Congo – Rwanda : l’exigence de justice

Le roi Philippe est en visite au Congo où il devrait évoquer le passé colonial. Un passé qui reste largement ignoré des populations belge et française et qui a toujours des répercussions énormes aujourd’hui. Comment rendre justice dans pareille situation? (IGA)


Qu’il est lourd, le poids de la mémoire des crimes passés et de massacres toujours en cours. Qu’il est pesant le silence de la « communauté internationale » et particulièrement des anciennes puissances coloniales comme la Belgique mais aussi la France face à l’exigence tellement fondamentale de justice. Qu’elle est affligeante l’impuissance des Nations Unies, pourtant le seul espoir que nous ayons de faire s’établir la paix plutôt que la guerre.

Alors que la tension monte encore ces derniers mois dans l’est du Congo, et qu’un voyage royal belge est programmé ces jours-ci à Kinshasa, les populations belge et française sont majoritairement ignorantes des responsabilités énormes de nos deux pays dans le drame qui a fait des millions de morts, dans le génocide des Tutsi au Rwanda, dans les multiples raids ultraviolents de milices et terroristes divers dans l’est du Congo.

L’actualité c’est la reprise des hostilités entre le mouvement rebelle M23 (des militaires Tutsi d’origine congolaise liés au Rwanda et jusqu’à présent basés en Ouganda) contre les forces militaires congolaises dans un Kivu en état de guerre depuis un an.  La journaliste Colette Braeckman, grande spécialiste du Congo et du Rwanda, explique qu’une ‘ « feuille de route » datant de 2019 prévoyait le rapatriement au Congo de ces rebelles se prévalant de leurs origines congolaises, leur intégration au sein de l’armée, la suspension des mandats d’arrêt, la libération des prisonniers. Ces engagements synonymes d’impunité ne furent pas tenus en raison de la forte hostilité de l’opinion congolaise. Cette dernière estime que, depuis vingt ans, c’est-à-dire depuis la conclusion des accords de paix qui permirent la réunification du pays, l’armée nationale est infiltrée par des soldats et surtout des officiers qui demeurent liés à Kigali. » « La plupart des Congolais estiment que cette « cinquième colonne » serait chargée de protéger le Rwanda des incursions des rebelles hutus des FDLR, (Forces démocratiques pour la libération du Rwanda) partisans de l’ancien régime et toujours qualifiés de génocidaires. »

« Le cri muet des collines »

Pour bien décrypter trente années de crimes et de douleur, des millions de morts principalement des civils et des dizaines de milliers de femmes atrocement torturées par des combattants de toutes origines, y compris de l’armée congolaise elle-même, voici un livre indispensable. « Le cri muet des collines » est écrit par Colette Braeckman, Reed Brody, membre de la Commission internationale de juristes, Pierre Hazan, conseiller senior au centre pour le dialogue humanitaire, Philippe Lardinois, avocat au Barreau de Bruxelles et qui a participé à quatre procès d’assises concernant le génocide des Tutsi au Rwanda et Marc Schmitz, ancien chargé des éditions du GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix).

Ce livre est paru dans la foulée de la diffusion du film de Thierry Michel, « L’Empire du silence », qui a remué les consciences et alerté sur le prix immense payé par les populations civiles à cause de l’incurie politique internationale. Pierre Galand nous l’avait commenté sur entreleslignes.be. Ce livre nous permet de retracer comment l’opération Turquoise, menée par la France qui a exfiltré et protégé des milliers de combattants génocidaires hutus à la frontière entre le Congo et le Rwanda, est à l’origine des exactions multiples et sanglantes dont sont victimes des villageois congolais. Il met en évidence le vol et l’exploitation criminelle des ressources énormes de l’est du Congo par ces rebelles qui ne reculent devant rien pour terroriser et contraindre à l’esclavage les femmes et enfants congolais.

Les auteurs analysent les efforts infructueux des équipes d’enquêteurs des Nations Unies chargés d’établir la véracité des massacres commis par les Rwandais hutus mais aussi les opérations de revanche menées par les soldats du président rwandais Kagame en territoire congolais. L’impossibilité d’enquêter sur le terrain, à cause du blocage des autorités congolaises de l’époque, est enfin clairement expliquée. La France ne voulait pas que la vérité sur son implication militaire soit mise en évidence, les Etats-Unis voulaient à tout prix exploiter tranquillement les immenses ressources minières du Congo ce que des procès devant la justice internationale auraient retardé. Les pressions internationales ont conduit, sous couvert de fin des hostilités et de « réconciliation » à l’intégration dans l’armée congolaise de rebelles sanguinaires qui n’ont jamais été jugés et vivent toujours, en toute impunité, sous le regard des millions de victimes rescapées des massacres.

« Dans l’est du Congo, la guerre tourne en boucle », tel est le sous-titre de ce livre important pour nous tous, au moment où l’histoire coloniale est questionnée et où le désengagement de la Belgique dans la recherche de la paix est devenu la politique de nos gouvernements récents.

Les commissions vérité et réconciliation

L’autre intérêt de ce livre est que Reed Brody, Pierre Hazan et Marc Schmitz nous expliquent ce qu’est la « justice transitionnelle », à savoir les alternatives à la justice rendue sur le mode occidental de tribunaux institués où siègent des magistrats bien formés et payés pour être indépendants. Toutes conditions impossibles au Congo où le déficit en magistrats est criant, leur formation très lacunaire, pas de tribunaux et pas de moyens d’enquête… L’Afrique nous offre un éventail passionnant de « commissions vérité et réconciliation » (CVR) dont Pierre Hazan nous détaille les modes de fonctionnement, les réussites et les échecs. Elles ne servent pas à dépolitiser le débat sociétal, « les CVR sont au contraire l’enjeu d’une redéfinition mémorielle et identitaire du pays que se disputent les forces politiques. La réécriture du passé engage nécessairement le choix de société pour le présent et l’avenir. C’est ce qui explique que les Commissions vérité et réconciliation sont toujours des lieux de contestation. C’est ce qui fait aussi leur force, lorsque les conditions sont réunies pour que les CVR contribuent à écrire un récit inclusif de violations des droits de l’homme et participent aussi par un processus de délibération publique à la construction d’un nouveau contrat social. »

En résumé, les CVR ne sont efficaces que lorsqu’elles « sont intégrées à un profond processus de transformation démocratique de la société. », souligne Pierre Hazan.

En cela, cette « justice transitionnelle » ne peut que nous aider à réfléchir sur nos concepts de justice, de système judiciaire, d’exigence de justice de la part des victimes face à des criminels impunis.

Ce livre nous appelle aussi à réfléchir à la capacité des Nations Unies de faire respecter la paix dans le monde. Or, nos dirigeants politiques foncent tous aveuglément dans une logique de guerre dont on a vu les désastres depuis les deux guerres mondiales, la guerre du Vietnam, celle de Corée, d’Afghanistan, d’Irak, de Syrie, du Yémen, de Libye, d’ex-Yougoslavie et maintenant en Ukraine…

Mieux informés, les citoyens accepteraient-ils cette logique guerrière ? Il faudrait peut-être commencer par leur demander où va leur préférence.  

 

Source: Entre les lignes

Photo: greatphotojournalism.com

 

« Le cri muet des collines ». Colette Braeckman, Reed Brody, Pierre Hazan. Ed. Couleur livres. Avril 2022.

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