De l’eau dans le gaz pour Nord Stream 2 : l’Allemagne trahie, l’Allemagne vendue

Ca bataille ferme pour l’approvisionnement en gaz de l’Europe. La Russie devrait fournir le Vieux continent à travers le gazoduc Nord Stream 2. Mais Washington s’emploie à isoler Moscou au profit du gaz de schiste US. Une bonne affaire pour les Européens? Pas vraiment. Pourtant, en Allemagne comme en France, l’Oncle Sam peut toujours compter sur ses soutiens atlantistes afin de semer d’embûches le parcours du gazoduc. (IGA)


Dès que la campagne antirusse à cause de l’incident de la mer d’Azov  s’est calmée, la polémique contre le gazoduc Nord Stream 2 traversant la mer Baltique a repris. L’ambassadeur des USA  en Allemagne, Richard Grenell, qui s’était déjà fait remarquer à plusieurs reprises par des déclarations présomptueuses[1], a ouvertement menacé en janvier 2019 les entreprises impliquées dans sa construction[2] de sanctions.-Albrecht Müller

A l’occasion de l’incident de la mer d’Azov, Grenell avait dit, à propos du projet de gazoduc :

    « Je pense que cela devrait rappeler au gouvernement allemand que l’agression croissante de la Russie a une dynamique qui ne devrait pas être récompensée par l’achat de gaz supplémentaire… Il est temps pour l’Allemagne de cesser son soutien au Nord Stream 2 et de le reconnaître pour ce qu’il est : une tentative impudente du gouvernement russe de renforcer l’étau dans lequel il tient l’approvisionnement énergétique de nos alliés et partenaires européens tout en poursuivant sa campagne pour saper la souveraineté de l’Ukraine et son intégrité territoriale »[3].

L’ancien chancelier fédéral Gerhard Schröder s’était déjà prononcé sur les hostilités en provenance des USA et s’était prononcé en faveur d’une ” démarcation dure “. Dans une interview avec Welt am Sonntag, il avait dit :

    « Je ne suis certainement pas un anti-américain. Mais l’essentiel de mes efforts en matière de politique étrangère était de me battre pour obtenir et maintenir une indépendance relative par rapport aux USA… Parce qu’un pays souverain ne doit pas permettre aux USA de nous dire avec quels pays nous pouvons commercer. C’est inacceptable… Iran, Chine, Russie : si cela continue, nous n’aurons bientôt plus de relations économiques avec personne. C’est inacceptable pour un pays dépendant des exportations comme l’Allemagne. Il faut le dire aux Américains, avec tout le respect et l’amitié qui leur sont dus » [4].

En ce qui concerne le différend sur le gazoduc, il a dit :

    « Ils ne le font pas par amour pour l’Ukraine, mais parce qu’ils veulent eux-mêmes fournir du gaz à l’Allemagne – du gaz liquide, qui est de qualité inférieure mais plus cher que du gaz de gazoduc »[5].

Le politicien vert et ancien ministre de l’Environnement Jürgen Trittin a également défendu la construction du gazoduc de la mer Baltique. Dans un entretien avec le Spiegel [6], on lui a demandé dans quelle mesure l’approvisionnement énergétique de Russie était sûr, si la construction du Nord Stream 2 ne nuirait pas aux intérêts sécuritaires de l’Occident et si un boycott énergétique de l’Europe “ne frapperait pas durement le système de domination russe “.

