Contre le conflit des civilisations

Georges Corm, historien et économiste né au Liban, est l’un des plus importants spécialistes du Moyen Orient; il enseigne dans des universités situées de part et d’autre de la Méditerranée, au Liban, en France, en Espagne et en Italie. Dans un ouvrage intitulé La Nouvelle question d’Orient (La découverte, 2007) il a notamment analysé et dénoncé la volonté hégémonique de l’Alliance Atlantique en Afrique du Nord et au Moyen Orient, qui se manifeste par des interventions de divers types (militaires, économiques, politiques, etc…). Georges Corm étudie “cette contemporanéité en mettant en relief la comparaison entre l’ingérence actuelle des nations européennes dans les pays de la zone MENA (Moyen Orient et Afrique du Nord) et la présence coloniale qui – affirme ce connaisseur – était pressée d’imposer un pouvoir sur ces territoires. Le développement du terrorisme est interprété comme le résultat de cette “dérèglementation de la raison”.

 

      Nombreux sont les ouvrages de Georges Corm  : Histoire du Moyen Orient de l’antiquité à nos jours, Le nouveau gouvernement du monde -Idéologies, structures, contre pouvoirs, Le monde arabe en conflit, Le Proche Orient du drame libanais à l’invasion du Koweït, pour n’en citer que quelques-uns. Le texte sans doute le plus intéressant, car lié à aux identités confessionnelles qui sont sources de violence dans le système international contemporain, est celui qui est intitulé Pour une lecture profane des conflits: sur “le retour du religieux” dans les conflits contemporains du Moyen Orient.

 

“Retour du” et “Recours au” religieux

 

  “Contre le conflit des civilisations” est un excellent livre qui permet de comprendre le présent dans la mesure où il déconstruit les fictions sur lesquelles a été construite l’image du Moyen Orient. Ces types de récits constituent en effet, en quelque sorte, des archives, comme dirait l’historienne Ann Laura Stoler, faites d’images, de représentations, de pratiques de domination et de clichés en continuelle construction, qui sont le résultat, entre autres, de discours hérités du colonialisme. Elles donnent naissance à des lieux communs et à un lexique qui divise le monde en factions, par la lecture des conflits à partir du regard européen, par la catégorisation des corps et des, lieux, par la  simplification de la complexité des conflits sur la base d’un schéma binaire, ainsi que par la focalisation sur les visages de l’ennemi.

      Cette “nouvelle épistémologie de l’ordre international”, comme la définit Marina Calculli, engendre “le retour du religieux”. C’est autour d’une telle notion que Georges Corm développe son analyse. Un “retour” qui cache le recours au religieux – commente Mme Calculli. L’intention de Georges Corm était en effet de faire comprendre combien il y a, derrière l’accélération des chocs, une projection instrumentale issue de plusieurs écoles pour faire glisser les responsabilités politiques sur le plan de la transcendance.

Qu’il suffise de citer à titre d’exemple, la “guerre à la terreur” déclarée par George W. Bush, qui prétendait qu’elle lui avait” été inspirée par Dieu en songe”, ou encore l’urgence avec laquelle, dans le monde arabe, l’individu est conduit à s’identifier comme sunnite ou chiite. Dans ce dernier cas, en décryptant les discours, on ne remonte pas au conflit du 7e siècle pour s’approprier l’héritage de Mahomet, mais plutôt à la concurrence stratégique entre l’Iran et les monarchies du Golfe.

Mme Calculli fait remarquer à juste titre que “ce n’est pas par hasard que ce discours ne s’est matérialisé que lorsque les Etats Unis ont imposé et préservé un ordre géopolitique extérieur pour contenir la puissance iranienne et favoriser les monarchies du Golfe, et que ce discours n’a été remis à la mode qu’après 2003 et la chute de Saddam Hussein”.

 

     Laïcité, citoyenneté, politiques de la mémoire, entre Europe et “Proche Orient”

 

 

     L’autre axe, autour duquel s’articule l’ouvrage “Contre le Conflit de civilisation” est la “communautarisation du monde”, c’est à dire le phénomène qui fait que à des millions d’individus, partout sur la planète, se sentent d’abord membres d’une communauté religieuse ou ethnique avant d’être et citoyens et partie d’une nation. “Mon objectif”, explique l’auteur, “est d’illustrer comment ont été forgés les fanatismes que j’appelle “de civilisation”, qui ont remplacé les fanatismes de l’ère des idéologies laïques nationalistes, capitalistes, libérales ou marxistes”.

