Comment les sous-marins nucléaires pourraient torpiller le front anti-Chine

La France et l’Allemagne ne peuvent ignorer que s’agissant de l’Indo-Pacifique, Washington est prêt à dépenser plus de capital politique et à investir davantage dans ses liens de sécurité et de défense avec le Royaume-Uni et l’Australie avant de se tourner vers les puissances européennes.

 

Déjà pour l’Afghanistan, le président Biden n’avait même pas consulté les alliés européens en annonçant en avril le retrait des troupes. À présent, l’annonce de l’AUKUS ne peut que renforcer le point de vue français selon lequel l’UE a besoin de la capacité de défendre ses intérêts dans la région indopacifique. 

De même, l’AUKUS souligne que la position des États-Unis envers l’Australie au sein du QUAD[1] est très différente de celle qu’ils adoptent envers le Japon et l’Inde.

D’ailleurs, le haut fonctionnaire de Washington qui a briefé les médias sur l’accord avec l’Australie le 15 septembre était très clair lorsqu’on lui a demandé s’il était possible que les États-Unis étendent cette coopération à d’autres pays. Il a répondu :

“Je tiens à le souligner : nous considérons qu’il s’agit d’un engagement très rare entre l’Australie, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Nous ne l’avons fait qu’une seule fois auparavant… C’était il y a presque 70 ans avec la Grande-Bretagne… Cette technologie est extrêmement sensible.  C’est, franchement, une exception dans notre politique à bien des égards.  Je ne pense pas que cela sera entrepris dans d’autres circonstances à l’avenir.  Nous considérons cela comme un cas unique.”

Bien entendu, ni le Japon ni l’Inde ne revêtent une importance géopolitique aussi impérieuse pour Washington que l’Australie, qui est le pivot de la stratégie indopacifique des États-Unis – avec l’océan Indien à l’ouest et l’océan Pacifique à l’est. C’est pourquoi Washington équipe l’Australie d’une flotte de sous-marins à propulsion nucléaire dernier cri pour patrouiller dans l’océan Indien comme dans l’océan Pacifique.

Bien que Washington et Delhi puissent avoir des intérêts communs, ils ont également des divergences significatives. L’Inde ne penchera pas complètement du côté US comme l’Australie le fait. Washington et New Delhi ont des besoins politiques différents à moyen et long terme. L’Inde aura aussi ses propres ambitions.

L’AUKUS sera certainement étudié avec attention à Tokyo et à Delhi, et il influencera leurs choix stratégiques. Beaucoup de choses restent encore dans l’ombre au sujet de ce “partenariat de sécurité trilatéral renforcé” entre trois “démocraties maritimes”. Y aura-t-il un traité directeur ?  

Il ne fait aucun doute que les États-Unis chercheront à construire une base plus solide et plus large pour leur stratégie indopacifique, l’AUKUS et le QUAD se complétant mutuellement. Toutefois, dans le cadre du QUAD, l’Australie se distingue désormais comme étant “plus égale” que le Japon et l’Inde au regard de la bonne volonté US de partager des technologies super sensibles.  Le Japon et l’Inde vont devoir digérer ce “coup psychologique”.

Le ministre des Affaires étrangères, S. Jaishankar, a téléphoné à son homologue français. Jaishankar a ensuite tweeté : “J’ai discuté des récents développements dans la région indopacifique et en Afghanistan avec mon ami le ministre des Affaires étrangères @JY_LeDrian, et j’attends avec impatience notre rencontre à New York.”

Il semblerait que la dimension industrielle britannique dans le projet de sous-marin ait déterminé le partenariat AUKUS. Curieusement, Dominic Rabb a été sommairement écarté du Foreign Office pour être nommé ministre de la Justice: lors du G7, il avait émis des réserves sur cet AUKUS qui ne manquerait pas de contrarier la Chine et la France.

Le Premier ministre Boris Johnson, dans ses déclarations du 15 septembre concernant l’AUKUS, a souligné à deux reprises, à l’intention de l’opinion nationale, que des intérêts commerciaux étaient impliqués. Comme il l’a dit, “les autres opportunités offertes par l’AUKUS [seront] la création de centaines d’emplois hautement qualifiés à travers le Royaume-Uni, y compris en Écosse, dans le nord de l’Angleterre et dans les Midlands, ce qui permettra au gouvernement de poursuivre son objectif de nivellement par le haut dans tout le pays”.

“Nous aurons une nouvelle opportunité de renforcer la place de la Grande-Bretagne à la pointe de la science et de la technologie, en renforçant notre expertise nationale… Maintenant, le Royaume-Uni va se lancer dans ce projet aux côtés de nos alliés, rendant le monde plus sûr et générant des emplois à travers notre Royaume-Uni.” 

Le Royaume-Uni ayant besoin de l’approbation de Washington pour transférer des éléments de la technologie du système à propulsion nucléaire, cela explique aussi pourquoi les discussions ont débouché sur une alliance tripartite.

Toutefois, la capacité de l’Australie à exploiter ces moyens de défense extrêmement coûteux et puissants sera toujours soumise au veto des États-Unis. Cela signifie que l’ensemble du programme conduira inévitablement à une intégration opérationnelle plus poussée avec les États-Unis. Il ne fait aucun doute que l’Australie cède une grande partie de sa souveraineté au passage.

Autrement dit, l’AUKUS est un coup de poker australien sur les politiques US. Que se passera-t-il si, dans trois ans, quelqu’un comme Donald Trump entre à la Maison-Blanche ? C’est une chose.

Mais plus important encore, comme l’a noté le professeur Hugh White, auteur australien chevronné et spécialiste de la Chine, l’AUKUS est “plein de risques”, car il “change la façon dont l’Australie aborde la région.”

Il a déclaré : “Dans l’escalade de la rivalité entre les États-Unis et la Chine, nous nous rangeons du côté des États-Unis et nous parions qu’ils vont gagner. Mais le fait est que si nous nous projetons 10 ou 20 ans en avant, je ne pense pas que nous puissions supposer que les États-Unis vont réussir à repousser efficacement la Chine.”

 

Source originale: Indian Punchline (sous le titre Ruckus over AUKUS isn’t an edifying sight)

Traduit de l’anglais par Investig’Action

Note:

[1] Le QUAD, dialogue de sécurité quadrilatéral, regroupe les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie. Initié par Washington, il vise à créer un bloc antichinois en Asie.

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