Comment la révolution d’Octobre a changé le monde

À l’occasion du centenaire de la révolution d’Octobre, l’historien Jacques Pauwels revient sur cet événement qui a marqué le monde. Comment les soldats, les ouvriers et les paysans de l’empire russe ont renversé l’ordre établi ? Quel rôle Lénine et les bolcheviks ont-ils joué ? Pourquoi le reportage d’un journaliste américain, présent au cœur de la tempête, a eu un effet retentissant à travers le monde, jusqu’au cœur des Etats-Unis ? Comment la contestation y a-t-elle été étouffée par les champions autoproclamés de la démocratie, avec le concours du Ku-Klux-Klan ? Comment l’Union soviétique a changé le cours de l’Histoire, depuis les mouvements pour l’indépendance dans les colonies jusqu’à la victoire sur le nazisme en passant par la lutte pour la libération des Afro-Américains ? Démêlant les mythes des réalités, Jacques Pauwels nous explique comment la révolution d’Octobre a changé le monde et pourquoi nous sommes redevables des peuples de l’empire tsariste qui se sont soulevés, il y a cent ans.


 

En 1917, alors qu’elle était encore profondément impliquée dans la Grande Guerre, la Russie fut secouée par une double révolution. Une première vague révolutionnaire a traversé le pays vers la fin de février, selon le calendrier julien alors encore en usage dans l’empire des tsars ; c’était déjà en mars selon le calendrier grégorien, plus précis, qui avait été adopté depuis longtemps dans la plupart des autres pays, mais qui devait être introduit en Russie seulement au début de 1918. Une deuxième phase révolutionnaire a suivi en octobre, ou novembre selon le calendrier grégorien. De sorte que cette « révolution d’Octobre » devait être commémorée plus tard chaque année au onzième plutôt qu’au dixième mois.

La révolution de février/mars a conduit à l’abdication du tsar ainsi qu’à toutes sortes de réformes démocratiques remarquables, comme la séparation de l’Église et de l’État ou l’introduction du suffrage universel. Mais octobre a vu l’arrivée au pouvoir des bolcheviks, dirigés par Lénine. C’étaient des socialistes marxistes, mais ils différaient très fort des adeptes, bien plus nombreux, de la variété « réformiste » ou « évolutionniste » du socialisme. Ceux-là étaient simplement appelés « socialistes » ou sociaux-démocrates. Contrairement à ces derniers, les bolcheviks continuaient à croire qu’une transition révolutionnaire était nécessaire et souhaitable pour passer de l’ordre établi capitaliste à une société socialiste. En Russie, cet ordre établi était encore principalement féodal.

Sous les auspices bolcheviques, la révolution russe s’est radicalisée, comme en témoignent les mesures « communistes » telles que la redistribution des terres ainsi que la socialisation des usines et autres moyens de production. Une autre décision importante, véritablement révolutionnaire, prise par Lénine et ses camarades, fut de retirer la Russie d’une guerre qui durait depuis des années, une guerre qui avait provoqué des pertes et une misère sans précédent pour le peuple russe.

 

Une révolution bien accueillie par les masses populaires à travers le monde

Journaliste américain issu d’une famille bourgeoise, mais socialiste convaincu, John Reed a été témoin des événements turbulents de la Russie à l’automne 1917. Il a écrit un livre sur le sujet, Dix jours qui ébranlèrent le monde. Le récit a été publié à New York en 1919. Le succès qu’il a rencontré montre comment les ouvriers et autres salariés, ainsi que de nombreux si pas la plupart des fermiers, de même que d’innombrables petits-bourgeois, ont accueilli les nouvelles de la révolution d’octobre avec un grand intérêt et un véritable enthousiasme aux Etats-Unis. Cela contredit l’idée répandue selon laquelle l’Amérique a toujours été une forteresse inattaquable du capitalisme, où le bolchevisme (ou le communisme) et même le socialisme (ou la social-démocratie) n’auraient jamais eu l’occasion de prendre racine.

Aux États-Unis, en Europe occidentale et dans beaucoup d’autres parties du monde, la révolution d’Octobre a effectivement bénéficié d’une sympathie, d’un soutien et même d’une émulation remarquables de la part des membres des classes inférieures ; et les raisons de cela étaient les mêmes qu’en Russie. Un premier facteur déterminant était la fatigue générale qu’avait produite la guerre après des années de massacres massifs, futiles et interminables. C’est ce qu’on appelait la « Grande Guerre ». Devant l’attitude intransigeante et belliqueuse de tous les gouvernements, échapper à cet enfer ne semblait possible qu’au travers d’une révolution. (Inversement, en 1914, les élites avaient déclenché une guerre pour chasser le spectre de la révolution, comme je l’ai expliqué dans mon livre, 1914-1918 : La Grande Guerre des classes.)

Deuxièmement, la plèbe éprouvait une rancœur amère à l’égard des élites aristocratiques, bourgeoises et cléricales qui régnaient encore dans tous ces pays en 1914 d’une manière parfaitement antidémocratique. Ces élites provoquaient la guerre, lui trouvaient des prétextes, la perpétuaient et en tiraient même d’énormes profits, du moins pour les banquiers et les fabricants d’armes.

Troisièmement, les prolétaires étaient extrêmement irrités parce que ces mêmes élites avaient utilisé la guerre comme prétexte pour arrêter le processus de démocratisation politique et sociale qui avait fait des progrès remarquables (quoique lents et limités) depuis la fin du 19e siècle, grâce aux efforts du mouvement ouvrier. Des acquis démocratiques avaient été durement obtenus sur le plan social et politique, comme la limitation du temps de travail ou le droit de grève. Mais dans tous les pays belligérants, la plupart sinon la totalité de ces acquis ont été « réduits » peu après le début de la guerre. Partout où ils existaient, les embryons de systèmes parlementaires démocratiques devaient être remplacés, de facto sinon de jure, par des régimes autoritaires et même dictatoriaux comme ceux de Clemenceau, Lloyd George et Ludendorff.

Ces régimes étaient caractérisés par une limitation drastique des libertés et une répression « proto-totalitaire » des pacifistes et des dissidents en général. Dernier point, mais non des moindres, une misère de plus en plus grande a été infligée aux classes inférieures. Ce sont elles qui ont essuyé la plus grosse partie des meurtres et des décès sur le front. À l’intérieur du pays, elles devaient travailler plus longtemps pour un salaire toujours plus bas. Tout cela au nom d’une cause sacrée dans laquelle, aveuglées par un déluge de propagande patriotique, ces classes n’avaient cru que très brièvement dans cet étouffant été de 1914.

 

Marx s’était-il trompé ?