En parcourant le chemin qui conduit à un tel objectif Corm procède à une analyse historique ponctuelle destinée à étudier les polarisations dichotomiques fonctionnelles dans les guerres et les manipulations de la mémoire: en partant des racines culturelles de l’Europe jusqu’aux “trous de mémoire” au Moyen Orient.

     La troisième partie du volume est consacrée au concept de laïcité. L’auteur part du constat que c’est la révolution française et la philosophie libérale anglaise, en particulier les textes de Locke et Hume, qui ont fait connaître le concept de citoyenneté. C’est précisément sur un tel constat, après la déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789), qu’aurait dû être fondée l’idée d’une société constituée d’un corps politique sans distinction de race, de religion, de sexe ou d’appartenance ethnique et familiale.

    Selon Georges Corm, on assiste, aujourd’hui, “à l’érosion du langage et des concepts sur lesquels la notion moderne de citoyenneté est fondée” avec la marchandisation des identités, qui est la conséquence de politiques de la mémoire développées par des groupes humains déracinés et fragilisés. En fait partant du concept weberien de “désenchantement”, on peut démontrer une certaine symétrie entre la recherche d’authenticité – et ajouterai-je de pureté – en Europe et les conséquences néfastes d’un multiculturalisme qui n’a au bout du compte engendré que poches de pauvreté, marginalisation et rage sociale dans les villes du vieux continent, en favorisant un tel processus autour des groupes islamistes.

     A partir de là, l’auteur s’interroge sur le corps de la société européenne, en procédant à l’autopsie du modèle multiculturaliste, en scindant les différents éléments de ce qui est public et de ce qui relève du privé: le rapport moi-nous, la triade peuple-nation-civilisation, le binôme religion-culture, le rapport ethnie-communauté-religion. La citoyenneté a été utilisée en grande partie comme instrument capable de redessiner les hiérarchies du pouvoir au sein du monde européen, en remettant dans les mains de quelques-uns les rênes de l’économie, de l’Etat et de la nation. L’alternative est représentée par un système qui soit certes garant des libertés individuelles, mais qui “assure en même temps une juste répartition des produits de la croissance économique et du progrès technique pour toutes les couches de la population et toutes les régions du pays”.

      Changement de perspective: Georges Corm se tourne plus particulièrement vers le Moyen Orient. La notion moderne de liberté n’avait en effet touché que le monde européen  après la révolution française. Le tournant fut en particulier la campagne de Napoléon Bonaparte en Egypte. Quelques exemples sont cités dans le livre: l’attention portée par Mohamed Ali à la culture française et sa tentative de transformer l’Egypte au début du XIX° siècle; les révoltes paysannes de 1821,1840, 1858-1859 en Egypte, au Liban, en Syrie et dans d’autres provinces de l’Empire ottoman, qui se conclurent par la suppression du statut de dhimmi (qui réglementait la condition des non musulmans) et par l’application des principes de la citoyenneté.

     La période coloniale, qui débuta précisément avec l’arrivée de Napoléon en Egypte, balaya ce type de tendance politique, car pour contrôler les corps et les territoires, on décréta la non applicabilité du droit européen dans les territoires d’Outre-mer. Les nations européenne se mirent à réclamer la fin du statu quo  – pensons aux écrits de Condorcet et de Montesquieu – pour imposer, verbalement d’abord, puis par le recours aux armes, leur domination directe sur ces parties du monde. Le slogan de Jules Ferry “la laïcité n’est pas un produit d’exportation” avait pris force de loi. Une fois dépassé le processus de décolonisation, qui tentait de remettre en discussion la possibilité qu’un Etat-nation puisse exister en dehors du modèle culturel européen, les années 70 du 20e siècle donnèrent le signal de la réislamisation des sociétés arabes et musulmanes d’Asie.