Trittin a répondu :

    « L’argument de base selon lequel on deviendrait dépendant des Russes est faux. Un gazoduc conduit à une dépendance mutuelle… L’ensemble du système économique et politique de la Russie est basé sur l’exportation de matières premières fossiles. Selon les estimations, jusqu’à deux tiers du budget de l’État sont financés ainsi. L’idée que le Russe ferme le robinet du gaz juste pour le plaisir est donc absurde : le Kremlin se nuirait délibérément. Même l’Union soviétique ne l’a pas fait pendant la guerre froide. »

Trittin a commenté les menaces de l’ambassadeur US :

    « Grenell agit comme un VRP pour le gaz US. »

 

Ici, il y a en effet plusieurs intérêts et désirs. La Pologne a déjà exigé le gazoduc pour elle-même et a appelé à des sanctions contre toute nouvelle construction;[7] l’Ukraine craint une réduction considérable du volume de gaz transitant par chez elle et donc une perte des redevances de transit (environ deux milliards d’euros par an) ; l’Allemagne veut sécuriser son approvisionnement énergétique ; les USA veulent vendre à tout prix  leur gaz de schiste à l’Europe, avec le soutien significatif de la Commission européenne qui préconise la construction d’installations portuaires  pour décharger les méthaniers.[8] Quoiqu’il en soit, Angela Merkel a admis “qu’il s’agit pour l’instant d’un projet économique”[9] et le ministre des Affaires étrangères Heiko Maas a fait une remarque surprenante, apparemment sur la base des plaintes des milieux industriels allemands : « Les questions de politique énergétique européenne doivent être réglées en Europe et non aux USA »[10].

Donc, d’un côté, il s’agit d’intérêts économiques. D’autre part, on polémique – comme on le sait – contre la Russie et on met l’accent sur l’aspect sécuritaire – tant du point de vue militaire que de la politique énergétique. Toutes ces objections sont de nature égoïste et stratégique. Le fait que l’approvisionnement en gaz en provenance de Russie se soit déroulé sans heurts jusqu’à présent, alors que l’Ukraine a causé plusieurs fois des problèmes, et que le gaz US fracturé devrait être rejeté pour plusieurs raisons, est à peine discuté.

Se souvenant de son slogan électoral “L’Amérique d’abord”, le président Donald Trump a réprimandé l’Allemagne au sommet de l’OTAN à la mi-2018 : « Je dois dire qu’il est très triste que l’Allemagne s’engage dans un énorme accord pétrolier et gazier avec la Russie alors qu’elle [l’OTAN] veut la protéger de la Russie et que l’Allemagne fonce et paie des millions de dollars par an à la Russie… l’Allemagne est une prisonnière de la Russie » (11)

 

Il est devenu évident qu’il est difficile de faire valoir ses propres intérêts essentiels contre les intérêts des USA lorsque la France s’est soudainement retournée contre l’Allemagne et a exigé la révision de la directive européenne sur le gaz, ce qui aurait empêché la construction du gazoduc de la mer Baltique. Comme convenu, Norbert Röttgen, président de la commission des Affaires étrangères du Bundestag allemand et membre de la direction d’Atlantik-Brücke [Pont Atlantique, organisation créée en 1952 pour renforcer les liens USA-Allemagne, NdT], a soutenu les efforts de la France. Dans une interview accordée au célèbre baron von Marschall, bien connu de nos services, pour le Berliner Tagesspiegel, connu pour ses accès de russophobie , Röttgen a estimé « qu’il était juste de placer le bien de l’unité et la capacité d’action européennes avant la solidarité avec l’Allemagne » [12]. L’eurodéputé vert Reinhard Bütikofer[13], membre de l’Institut Aspen, est venu à sa rescousse, exemple scandaleux d’une politique d’intérêts au service des USA contre l’Allemagne.

Le rédacteur en chef de NachDenkSeiten, Albrecht Müller, a prédit :

    « À mon avis, l’influence des USA et des Etats d’Europe de l’Est sera en fin de compte si grande que le projet va échouer. Ceci est également confirmé par la déclaration de Röttgen…. Il faut toujours garder à l’esprit lors de l’évaluation de tels processus que l’Europe est truffée d’agents influents des USA, de l’industrie de l’armement et du secteur financier. Röttgen appartient à ce cercle. Cela inclut également des parties essentielles des gouvernements d’Europe de l’Est, c’est-à-dire ceux de Pologne et des pays baltes. Cela inclut également Juncker et une grande partie de la Commission européenne. Il n’y a pas d’autre explication au fait que la Commission européenne soutient l’initiative visant à modifier la directive Gaz » [14].