La Grande Guerre causa ainsi une misère, une agitation et une insurrection croissantes parmi les prolétaires militaires et civils. Cela se voyait clairement dans tous les pays belligérants à travers les innombrables grèves, manifestations, émeutes et fraternisations avec « l’ennemi ». Karl Marx avait prédit que le système capitaliste « paupériserait » inexorablement les « prolétaires », poussant ces derniers dos au mur, pour ainsi dire ; cela les amènerait finalement à riposter et à renverser l’ordre établi au moyen d’une révolution.

Cependant, durant les décennies précédant 1914, il apparaissait de plus en plus que Marx s’était trompé. Le sort des travailleurs s’était remarquablement amélioré, du moins en Europe occidentale. Un facteur déterminant de ce développement a été la pression exercée par les partis socialistes émergents et les syndicats, forçant les élites dirigeantes à faire des concessions sous la forme de réformes démocratiques telles que l’élargissement du droit de vote et l’introduction d’avantages sociaux. Un autre facteur était l’expansion « impérialiste » mondiale du capitalisme : la « surexploitation » de colonies telles que l’Inde ou le Congo, et des semi-colonies comme la Chine a donné lieu à des « superprofits ». Une modeste partie a été utilisée pour fournir à une élite de travailleurs des salaires plus élevés, de meilleures conditions de travail et une meilleure existence en général. Cela a amené cette « aristocratie ouvrière » à adopter une mentalité (petite) bourgeoise et à abandonner ses prétentions révolutionnaires. Sous les auspices de l’impérialisme, la misère — et le potentiel révolutionnaire — était ainsi exportée vers les colonies et les semi-colonies, vers ces terres malheureuses qui devaient plus tard être connues collectivement sous le nom de « tiers-monde ».

Les dirigeants et la plupart des membres des partis socialistes (ou sociaux-démocrates) d’Europe se sont subrepticement déplacés du socialisme révolutionnaire orthodoxe de Marx vers un socialisme évolutionniste (ou réformiste) ; et c’est tout aussi discrètement qu’ils ont intériorisé le racisme, une composante essentielle de l’impérialisme qui a permis d’améliorer le sort d’une « aristocratie » de travailleurs des pays du centre occidental grâce à la surexploitation des travailleurs non blancs dans les semi-colonies. En effet, les socialistes européens ne manifestaient aucune solidarité avec les habitants noirs, bruns ou jaunes des colonies ; au contraire, des leaders socialistes comme Bernstein en Allemagne et Vandervelde en Belgique se sont révélés être des champions du colonialisme. Ils ont souscrit à ce qu’on a appelé le « social-impérialisme ». « Prolétaires de tous pays, unissez-vous » est peut-être resté un slogan socialiste, mais les socialistes réformistes ne voulaient pas d’union et ne manifestaient aucune solidarité avec leurs homologues colorés des colonies.

 

La Grande Guerre ravive le potentiel révolutionnaire

Mais la Grande Guerre a provoqué une extrême misère en Europe, et même en Europe de l’Ouest ; ainsi, la paupérisation et le potentiel révolutionnaire revinrent de façon spectaculaire jusqu’au cœur impérialiste de l’Europe. À cause du conflit, même l’« aristocratie ouvrière » perdit les privilèges qui avaient causé son embourgeoisement. Et d’innombrables socialistes réformistes se reconvertirent ainsi à la croyance révolutionnaire socialiste. Les travailleurs allemands, par exemple, ont été traumatisés par le fait que non seulement le porc — symbole de la prospérité qu’ils avaient acquise dans l’avant-guerre — avait disparu de leurs assiettes, mais même l’humble et pourtant indispensable pomme de terre avait dû laisser sa place familière aux navets fort peu appétissants.

Pour autant, il n’est guère surprenant que le premier pays à connaître une explosion révolutionnaire ait été la Russie. Dans ce pays où le processus d’industrialisation n’avait pas encore beaucoup progressé en 1914 et où la plèbe se composait encore majoritairement, mais non exclusivement, de paysans appauvris et analphabètes, le sort des prolétaires ne s’était jamais sensiblement amélioré ; et à la veille de la Grande Guerre, le pays était encore embourbé dans des conditions sociales et politiques quasi médiévales. Quand la guerre éclata et aggrava encore les choses, les classes inférieures russes, complètement paupérisées, furent les premiers « prolétaires » européens à être prêts pour la révolution. En fait, ils s’étaient déjà montrés aptes à la révolution, et ils avaient déjà fait une révolution, en 1905, à l’occasion de la guerre menée cette année-là par l’empire du tsar contre le Japon. Cependant, cette explosion de mécontentement populaire avait été étouffée dans le sang et n’avait pas apporté de grands changements. Le peuple russe continuait à souffrir de la pauvreté et de la misère.

La situation devait encore empirer après que l’élite tsariste eut entraîné le pays dans la « Grande Guerre » meurtrière de l’été 1914. En 1917, l’armée comptait déjà cinq millions de morts et de blessés. Les salaires avaient baissé de moitié par rapport à 1913, tandis que les prix avaient triplé par rapport à 1914. À ce moment, la coupe était pleine. Les soldats, les paysans, les ouvriers et les autres plébéiens voulaient d’urgence la paix ainsi que des réformes politiques et sociales radicales. Une nouvelle révolution éclata, en deux étapes, comme nous l’avons déjà dit. Une première vague révolutionnaire, en février/mars, a conduit à l’abdication du tsar et à d’impressionnantes réformes démocratiques au niveau politique, avec surtout l’introduction du suffrage universel. Suffrage universel qui n’existait pas encore en Grande-Bretagne ni dans la plupart des autres pays d’Europe occidentale. Mais la première phase révolutionnaire a déçu le peuple russe à deux égards : le gouvernement provisoire, dirigé par Alexandre Kerensky et composé principalement de représentants de l’Ancien Régime tsariste qui abhorrait la révolution, n’était pas prêt à sortir le pays de la guerre. De plus, il refusait de céder à la demande générale de réformes sociales et économiques radicales, avec en premier lieu une redistribution de la terre au profit des paysans et au désavantage des propriétaires fonciers aristocratiques et cléricaux. Le petit parti bolchevique de Vladimir Oulianov, connu sous le nom de « Lénine », devint extrêmement populaire et obtint finalement un soutien de masse parce qu’il semblait être le seul parti prêt à conclure immédiatement un armistice et à prendre les mesures révolutionnaires souhaitées par la majorité écrasante du peuple russe. Les bolcheviks jouissaient du soutien de la majorité de la population russe, c’était reconnu par les correspondants de guerre occidentaux présents dans le pays ; John Reed était l’un d’entre eux. Cependant, dans tous les pays de l’Entente, tels que la Grande-Bretagne, les dirigeants politiques, économiques et militaires cherchaient désespérément à garder la Russie comme alliée contre l’Allemagne. Pour eux, les plans de Lénine visant à obtenir la paix étaient tout aussi abominables que ses intentions révolutionnaires. Les principaux journaux servant de porte-parole aux élites occidentales, comme le Times, ont d’emblée dénoncé les bolcheviks comme des voleurs, des meurtriers et/ou des blasphémateurs. Ils ont condamné leur gouvernance comme une abominable dictature. En Occident, Lénine et les autres bolcheviks ont également été dénigrés parce qu’ils refusaient d’assumer la responsabilité des lourdes factures impayées que le tsar avait contractées auprès de fournisseurs britanniques et français. Principalement des armes, mais aussi du champagne.

