Des ingénieurs agro qui « désertent »

D’années en années, de mois en mois, la situation écologique fait peur mais peu de choses bougent dans le bon sens, dans une direction de justice sociale et écologique. La jeunesse tente de se mobiliser mais difficile de sortir du cadre dans lequel nous sommes insérés, d’une écologie de marché, du greenwashing, la technocratie… Si les solutions existent elles sont difficiles à mettre en œuvre car nécessitent une volonté politique (IGA).

Lors de la remise 2022 des diplômes de l’école d’ingénieurs AgroParisTech, un groupe d’élèves, « les agros qui bifurquent », a exprimé son désaccord avec la politique de l’école, qui, selon eux, fait la part belle à l’agro-industrie. Une vidéo au titre éloquent, « Appel à déserter », circule sur Internet. Le 12 mai, AgroParisTech a publié un communiqué de presse pour préciser sa “position”.

Des élèves de l’école d’ingénieurs AgroParisTech dénoncent « une formation qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours ». Ce discours est fort, percutant. Ces élèves affirment qu’on n’a pas « besoin de toutes les agricultures », que « l’agro-industrie mène une guerre au vivant et à la paysannerie partout sur terre », que « les sciences et techniques [ne sont pas] neutres et apolitiques ».

Un discours résolument politique

Un discours radical aussi, qui s’oppose à l’innovation technologique qui ne « sauvera rien d’autre que le capitalisme », au développement durable, à la croissance verte, et même à la ” transition écologique “. Pour ces jeunes diplômés, ces expressions « sous-entendent que la société pourra devenir soutenable sans qu’on se débarrasse de l’ordre social dominant ». Ce discours est résolument politique [2].

Ils énumèrent ensuite une liste non exhaustive de « jobs » qu’ils sont censés occuper suite à cette formation. Ils les refusent. Ils refusent par exemple de « trafiquer en labo des plantes pour des multinationales qui asservissent toujours plus les agricultrices et les agriculteurs [3] », ils refusent de « développer des énergies dites ” vertes ” qui permettent d’accélérer la numérisation de la société tout en polluant et en exploitant à l’autre bout du monde », etc.

Ainsi, ce discours est un appel, pour « celles et ceux qui doutent », qui ont « accepté un boulot parce qu’ ” il faut bien une première expérience ” », qui prennent « le TGV tous les week-ends, en quête d’un bien-être jamais trouvé », qui sentent « un malaise monter sans pouvoir le nommer », qui ont « envie de faire quelque chose mais ne savent pas trop quoi »…

Bifurquer

Les élèves évoquent ensuite leur prise de conscience, en côtoyant « des gens qui luttaient », qui leur « ont fait voir l’envers des projets qu’on aurait pu mener en tant qu’ingénieur.e.s »… et « des personnes qui expérimentent d’autres modes de vies, qui se réapproprient des savoirs et savoirs-faire pour ne plus dépendre du monopole d’industries polluantes »…

Ces élèves ont donc décider de « bifurquer », de faire de l’apiculture, de l’agriculture collective et vivrière, de rejoindre les Soulèvements de la terre [4] … Ils sont « persuadés que ces façons de vivre nous rendront plus heureux, plus forts, et plus épanouis ».

Le discours se termine par de nombreuses pistes pour déserter, bifurquer. Les voies sont nombreuses, il faut juste les prendre maintenant, soulignent-ils, « avant d’être coincés par des obligations financières », avant « que nos mômes nous réclament des sous pour faire du shopping dans le métavers ».

Ce discours n’est pas un épiphénomène. À l’instar d’Extinction Rebellion [5], il est l’expression forte et sans concession de la génération Climat.

Un discours bien loin du discours officiel sur les biotechnologies développé par AgroParisTech [6].

La réponse d’AgroParisTech : diplomatique ou hypocrite ?

Le communiqué de presse d’AgroParisTech [7], publié le 12 mai 2022, s’apparente à une tentative de récupération de la critique des étudiants qui bifurquent, mais n’y répond pas.

Cette réponse est très policée, trop sans doute pour être crédible. L’école se positionne sur une neutralité qui masque mal ses prises de position idéologique. Ne pas prendre position quand les options offertes sont contradictoires est en soi problématique. ” Comme il n’y a pas aujourd’hui et qu’il n’y aura pas demain de réponse unique à tous ces défis, nous exposons nos étudiants à une multiplicité de points de vue et à la nécessaire diversité des solutions à trouver et à déployer “, est-il donc précisé. Ainsi, la direction, via son service de presse, n’est ” pas surpris(e) par la diversité des points de vue exprimés au cours d’une cérémonie qui a duré 3 heures, car ils traduisent l’ampleur des controverses engendrées par les thématiques qu’enseigne AgroParisTech “.


Au final, ajoute la direction, le discours critique des étudiants a été possible car l’école a bien rempli sa mission. C’est grâce à l’école que ces élèves peuvent la critiquer et cette critique renforce l’image d’une école ouverte. ” Cette cérémonie (…) a montré que notre établissement remplissait sa mission : aider nos étudiants à choisir le sens qu’ils souhaitent donner à leurs études et à leur parcours professionnel. L’intervention de ces 8 diplômés (…) confirme que l’enseignement d’AgroParisTech s’inscrit au cœur des enjeux et débats qui traversent notre société “.

Pourtant, le premier paragraphe de ce communiqué de presse est à l’exact opposé du discours de ces huit diplômés. L’école affirme qu’elle forme ” des ingénieurs du vivant, amenés à évoluer dans la complexité et dont le métier sera d’imaginer, de concevoir et de déployer des solutions “, qu’elle s’inscrit ” résolument dans une démarche constructive et [qu’elle considère] que les solutions se trouvent dans le progrès de la science et des technologies tout autant que dans les usages qui en sont et seront faits “. C’est exactement ce que ces élèves dénoncent. La solution ne viendra pas de la technologie, elle ne viendra pas d’ ” en haut “. Dès le début de leur intervention, les étudiants s’opposent de fait à la politique globale d’AgroParisTech en affirmant qu’ils ne voient pas « les ravages écologiques et sociaux comme des ” enjeux ” ou des ” défis ” auxquels nous devrions trouver des ” solutions ” en tant qu’ingénieur.e.s ».

[1Les agros qui bifurquent, « Appel à déserter – Remise des diplômes AgroParisTech 2022 », 10 mai 2022

[2Voir aussi : La croissance verte contre la Nature – Critique de l’écologie marchande, Hélène Tordjman, 2021, éd. La Découverte.

[3Agnès Ricroch, qui enseigne à AgroParisTech, a osé affirmer que les OGM sont naturels… dans un article publié dans la revue European scientist en mars 2020. Son argumentation est fallacieuse, mensongère et manipulatrice. On peut comprendre que les élèves se posent des questions sur le bien fondé de l’enseignement dispensé.

[7Communiqué de presse d’AgroParisTech, « Remise des diplômes 2022 : position d’AgroParisTech », 12 mai 2022

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