      Dans cet intéressant crescendo historique, Georges Corm permet au lecteur de comprendre comment la Charte des droits ne fut jamais utilisée de manière univoque et compréhensible par tous. On tenta même, sur la base des objectifs et des finalités européennes, de manipuler l’idée de liberté – en introduisant, par exemple, d’abord le concept de “mission civilisatrice”, puis en inventant le “Tiers Monde” et les relations à entretenir en termes de politiques internationales, ainsi que les rapports individuels et collectifs liés à la race, au sexe, à la couleur, à l’ethnie.

      Après avoir délimité entièrement le champ de bataille, en présentant les évidences historiques, Corm conclut: “La manipulation sélective des droits de l’homme dans l’ordre géopolitique, le silence sur des scandales bien particuliers, les réponses extrêmement violentes sur d’autres, sont des armes excellentes que l’Occident offre à tous les régimes autoritaires pour dénoncer combien sont éphémères les valeurs de la liberté et de la démocratie et pour préserver l’autoritarisme de leurs régimes.”.

 

      Vers la troisième guerre mondiale?

 

     Ses conclusions s’enchaînent sur les réflexions qu’il a développées tout au long de ses dix chapitres en plus de deux cents pages. “Vers la troisième guerre mondiale ?” est en effet la question qui sert de titre au dernier chapitre du livre, sans doute le plus intense. Le XXI° siècle – explique Corm – est marqué par le retour à la politique des blocs antagonistes, même si ce scenario semble un peu plus compliqué que celui de la guerre froide. Or le monde méditerranéen se trouve à la frontière de ce conflit car il “est souvent perçu comme étant la ligne de fracture entre le monde chrétien et le monde musulman”.

Il existe ainsi une Méditerranée chrétienne qui s’étend jusqu’aux Etats Unis d’Amérique et plus largement jusqu’au monde atlantique, mais en même temps, l’existence d’un monde méditerranéen musulman en continuité avec l’Asie Mineure et Centrale, ainsi qu’avec la péninsule indienne, est tout aussi évidente.

Il existe deux extrémités de ce monde méditerranéen: d’un côté Israël, “un espace quasi sacré de la conscience occidentale”, et de l’autre de nombreuses communautés musulmanes et arabes en Europe et aux Etats Unis. Toutes sont perçues comme une source de “péril” dans leurs contextes européens respectifs.

      Après avoir pris en considération les cinq causes de conflits qui existent entre les deux zones (terrorisme, politique extérieure des Etas-Unis d’Amérique et de l’Union européenne, politique de la zone MENA, Israël/Palestine, Iran), Georges Corm passe en revue les outils susceptibles d’empêcher les développements négatifs des dynamiques qu’il a décrites en détail dans les pages précédentes.

Une fois mises en lumière les solidarités existantes au sein de chacun des blocs “de civilisation” – d’un côté celles qui sont prêchées par le monde euro-atlantique et de l’autre celles des courants islamistes qui se revendiquent d’une solidarité panislamiste, pour certains incarnée par la reconstruction du califat – il importe de développer une réflexion critique capable de contrebalancer ces rhétoriques.

“Il ne s’agit pas”, avertit l’auteur, “de conforter le discours redondant du “dialogue” entre les civilisations pour faire contrepoids à la dynamique de la “guerre des civilisations”. Ni l’ethnie, ni la religion, ni la civilisation ne sont en elles-mêmes responsables des guerres”.

Pour arriver à un dialogue utile, il est nécessaire avant tout “de reconnaître que la guerre, au delà des oripeaux idéologiques et anthropologiques dont on l’affuble en guise de légitimation, est toujours le résultat de l’ambition des hommes et de facteurs objectifs de nature économique, démographique, géographique et politique”. Mais surtout, elle est le résultat d’une atteinte – qui continue depuis plusieurs siècles – aux règles de bonne conduite internationale instituées entre les nations.

“Dialoguer sur les religions et les civilisations, plutôt que sur les réels motifs des conflits qui se multiplient depuis la fin de la guerre froide, contribue à enflammer les imaginations et les fantasmes, au lieu de les neutraliser”. Si ces derniers avertissements restaient lettre morte, il pourrait bien en résulter une nouvelle guerre totale.

 

Traduit de l’italien par Jean Fantini pour Investig’Action

Source : Lavoro culturale

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