 

Lénine et les bolcheviks n’ont pas fait la révolution d’Octobre

La révolution d’Octobre n’était pas l’œuvre d’un individu, Lénine. Elle n’était pas non plus le fruit d’une « conspiration » ourdie par une petite clique de bolcheviks. La révolution de 1905 et la première phase de la révolution de 1917 n’étaient pas non plus le fait d’une poignée d’individus. Dans les années antérieures à 1914, d’innombrables observateurs en Europe occidentale, aux États-Unis et en Russie, dont beaucoup n’avaient jamais entendu parler de Lénine et des bolcheviks, étaient convaincus que bientôt, une révolution comme celle de 1905 allait de nouveau secouer l’empire tsariste. Au début de 1917, la Russie était vraiment mûre pour la révolution. Et quand le cataclysme est arrivé, c’était l’œuvre du peuple russe, non seulement dans sa première phase, mais aussi dans sa seconde, connue sous le nom de révolution d’Octobre. La révolution a été faite par les soldats, les paysans et les ouvriers russes, parce qu’ils avaient été complètement paupérisés : paupérisés sur le long terme par l’exploitation de l’élite aristocratique et bourgeoise ; et sur le court terme — de 1914 à 1917 — par une horrible guerre pour laquelle ils tenaient justement cette même élite responsable.

Comme l’a souligné à juste titre l’historien italien Domenico Losurdo, Lénine et les bolcheviks n’ont pas fait la révolution d’Octobre, mais ils ont pris sa tête et l’ont orientée dans une direction spécifique — loin du mélange particulier de la féodalité et du capitalisme, vers le socialisme ; et ils l’ont incontestablement fait avec l’approbation et le soutien d’une majorité claire du peuple. Sans un soutien populaire massif, la révolution d’Octobre n’aurait jamais réussi. C’est grâce à cette révolution que la Russie put enfin sortir de l’abominable bain de sang de la Grande Guerre et que, après des années d’intervention étrangère et de guerre civile, une expérience socio-économique de grande envergure put se mettre en branle : la société socialiste, une alternative et un « contresystème » au capitalisme.

 

Un soviet en Alsace

Dans d’autres pays belligérants et même dans certains pays neutres, la Grande Guerre déclencha aussi une paupérisation croissante du peuple, affectant même l’ancienne « aristocratie ouvrière » complaisante. Tôt ou tard, ce développement devait inévitablement produire une situation potentiellement révolutionnaire. En Allemagne, en France, en Grande-Bretagne et en Italie, en 1917 voire même avant, soldats et civils en avaient assez et dirigeaient les flèches de leur ressentiment contre les élites qui avaient entraîné leur pays dans la guerre de 1914 (ou 1915 pour l’Italie). Dans leur ligne de mire, les politiciens qui dirigeaient le peuple de façon de plus en plus dictatoriale, comme les généraux Haig, Nivelle et Ludendorff qui massacrèrent leurs subalternes plébéiens par millions ; mais aussi les capitalistes qui profitaient largement de la guerre ainsi que les prélats qui glorifiaient la guerre comme une croisade. Dans ces pays aussi, d’innombrables personnes aspiraient à un changement radical. Là aussi, la situation se prêtait à une révolution. Et l’exemple donné par les bolcheviks en Russie y a fait forte impression, il a encouragé et enhardi tous ceux qui cherchaient un changement révolutionnaire, ou du moins radical. En 1918, en France, en Grande-Bretagne et en Italie, les soldats et les ouvriers montrèrent ouvertement leur admiration et leur sympathie pour les révolutionnaires russes. Il devint évident qu’ils étaient déterminés à suivre l’exemple des bolcheviks pour mettre fin non seulement à la guerre meurtrière, mais aussi au système socio-économique capitaliste qu’ils considéraient comme responsable de la guerre.

On sait généralement que le précédent révolutionnaire russe a inspiré une révolution en Allemagne. Mais presque personne ne semble savoir que, dans l’Empire allemand, non seulement Berlin et Munich se sont révélés être des points de rupture révolutionnaires, mais aussi Strasbourg, la capitale de l’Alsace. En novembre 1918, des soldats et des civils, pour la plupart des ouvriers, y avaient établi un « soviet » de style russe. Cette assemblée populaire introduisit immédiatement toutes sortes de changements démocratiques radicaux, notamment des augmentations de salaire et le droit de grève ; ce conseil proclamait aussi que l’Alsace n’appartiendrait plus ni à l’Allemagne ni à la France. Grâce au « triomphe du drapeau rouge », l’Alsace constituerait une république libre, démocratique et linguistiquement tolérante, c’est-à-dire bilingue. Cependant, la bourgeoisie locale (à prédominance germanophone !), ainsi que les sociaux-démocrates, ont rejeté ces plans. Ils ont préféré être « français plutôt que rouges ». Et après la conclusion de l’armistice le 11 novembre, ils se sont arrangés pour que l’armée française marche sur Strasbourg, dissolve le soviet et défasse ses réformes. L’Alsace a été annexée de force par la France et l’usage de la langue allemande y a été proscrit. Cette sorte de « libération » mit fin, en ce qui concerne l’Alsace, à un conflit sanglant qui continue d’être glorifié dans l’historiographie conventionnelle comme la « guerre pour la démocratie ». Tandis que la Révolution russe n’aurait produit que dictature…

 

Étincelles révolutionnaires aux Etats-Unis

De l’autre côté de l’océan Atlantique, les nouvelles de la révolution d’Octobre ont également été accueillies avec beaucoup d’enthousiasme et d’admiration. Les États-Unis t ne s’étaient pas impliqués en avril 1917 dans le conflit qui faisait rage en Europe parce que le peuple américain le voulait, mais parce que l’élite au pouvoir, constituée presque exclusivement d’industriels et de banquiers, attendait des choses merveilleuses de la guerre. En 1914, l’Amérique était plongée dans une profonde récession, mais la guerre en Europe s’est révélée être un stimulant puissant pour son économie : pour les fabricants d’armes américains et d’autres industriels, elle s’est révélée être une occasion de récolter des profits inespérés, principalement en fournissant du matériel de guerre en Grande-Bretagne et en France. (Rien ne pouvait être entrepris avec l’Allemagne, qui était bloquée par la Royal Navy.) Les banques américaines — en particulier JP Morgan & Co, connue sous le nom de « House of Morgan » — prêtèrent d’énormes sommes d’argent à la Grande-Bretagne.

