revendications en vue de faire bouger, améliorer voire carrément changer le cours des choses et ce sur plus qu’un plan… Ainsi « Vox populi, vox Dei ».

 

De la socialisation à la monétisation

 

Eu regard au volume incommensurable de données à caractère personnel qui flâne et plane sur la toile, les GAFA du Web (Google, Apple, Facebook, Amazone) ont vite réalisé le potentiel et la teneur que revêt une telle manne si elle venait à être monétisée. Chose qu’ils ont réussi ingénieusement à concrétiser de sorte que de nos jours, l’économie du Web carbure à partir de l’agglomération, le recoupement, l’analyse et la marchandisation de renseignements personnels de manière sans précédent.

Les extensions sociales ou « social plugins » de Facebook comme le bouton «Like» et «Share» à caractère convivial, savamment niché d’ailleurs un peu partout sur la toile, sont censés a priori permettre aux utilisateurs d’interagir avec leurs cercles sociaux en réaction à un produit en particulier sur la toile. Toutefois, selon une enquête menée par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada (CPVP), il appert que les multitudes de clics -anodins en apparence- sur le bouton «Like», lui-même agissant comme catalyseur, procurent à Facebook une connaissance réticulaire assez pointue sur les habitudes, les préférences, les goûts et les fréquentations des internautes et de les lier éventuellement aux profils de ceux détenant déjà un compte. Une fois analysées, ces informations permettront à Facebook de faire véhiculer une panoplie de bannières publicitaires vers ces utilisateurs dont il connaît déjà les centres d’intérêts.

 

Les enjeux inhérents au Web

 

Certes, nul ne peut nier de nos jours les bienfaits des nouvelles technologies lesquelles galvanisent notre vie au quotidien; elle nous est utile, nous procure du confort et nous avons même développé à son égard une addiction qui frise dans certaines situations la démesure. Il faut rappeler que les innovations en technologie connaissent une effervescence lors des moments de crises (guerre, santé publique,..) comme elles répondent notamment aux besoins et aux mutations lesquels façonnent le monde d’aujourd’hui.

Face à cette réalité imposante et imposée, nous nous sommes vus acculés à surfer sur cette vague d’évolution ou de «progrès» afin de mener un train de vie plus facile ou de «peur de paraître désuet!» Toutefois, les retombées de certains aspects afférentes à cette évolution ne sont pas souvent perçues d’un bon œil et jugées même dans certaines circonstances comme étant négatives voire perverses. En économie, la traçabilité par exemple constitue un vecteur indispensable voire vitale pour le bon fonctionnement des entreprises de productions ou de services. Cette technologie qui coulisse en amont et en aval consiste à suivre le cheminement d’un produit dans une chaîne de production et permet notamment de l’identifier et ce pour diverses raisons (dysfonctionnement, rappel des produits de consommation,…). Alors qu’en économie dite du Web, utilisée à mauvais escient, la traçabilité semble soulever des interrogations et des inquiétudes quant au respect du droit à la vie privée de la personne.

Dans un monde dit «connecté» ou réputé l’être, il nous est quasiment impossible de ne pas laisser de traces ou de ne pas être tracé! La traçabilité en son sein, s’opère par le truchement de trois éléments : 1. Un support permettant de repérer les traces. 2. Un mécanisme pour les collecter 3. Une structure pour les analyser et les traiter1. À l’opposé de l’ancienne génération des ordinateurs personnels, le cyber ordinateur de nos jours est muni de périphériques enchâssés (modem, carte réseau,…) lesquels ne laissent rien apparaître des informations qui transitent de et vers le réseau. De surcroît, certains logiciels s’exécutent dès le démarrage de la machine et accèdent directement au réseau sans laisser de traces2. Alors que d’autres se chargent de déposer des cookies que certains auteurs qualifient de «mouchards électroniques» (Philippe PEDROT ). Face à cette réalité, l’utilisateur n’a que peu de contrôle sur ces programmes-là. De surcroît, ces caractéristiques techniques «opaques» semblent constituer un terrain fertile pour bon nombre de firmes spécialisées en cybermarketing lesquelles leur permettent d’exercer un profilage discret des internautes3.

Force est de constater que beaucoup d’internautes sont inconscients du fait que leur navigation sur le net est généralement tracée, permettant ainsi aux oligopoles du Web de dresser un profil « psychologique » à leur propos en fonction de leur habitude de navigation et pouvant compromettre par conséquent certains aspects intimes voire considérés comme gênants de leur vie4. Dans le monde réel, nos attitudes et nos actes aussi délirants soient-ils s’estompent et se dissolvent avec le temps. Par contraste, le temps n’a aucune emprise sur un monde virtuel muni d’une mémoire inépuisable et inaltérable qui dénie à la fois la notion du temps et de l’espace. Malheureusement, dans un tel espace, nos actes y restent et y laissent des traces ineffaçables. À titre d’exemple, le premier maître Timothy McVeigh, officier de marine à Hawaï a dû quitter la marine américaine lorsqu’une enquête a révélé que son profil sur AOL (America Online) contenait le mot « gay ». Ses supérieurs hiérarchiques y virent alors une violation au code de corps militaire relatif à l’orientation sexuelle ainsi formulé : « Don’t ask, don’t tell ». Bien entendu, McVeigh n’a rien dit à ses supérieurs, mais son profil sur AOL l’a presque révélé! La page du profil de l’officier fut ensuite retirée mais pour McVeigh le mal était fait5.