Peu avant l’heure H, après des négociations avec la France lors d’une réunion des États membres de l’UE le 8 février, un compromis a été trouvé : le pays de l’UE dans lequel un gazoduc d’un pays tiers atteint pour la première fois le réseau européen devrait en être responsable, en l’occurrence l’Allemagne. Nord Stream 2 peut donc continuer à être construit pour le moment. Mais les USA et leurs lobbyistes continuent d’intriguer. La Süddeutsche Zeitung a écrit : « La dispute n’est pas close pour autant »,, le Parlement européen devant encore traiter la décision. La société d’exploitation Nord Stream a annoncé qu’elle ne voulait pas « spéculer sur les effets possibles de réglementations qui sont encore en cours de négociation par les législateurs européens » [15].  On peut supposer que les USA vont essayer d’influencer ce processus et qu’ils iront très loin. La Süddeutsche Zeitung a rapporté que la veille du vote, plusieurs Etats de l’UE avaient reçu des “appels des USA” à ne pas accepter la proposition franco-allemande [16].

Donald Trump poursuit rigoureusement sa politique “America First !”, et dans la mesure où cela convient au “gouvernement parallèle”, il a des larbins sur lesquels compter en Allemagne et en Europe occidentale. Quelle que soit l’issue de la bagarre au sujet de Nord Stream 2, une chose est sûre  : l’Allemagne est trahie et vendue.

 

SOURCE: Tlaxcala

Notes

[1] Voir : Breitbart, Trump’s righthand man in Europe Rick Grenell wants to „empower“ European conservatives, 3/6/2018

[«2] Moritz Koch, Torsten Riecke und Klaus Stratmann, USA attackieren Spezialfirmen von Nord Stream 2 – Bundesregierung ist alarmiert, Handelsblatt, 6.1.2019

[«3] RT Deutsch, Wegen Zusammenarbeit an Nord Stream 2: US-Botschafter Grenell droht deutschen Unternehmen, 21.12.2018

[«4] Gerhard Schröder, cité par Die Welt, Gerhard Schröder fordert harte Abgrenzung gegenüber den USA, 22.12.2018

[«5] Gerhard Schröder, id.

[«6] Benjamin Bidder, Die Amerikaner wollen Russland wirtschaftlich totrüsten, Spiegel Online, 25.12.2018

[«7] Sputniknews, Polen will US-Sanktionen gegen Gaspipelineprojekt Nord Stream 2, 29.1.2018

[«8] Matthias Krupa und Michael Thumann, Rohrkrepierer, Zeit Online, 3.10.2018

[«9] Angela Merkel, citée par Matthias Krupa und Michael Thumann, id.

[«10] Business Insider Deutschland/reuters, Außenminister Heiko Maas und Industrie kritisieren US-Wiederstand gegen Nord Stream 2, 11.1.2019

[«11] Stefan Schneider, Deshalb regt sich Trump über die Pipeline Nord Stream 2 auf, Handelsblatt, 11.7.2018

[«12] Norbert Röttgen, cité par Christoph von Marschall, CDU-Außenexperte Röttgen stellt sich gegen Merkel, Der Tagesspiegel, 7.2.2019

[«13] Bütikofer est entre autres membre du think tank US Aspen Institute Berlin, de l‘Advisory Board de l‘ AJC Ramer Center Berlin et de la Délégation pour les relations avec les USA. Il a des bureaux à Bruxelles, Strasbourg, Berlin et Schwerin.

[«14] Voir: Gaspipeline Nord Stream 2, Anmerkung von Albrecht Müller, NachDenkSeiten, 8.2.2019

[«15] Daniel Brössler und Alexander Mühlauer, Frankreich traf Deutschland an einem wunden Punkt, Süddeutsche Zeitung, 8.2.2019

[«16] Ibid.

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.