Et c’est « Wall Street » qui a réussi à convaincre le président Wilson d’entrer en guerre, du côté des Britanniques, en avril 1917. C’était jugé nécessaire, car la situation semblait alors particulièrement précaire pour les Britanniques et les Français : la révolution qui avait éclaté en Russie, quelques mois auparavant, avait drastiquement réduit l’utilité de cet allié et menaçait même de retirer l’empire du tsar des rangs de l’Entente ; tourmentée par les mutineries, l’armée française semblait sur le point de s’effondrer ! En cas de défaite, les Britanniques ne seraient jamais en mesure de rembourser les milliards de dollars qu’ils avaient empruntés, n’est-ce pas ? Ce serait un désastre pour la « House of Morgan » et d’autres banques américaines, pour l’économie américaine et pour le capitalisme américain.

Aux États-Unis aussi, les gens de la plèbe devaient fournir la chair à canon et payer de nombreuses autres façons le coût de la guerre. La pauvreté était répandue dans le pays, comme elle l’est encore aujourd’hui, affectant surtout, mais certainement pas exclusivement, les Afro-Américains dans leurs ghettos urbains et les « Indiens » dans leurs réserves. Les salaires réels des travailleurs continuaient à être extrêmement bas. Dans les usines, ils travaillaient jusqu’à douze et même quatorze heures par jour, et six ou même sept jours par semaine. La sécurité au travail était pratiquement inexistante et aucun projet de loi n’avait encore été approuvé pour mettre un terme légal au travail de plus de deux millions d’enfants. D’innombrables prolétaires américains ne croyaient plus aux avantages hypothétiques du capitalisme, ils aspiraient à un système socio-économique alternatif. Beaucoup d’entre eux ont rejoint les rangs du parti socialiste radical du pays, ou sont devenus anarchistes.

Les socialistes américains voulaient sortir le pays de la guerre ; réciproquement, la plupart, mais pas tous les pacifistes étaient attirés par le socialisme ou l’anarchisme. Cette dialectique terrifiait l’élite du pays. Elle avait espéré que la guerre servirait aussi à détourner l’attention des problèmes sociaux. Au moyen d’une répression brutale, justifiée trop facilement par l’état de guerre, on tenta de faire taire les socialistes, les anarchistes, les dirigeants syndicaux radicaux et les pacifistes. Toutes les formes de pensée et de dissension peu orthodoxes devaient être réprimées. Les lois quasi totalitaires telles que la loi de 1917 sur l’espionnage et la loi sur la sédition de 1918, introduites sous les auspices du président Woodrow Wilson, sont assez symptomatiques de ce réflexe. Wilson continue malgré tout d’être perçu, à tort, comme un apôtre dévoué de la foi démocratique. L’État était désormais autorisé à porter la censure jusque dans son coeur, à fermer les périodiques, ainsi qu’à arrêter et incarcérer les gens. Les pacifistes, les socialistes, les anarchistes et tous les citoyens qui s’opposaient à la guerre étaient accusés d’être des ennemis de « l’Américanisme ».

C’est à ce moment délicat, en 1918, que la nouvelle de la révolution d’Octobre parvint aux Etats-Unis, accueillie avec beaucoup d’intérêt et d’enthousiasme. Le témoignage de John Reed, véritable best-seller, a attisé ces flammes de bonne volonté et a apporté de l’eau au moulin des innombrables Américains qui, dans un contexte de pauvreté, de guerre et de répression, aspiraient plus que jamais à des changements socio-économiques et politiques radicaux, la disparition du système capitaliste et un lever du soleil socialiste. L’enthousiasme et le soutien à la cause des bolcheviks étaient particulièrement forts dans le mouvement ouvrier américain relativement radical, en particulier parmi les membres de l’Union révolutionnaire internationale des travailleurs (IWW) ainsi que parmi les très nombreux socialistes et anarchistes américains. Plus étonnant, beaucoup de petits-bourgeois, d’intellectuels ou encore d’artistes ont également été galvanisés par les nouvelles de la révolution rouge en Russie. Inversement, la révolution d’Octobre était abhorrée et méprisée par l’élite du pays, qui frissonnait à l’idée d’une conflagration révolutionnaire similaire en Amérique. Le Wall Street Journal, qui était déjà le porte-parole réactionnaire de l’industrie et des finances américaines, a tiré l’alarme avec de gros titres tels que : « Lénine et Trotsky sont en route ! »

 

Le Ku-Klux-Klan pour défendre l’« Américanisme » contre le bolchévisme

L’exemple russe a contaminé les États-Unis, et les troubles révolutionnaires ont culminé en 1919. Cette année-là, le pays a connu d’innombrables grèves, avec entre autres un arrêt de travail sans précédent de la part de la police, notamment à Boston. Cependant, cela n’a jamais abouti à une véritable révolution. Cela était dû principalement à la façon dont les autorités ont réagi au nom de l’élite assiégée, à savoir par une répression impitoyable. La guerre leur avait fourni des armes utiles à cet effet, telles que l’Acte d’espionnage, utilisé par l’administration Wilson pour réprimer tout ce qui s’apparentait de près ou de loin au bolchevisme. Avec la collaboration des médias, par exemple les journaux du magnat des médias Randolph Hearst, le gouvernement a orchestré une « peur rouge » pour persuader le public américain des dangers du « bolchevisme impie ». A. Mitchell Palmer, procureur général de Wilson, a ordonné l’arrestation de milliers de « rouges », c’est-à-dire de partisans ou de sympathisants du bolchevisme : socialistes, anarchistes et autres radicaux réels ou imaginaires. Beaucoup d’entre eux ont été persécutés ou déportés sans procès dans les tristement célèbres razzias de 1919-1920 qu’on appelle les « raids de Palmer ». La répression associée à la « Peur rouge » fut également partiellement « privatisée ». Elle était ainsi confiée à des organisations à la fois antidémocratiques, antisocialistes et antisémites, mais présentées comme des champions de « l’Américanisme ». Le Ku-Klux-Klan était le plus infâme de ces « justiciers » qui ont physiquement maltraité et même assassiné leurs victimes.