Par ailleurs, Alain Türk ex-président de la CNIL, dans un entretien donné dans le cadre d’un bilan de la CNIL, nous décrit les dimensions que peut prendre la traçabilité faisant ainsi référence au « double traçage », soit le traçage dans le temps et celui dans l’espace :

« En matière de biométrie par exemple, on saisit leur empreinte digitale, celle de l’iris de leurs yeux ou la forme de leur visage et l’on est en mesure de rapprocher ces éléments de l’identité de la personne. La géolocalisation –par le recours aux puces RFID ou au système GPS – donne, elle, la possibilité de repérer une personne dans l’espace, en temps réel ou différé, et de la suivre […] Dans ces différentes hypothèses, on procède à un traçage physique dans l’espace, alors que, pour un exemple léger, lorsqu’un « internaute » se voit, à l’âge mur, rappeler, sur Facebook, ses frasques d’adolescent, il s’agit, cette fois, d’une espèce de traçage mental dans le temps6. »

Aussi pour ce qui est des extensions sociales de Facebook, bien que ses pratiques de profilage semblent justifiées vis-à-vis des usagers ayant au préalable « consenti implicitement » en choisissant d’avoir un compte Facebook, elles ne le sont pas pour autant pour celles et ceux qui ont choisi de ne peut pas s’y inscrire et ne s’attendent pas par conséquent à ce que des informations considérables les concernant soient collectées à leur insu et sans leur consentement. 

Plus grave, l’affaire Cambridge Analytica nous a révélé à quel point un problème d’étanchéité peu importe sa nature en lien avec des plateformes abritant des renseignements à caractère personnel en masse peut, non seulement impacter et fragiliser la vie privée des individus mais pourrait par ricochet remettre en question l’intégrité voire la crédibilité même de tout un régime et soulever des interrogations aussi légitimes que justifiés quant à la fiabilité de mécanismes ancrés dans les sociétés occidentales et considérés jusqu’alors comme des socles infaillibles ou censés l’être pour une bonne démocratie.


Le droit un outil pondérateur

 

Sans vouloir pour autant faire basculer les esprits dans la paranoïa, il va sans dire que sur le Web tel qu’on le connait aujourd’hui, chacun devrait y trouver son compte. Cependant et à l’image du monde réel, le monde virtuel n’est pas un environnement dépourvue d’intérêts qui se croisent et susceptibles de se télescoper. Dans ce contexte, nous avons d’un côté l’intérêt à ce que les internautes puissent naviguer sur internet avec l’expectative que leurs renseignements personnels ne soient pas exploités et commercialisés à leur insu de manière arbitraire et occulte. Et puis il y a un autre intérêt aussi légitime, à savoir celui des marchands du Web qui sont tout à fait dans leur rôle et droit à vouloir en tirer profit pourvu que leurs pratiques, leurs procédés et la technologie dédiés à cette fin soient en conformité et avec l’éthique et avec les règles établies par le droit.

Pour reprendre les propos justes et mesurés du juge Douglas dans l’affaire des frères Wright, la loi s’adapte aux technologies de son époque et en s’adaptant, elle change7.

 

Notes :

  1. Marie-Angèle HERMITTE, « La traçabilité des personnes et des choses. Précaution, pouvoir et maîtrise », dans Philippe PEDROT (dir.), Traçabilité et responsabilité, Paris, ECONOMICA, 2003, p. 3 Lawrence LESSIG, Freeculture, The Penguin Press, New York, 2004, p. 3

  2. Jean-Marc DINANT, «Vie privée, cybermarketing et cryptographie », crid.be, 1999, p. 1, en ligne : http://www.crid.be/pdf/public/4221.pdf

  3. Jean-Marc DINANT, «Vie privée, cybermarketing et cryptographie », crid.be, 1999, p. 1, en ligne : http://www.crid.be/pdf/public/4221.pdf

  4. Michael KIRBY, « La protection de la vie privée et des droit de l’homme à l’ère du numérique » dans Henk A.M.J. ten Have (dir.), Les droit de l’homme dans le cyberespace, Paris, UNESCO/ECONOMIA, 2005, p. 15

  5. Michael KIRBY, « La protection de la vie privée et des droit de l’homme à l’ère du numérique » dans Henk A.M.J. ten Have (dir.), Les droit de l’homme dans le cyberespace, Paris, UNESCO/ECONOMIA, 2005, p. 14-15

  6. Alex TÜRK, La vie privée en péril. Des citoyens sous contrôle, Paris, Odile Jacob, 2011, p. 27

  7. Lawrence LESSIG, Freeculture, The Penguin Press, New York, 2004, p. 3

 

Crédit photo :  www.quotecatalog.com

Source : Investig’Action

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