Le terme de « Peur rouge » peut être trompeur en suggérant que les « rouges » étaient les auteurs de la terreur ; en réalité, les partisans et sympathisants « rouges » du bolchevisme étaient l’objet de la terreur. Ils comprenaient non seulement les membres du grand parti socialiste et les syndicats, mais tous les radicaux réels ou imaginaires ainsi que les éléments subversifs, par exemple les juifs. Ces derniers étaient associés de manière générale au socialisme, une idéologie développée par Karl Marx, un juif, et de manière particulière au bolchevisme, dans lequel des juifs comme Trotsky jouaient un rôle important. Ce credo, connu sous le nom de « judéo-bolchévisme », tenait les juifs pour responsables de la révolution russe. Le judéo-bolchévisme est ainsi lié à l’antisémitisme antibolcheviste et contre-révolutionnaire, dont l’industriel Henry Ford était le plus célèbre apôtre aux Etats-Unis et même à l’international. Il est l’auteur d’un opus ouvertement antisémite, The International Jew, publié au début des années 1920. Rapidement traduit en allemand, l’ouvrage exerça une influence décisive sur Hitler, qui se sentit appelé à tirer la conséquence ultime du judéo-bolchévisme en détruisant l’Union soviétique, fruit de la révolution d’Octobre. Un état qu’il appelait « la Russie gouvernée par le Juifs » (Rußland unter Judenherrschaft).

 

Un espoir pour les Afro-Américains

Ce qui suit ne devrait pas nous surprendre. Aux États-Unis aussi, c’est le peuple le plus opprimé et exploité — en d’autres termes, paupérisé — qui manifesta le plus d’intérêt et d’enthousiasme pour la révolution d’Octobre : ​​les Afro-Américains. Pour cette raison, aux Etats-Unis, la question sociale a également acquis une seconde dimension raciale, à savoir une dimension « antihamitique » (antinoire). Si bien que la théorie et la pratique de la suprématie blanche ont donc aussi été mobilisées dans les services contre-révolutionnaires d’un capitalisme américain qui se sentait menacé par le bolchévisme. Il n’est donc pas étonnant que des milices comme le Ku-Klux-Klan aient ciblé principalement (mais pas exclusivement) les Noirs. Pas étonnant non plus dès lors que dans les années et même les décennies qui ont suivi, d’innombrables Afro-Américains ont été victimes de lynchages.

Dans les années vingt et trente, l’État qui fut le fruit de la révolution d’Octobre, l’Union Soviétique, devait servir d’exemple et de source d’espoir pour les Noirs américains ; à l’inverse, les champions américains de la suprématie blanche devaient regarder admirativement dans la direction de l’Allemagne nazie, le pays qui arborait fièrement et ouvertement sur sa bannière la haine raciale — à la fois antisémite et antihamitique.

 

La désunion des socialistes américains

Une deuxième raison importante pour laquelle aucune révolution n’a éclaté aux États-Unis, c’était la désunion considérable qui régnait dans le camp potentiellement révolutionnaire en général et dans le parti socialiste en particulier. Au plus fort de l’agitation révolutionnaire, lorsque l’unanimité et une direction ferme auraient pu être décisives, le parti socialiste s’est divisé pour savoir si les directives révolutionnaires émanant de Moscou devaient être respectées ou non. John Reed était l’un des socialistes révolutionnaires radicaux qui ont quitté le parti à cette époque. Il est retourné en Russie pour travailler au Komintern, l’Internationale communiste qui œuvrait pour une révolution mondiale. Mais Reed devait mourir du typhus à Moscou en octobre 1920. Il est enterré dans une tombe d’honneur, le long du mur du Kremlin. Quoi qu’il en soit, il est indéniable qu’en Russie comme aux États-Unis, la majorité, peut-être même l’écrasante majorité des gens ordinaires ont manifesté beaucoup d’enthousiasme pour les changements révolutionnaires opérés par les bolcheviks. En Russie, la révolution a réussi grâce à cet enthousiasme populaire et à ce soutien, mais aussi grâce à la ferme direction que le mouvement révolutionnaire a reçue des bolcheviks. En revanche, aux États-Unis, le potentiel révolutionnaire ne s’est pas concrétisé, non seulement en raison de la répression brutale de l’État, mais aussi du manque d’unanimité — et de leadership — parmi tous les éléments radicaux qui auraient pu assurer la direction et l’organisation nécessaires. En d’autres termes, le mouvement révolutionnaire américain manquait d’un parti bolchevik et d’un Lénine.

 

Les réalisations de la révolution d’Octobre

Le succès de Dix Jours qui ébranlèrent le monde, le livre de John Reed, reflète le fait que la révolution d’Octobre a généré un énorme enthousiasme en Russie même, aux États-Unis et dans le reste du monde. Mais cet enthousiasme était-il justifié ? Qu’ont accompli Lénine et les bolcheviks ? La révolution d’Octobre a-t-elle non seulement secoué, mais aussi changé le monde et, si oui, comment ? Dans le film Reds (1981), inspiré par le livre de Reed, John Reed lui-même, brillamment interprété par Warren Beatty, finit par être désillusionné. Et comme on pouvait l’attendre d’une production hollywoodienne en pleine guerre froide, le film laisse entendre que c’est Lénine lui-même qui a brutalement écrasé les grandes illusions de 1917 avec sa conduite prétendument autoritaire. Un mouvement révolutionnaire initialement démocratique était donc vraisemblablement « trahi » par ses dirigeants bolcheviques, dégénérant ainsi en une dictature désagréable. Cependant, cela reste de la pure propagande à la guerre froide, et la vérité historique est très différente : la Révolution d’Octobre n’était pas  un coup d’État mené par Lénine et une poignée de complices, mais un mouvement démocratique spontané qui a généré des réalisations démocratiques sur le plan politique et, plus encore, sur le plan socio-économique. Jetons un œil à ces réalisations.

La réalisation primordiale de Lénine et des bolcheviks a été de mettre un terme à l’implication de la Russie dans cette « grande guerre » meurtrière qui avait coûté la vie à des millions de Russes. Mais cela troubla les hommes d’État de Londres, de Paris et de Washington. En effet, cela signifiait qu’ils perdaient un allié important dans la guerre contre l’Allemagne ; ils ont donc condamné les révolutionnaires bolcheviques de Russie pour soutenir les contre-révolutionnaires du pays. Notons cette absurdité pathétique de l’historiographie occidentale : Lénine, qui a apporté au peuple russe la paix dont il rêvait, est dépeint comme un « dictateur », tandis que des hommes d’État occidentaux comme Churchill, qui voulaient garder les Russes en guerre contre leur volonté en soutenant des éléments antibolcheviks, réactionnaires et belliqueux, sont vantés comme de merveilleux démocrates.

En outre, sous les auspices bolcheviques, d’importantes réformes socio-économiques furent rapidement promulguées. Des réformes dont la nature démocratique et l’importance ne peuvent être niées : d’abord et avant tout, la redistribution des terres au désavantage des grands propriétaires de la noblesse et de l’Église orthodoxe et au profit de la masse des paysans, jusqu’alors encore réduits quasiment à l’état de serfs. La révolution d’Octobre a marqué la fin de l’ordre établi autocratique, féodal voire presque médiéval. Elle a aussi inauguré la modernisation rapide de la grande puissance la plus arriérée de l’Europe. La révolution a également mis fin à ces malédictions archaïques telles que l’analphabétisme et l’obscurantisme religieux. Et il n’a pas fallu longtemps pour qu’il y ait du travail pour tout le monde. La plupart des Russes, sinon tous, ont bénéficié d’avantages tels que des logements décents, l’éducation et les soins de santé gratuits et les pensions de vieillesse. Certes, la modernisation concomitante (via la mécanisation et la collectivisation) de l’agriculture et l’industrialisation à grande échelle ne se sont pas faites sans douleur. Mais elles ont aussi apporté des résultats impressionnants en relativement peu de temps. De plus, beaucoup a été fait pour — et par — les femmes russes. Des possibilités d’emploi par exemple, un salaire égal pour un travail égal, des services de garde gratuits pour les mères qui travaillent ou la légalisation du divorce et de l’avortement.

 

Entre mythes et réalités

On ne peut nier que la révolution et les changements révolutionnaires qui ont suivi ont été accompagnés de violence et d’effusion de sang. Cependant, l’historien américain Arno Mayer l’a démontré de façon convaincante dans un remarquable ouvrage intitulé  Les Furies 1789, 1917 : violences, vengeances (2000) : comme dans le cas de la Révolution française, cette brutalité n’était pas principalement due à la révolution même, mais à la réaction contre la révolution, à la « contre-révolution ». En outre, au cours des dernières décennies, d’éminents historiens américains et internationaux ainsi que d’autres universitaires — par exemple Robert W. Thurston, J. Arch Getty, Mark Tauger, Grover Furr, et Annie Lacroix-Riz — ont démontré que d’innombrables crimes pour lesquels les dirigeants bolcheviques et communistes de la Russie révolutionnaire et son successeur, l’Union soviétique, ont été blâmés, étaient des inventions grotesques. Beaucoup de ces fabrications sont déjà apparues à l’époque de la révolution elle-même. Elles avaient été concoctées par les « blancs » contre-révolutionnaires ou par les gouvernements et les médias des puissances occidentales qui détestaient les bolcheviks parce qu’ils avaient sorti la Russie de la guerre et pour beaucoup d’autres raisons encore. D’autres histoires d’horreur, par exemple le mythe de la famine délibérément orchestrée en Ukraine, ont été évoquées dans les années trente par les services de propagande nazis, ennemis jurés des Soviétiques. Plus tard, dans le contexte de la guerre froide, ces mythes devaient être recyclés par des experts antisoviétiques de la CIA ou des services secrets britanniques comme Robert Conquest ; cela se passait trop souvent en collaboration avec des collaborateurs nazis d’Ukraine et d’autres pays d’Europe de l’Est qui avaient fui l’Union soviétique en 1944-45. Plus récemment, Grover Furr a démontré, à travers une analyse méticuleuse de ses notes de bas de page, que presque toutes les allégations sur les crimes soviétiques dans le célèbre livre de Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, sont fausses.

La révolution d’Octobre a également apporté au peuple russe ou, plus précisément, aux nombreux peuples de l’ancien empire tsariste et de l’Union soviétique, de nombreux avantages à long terme. On a soutenu que le communisme soviétique, successeur du bolchevisme de l’époque révolutionnaire, était inefficace. Cela est démenti par le fait indéniable que le communisme a réussi, en seulement trois décennies après 1917, à transformer le (grand) pays le plus arriéré d’Europe en l’une des deux « superpuissances » mondiales. Et cela, malgré les énormes pertes subies par l’agression meurtrière, destructrice et sans précédent menée par les nazis en 1941-1945. En 1947, le niveau de vie en Union soviétique était considérablement plus élevé qu’en 1917, et il a continué à augmenter au cours des décennies suivantes. Il n’était certes jamais aussi élevé que celui des nantis dans les pays capitalistes les plus riches. Mais il était certainement et considérablement plus élevé que celui de la majorité des Noirs et d’innombrables Blancs américains. Plus élevé aussi que celui de millions, sinon de milliards, d’habitants des pays du Tiers-Monde qui sont également des pays capitalistes, comme l’Inde, l’Indonésie et la plupart des pays d’Afrique et d’Amérique latine. Le genre de pauvreté généralisée et désespérée qui caractérisait la Russie avant la révolution d’Octobre n’a pu que « célébrer » un retour dans les années 1990, c’est-à-dire à l’époque où le capitalisme y a été restauré sous les auspices de Boris Eltsine. Ce dernier a orchestré ce qui pourrait bien avoir été la plus grande escroquerie de l’histoire du monde : la privatisation de l’énorme richesse collective, accumulée entre 1917 et 1990, par le travail du peuple soviétique au travers d’efforts surhumains et de sacrifices invisibles.

Si l’Union soviétique a disparu, ce n’est certainement pas parce que ses citoyens ont œuvré à sa disparition. Dans un référendum de 1991, pas moins des trois quarts d’entre eux ont voté pour préserver l’État soviétique. Et ils l’ont fait pour la simple raison que c’était à leur avantage. En effet, la disparition de l’État soviétique, préparée par Gorbatchev et réalisée — de la manière la plus antidémocratique — par Eltsine, s’est révélée être une catastrophe pour la majorité de la population soviétique. (Gorbatchev a peut-être été glorifié en Occident, mais en Russie il est resté largement méprisé.)

L’effondrement de l’Union Soviétique était en partie dû au coût gigantesque d’une course à l’armement que les Soviétiques n’avaient pas voulu et ne pouvaient pas se permettre, mais aussi, et sans doute surtout, à cause de la désunion et des conflits au sein de la direction du parti communiste. (Ceci est argumenté de manière convaincante dans le livre de 2010 de Roger Keeran et Thomas Kenny, Le Socialisme trahi. Les causes de la chute de l’Union soviétique). Il n’est donc pas surprenant que, même aujourd’hui, une majorité de Russes regrettent la disparition de l’Union Soviétique et continue d’admirer Lénine et Staline. Pas surprenant non plus que dans les anciens pays du « bloc Est » tels que la Roumanie et l’Allemagne de l’Est, beaucoup, sinon la plupart, regrettent l’époque des temps « pas si mauvais », avant la chute du mur de Berlin. Dans ces pays anciennement communistes, il y a désormais plus de liberté. Mais, comme l’a sarcastiquement relevé un habitant d’Allemagne de l’Est, cette liberté équivaut principalement à être « libre d’emploi, libre de rues sécurisées, libre de soins de santé gratuits et libre de sécurité sociale. »

 

Une révolution anti-impérialiste

La révolution d’Octobre s’est attaquée à un capitalisme qui avait commencé à se répandre dans le monde entier, sous sa forme « impérialiste ». Un nombre relativement faible de pays européens industrialisés, ainsi que les États-Unis et le Japon, prenaient le contrôle, directement ou indirectement, du reste du monde. Et cela impliquait que des millions d’habitants de colonies telles que l’Inde et de semi-colonies comme la Chine étaient opprimés, exploités, et même parfois en partie ou entièrement massacrés. Tout cela afin de fournir aux pays capitalistes des matières premières, des marchés, des opportunités d’investissement, de riches terres agricoles et de la main-d’œuvre bon marché. Un économiste britannique, John A. Hobson, avait déjà attiré l’attention sur ce phénomène en 1902 et lui avait donné un nom, « impérialisme ». Mais c’était Lénine qui devait formuler la théorie de cette nouvelle manifestation du capitalisme. Il l’a fait en 1916 dans un livre intitulé L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Dirigée par Lénine et les bolcheviks, la révolution d’Octobre a défié non seulement le capitalisme, mais le capitalisme dans sa manifestation impérialiste. En d’autres termes, la révolution a fait la guerre non seulement contre l’oppression et l’exploitation des « prolétaires » en Russie même et dans le noyau occidental, mais aussi dans les pays du « système mondial » capitaliste, contre l’exploitation impérialiste des gens de couleur des colonies et des semi-colonies. Et c’était quelque chose que les socialistes (ou sociaux-démocrates) et les syndicats des pays impérialistes comme la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis, la Belgique, etc. n’avaient jamais fait. Ces partis « réformistes » représentaient en effet « l’aristocratie ouvrière » qui a profité de bien des manières de l’exploitation des colonies. Ils éprouvaient peu de sympathie et ne manifestaient aucune solidarité avec les habitants à la peau sombre des lointaines colonies de leur patrie. De même, la plupart des socialistes américains avaient intériorisé les idées de suprématie blanche et se moquaient du sort des « nègres » et/ou des « Peaux-Rouges ».

Les bolcheviks russes, en revanche, ont travaillé avec la parole et l’action pour l’émancipation des peuples coloniaux jaunes, bruns et noirs prétendument « inférieurs ». L’expérience révolutionnaire en Russie a servi d’exemple aux peuples opprimés des (semi) colonies comme l’Inde, la Chine et le Vietnam. Elle a inspiré d’innombrables personnalités qui se sont transformées en leaders de la lutte pour la liberté dans leurs pays. Ho Chi Minh et Mao Ze Dong par exemple. Comme l’a souligné l’historien italien Enzo Traverso, « la seule existence de l’Union Soviétique était un énorme avantage dans la lutte des peuples coloniaux pour la libération de l’impérialisme ». Moscou fournissait aux combattants de la liberté dans les colonies non seulement un soutien moral, mais aussi matériel. Et cela devait porter ses fruits dans les années qui ont immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale. Dans un profond contraste avec notre époque actuelle, il était encore généralement admis que la victoire contre le Troisième Reich d’Hitler était due en premier lieu à l’Union Soviétique, et que cela représentait une victoire de l’anti-impérialisme contre l’impérialisme. Les mouvements d’indépendance et les révolutions nationales dans les colonies étaient ainsi encouragés et enhardis. Et c’est dans ce contexte que la plupart des colonies devaient bientôt s’émanciper de la domination coloniale. Déjà en 1947, par exemple, Londres devait abandonner le « joyau de la couronne » du colonialisme britannique, l’Inde. La raison de cela n’était pas la résistance non violente incarnée par Gandhi, méprisé et ignoré par Churchill. Mais le fait que les dirigeants de la Grande-Bretagne, un pays très affaibli par la guerre, réalisaient qu’il était impossible de triompher — du moins pas à long terme — des combattants de la liberté armés qui pourraient compter sur le soutien de l’Union soviétique.

Au Vietnam aussi, les maîtres coloniaux français dans un premier temps et, des années plus tard, les Américains néocoloniaux, ont été contraints de se retirer après une défaite humiliante face aux combattants de la liberté, soutenus par Moscou et l’écrasante majorité de leur peuple. (D’ailleurs, l’historien italien Luciano Canfora, auteur d’un livre remarquable sur la démocratie, a souligné que le soutien altruiste de l’Union Soviétique aux mouvements indépendantistes du Tiers-Monde coûtait énormément d’argent, contribuant ainsi à la disparition du pays.)

 

« Ici je ne suis pas un nègre, mais un être humain »

La révolution d’Octobre a intégré les minorités ethniques, quelle que soit leur couleur de peau, dans un État multiethnique, dominé certes par sa principale composante russe. Et cet État soviétique a travaillé du début à la fin pour l’émancipation de millions de personnes qui ont été opprimés et exploités par le colonialisme occidental.

Le contraste avec la révolution américaine est frappant. De cette révolution — sans doute pas une véritable révolution, mais une rébellion de l’élite coloniale contre le gouvernement de Londres —, on peut dire qu’elle a réalisé la liberté et la démocratie au profit exclusif d’une minorité blanche et anglophone, tout en mettant à l’écart la population noire et « rouge ». Dans ce tout nouvel État, les noirs restaient des esclaves, propriété des champions non seulement de la liberté, mais aussi de la suprématie blanche, tels que Washington et Jefferson ; et les « Peaux-Rouges » ont été systématiquement dépouillés de leurs terres. Selon la devise « un bon Indien est un Indien mort », ce peuple a été presque exterminé dans ce qu’un historien américain, David E. Stannard, appelle l’« l’holocauste américain ». Ce mépris pour les gens de couleur jugés inférieurs était voué à une longue carrière aux États-Unis. C’est un Américain, le « raciste scientifique » Lothrop Stoddard (1883-1950), qui a qualifié les non-Blancs de « sous-hommes ». Ce terme devait être adopté avec empressement par Hitler et les nazis dans une infâme version allemande, Untermensch. Typique également, le fait que pendant la guerre du Vietnam, non seulement les combattants de la liberté, mais aussi les femmes et les enfants, ont été méprisés par les Américains comme des Untermenschen. Les Vietnamiens ont été massacrés — non seulement à Mai Lai, mais à d’innombrables autres occasions — selon l’adage : « Une bonne face de citron et une face de citron morte. »

Sur cette terre, fruit de la révolution américaine, l’émancipation de la population afro-américaine est encore loin d’être complète. Si une amélioration s’est produite tardivement à cet égard, notamment après la Seconde Guerre mondiale, cette évolution doit être attribuée, au moins indirectement, au fruit de la révolution russe d’octobre, l’Union soviétique. Pourquoi ? La discrimination systématique et les fréquents lynchages qui étaient le lot des Noirs, principalement, mais pas exclusivement dans les États du Sud, n’ont pris fin que dans les années 1960, dans le contexte de la guerre froide. Le système de ségrégation de l’Amérique contrastait dramatiquement avec la situation de l’Union Soviétique, un pays multiethnique qui ne pratiquait aucune discrimination sur la base de la couleur de la peau et dont la constitution interdisait spécifiquement toute discrimination raciale. (« Ici, je ne suis pas un nègre, mais un être humain pour la première fois de ma vie… Je marche dans la pleine dignité humaine », a déclaré un célèbre Afro-Américain, le chanteur Paul Robeson, lors d’une visite en Russie.) Alors que Washington s’est révélé être un ami dévoué du régime d’apartheid sud-africain, en l’aidant par exemple à localiser et à arrêter Nelson Mandela, Moscou était considéré par ce régime comme son plus grand ennemi international. C’est dans l’espoir de minimiser l’embarras ainsi causé au niveau international, notamment dans les pays nouvellement indépendants et pour la plupart « non alignés » d’Asie et d’Afrique, que Washington a commencé à traiter ses propres Noirs en tant qu’humains et citoyens. (Avec la disparition de l’Union Soviétique, cependant, ce facteur a cessé de jouer un rôle, et cela explique pourquoi, depuis lors, aucun progrès n’a été réalisé dans le sens de l’émancipation des Afro-Américains, même durant les huit années de la présidence d’Obama.)

 

De la Russie à l’Amérique latine

En Amérique latine, la révolution d’Octobre a également servi de brillant exemple et de source d’inspiration pour d’innombrables personnes ; elle a contribué à améliorer leur sort. Le désir et la détermination de provoquer un changement révolutionnaire de grande envergure se sont très rapidement propagés de la Russie révolutionnaire à cette partie du monde. Là-bas, depuis la conquête espagnole (et portugaise), la majorité de la population — principalement des Indiens, des Noirs, des métisses et autres non-blancs — avait fait l’objet d’une oppression et d’une exploitation brutales. En d’autres termes, un long processus de paupérisation y avait créé un terrain fertile pour la révolution. De fait, comme l’Europe à la fin de la Grande Guerre, l’Amérique latine semblait être au bord d’une explosion révolutionnaire. En janvier 1919, l’Argentine a connu une « semaine tragique » de grèves et de manifestations qui ont été réprimées de façon sanglante par la police. Cette éruption n’était pas le résultat d’une « conspiration bolchevique », comme le prétendaient les autorités. Mais elle était certainement inspirée par les événements de Russie. Dans le même contexte, des centaines de grèves ont eu lieu au Chili voisin entre 1917 et 1921. Dans la ville de Puerto Natales, dans la lointaine Patagonie chilienne, des ouvriers contestataires et grévistes sont même arrivés au pouvoir. Mais l’armée est intervenue pour « rétablir l’ordre » comme on dit. Elle a exécuté certains des dirigeants de la rébellion. Le Mexique, Cuba et la Colombie ont également été secoués par des vagues d’agitation et de grèves.

De manière assez typique, dans tous ces cas, l’élite a réagi par la répression, trop souvent par la répression brutale et sanglante. Cependant, des « éléments au sein des oligarchies traditionnelles » plus modérés ont judicieusement décidé qu’il était plus sûr de jeter du pétrole sur les ondes révolutionnaires en faisant des concessions sous la forme de (modestes) réformes politiques et sociales. Au début des années vingt, des pays comme le Chili ont ainsi vu raccourcir la semaine de travail, les retraites et les congés payés ont été introduits, ainsi que d’autres formes de prestations sociales. Il fallait « prévenir les troubles parmi les travailleurs ». Pour ces améliorations si nécessaires au sort misérable des ouvriers latino-américains, Lénine et les bolcheviks méritent d’être reconnus. Car c’est leur exemple et leur influence qui ont transformé les prolétaires traditionnellement doux de l’Amérique du Sud et de l’Amérique centrale en un foyer de militants qui terrifiaient les élites, réalisant ainsi pour la première fois, des progrès dans le sens de la démocratie.

 

La démocratie occidentale doit beaucoup aux bolcheviks

Contrairement à ce que nous entendons encore et encore des médias et des historiens mainstream, l’exemple de la révolution d’Octobre et les efforts de l’État qui en était le fruit, l’Union Soviétique, ont beaucoup contribué à la cause de la liberté et de la démocratie. Pas seulement en Russie, mais aussi dans le tiers monde. Dernier point, mais non des moindres, l’Europe de l’Ouest ainsi que les pays « occidentaux » non européens comme le Canada, doivent une grande partie de leur démocratie et de leur prospérité à cette révolution. En 1917, 1918 et 1919, la paupérisation généralisée et croissante provoquée par la Grande Guerre engendra des situations révolutionnaires non seulement en Russie, mais aussi en Europe centrale et occidentale. Pratiquement partout, l’armée était en proie aux mutineries et aux fraternisations de soldats avec « l’ennemi ». Tandis que sur le front intérieur, les civils manifestaient et faisaient grève.

Dans le cas de l’Allemagne, une véritable révolution a éclaté. Elle devait être étouffée dans le sang par le nouveau gouvernement, supposément démocratique. Un gouvernement dominé par les sociaux-démocrates et l’armée. Malgré la répression, les autorités ont simultanément jugé nécessaire de répondre à la demande généralisée de changements. Elles ont accordé des concessions importantes sous la forme de réformes politiques et sociales de grande envergure. Ces réformes se sont reflétées dans la constitution de la République de Weimar, un nouvel État allemand qui s’est révélé être l’un des pays les plus progressistes et démocratiques de la planète. En France et en Grande-Bretagne, des situations révolutionnaires sont également apparues en 1918-1919. C’était pour faire disparaître ces spectres révolutionnaires que les élites dirigeantes se sont précipitées pour introduire des réformes politiques et sociales importantes telles que la journée de travail de huit heures. Ainsi, ces élites ont non seulement relancé, mais aussi accéléré, un processus de démocratisation qu’elles avaient arrêté, et même réduit le plus possible, en 1914. Les élites françaises et britanniques détestaient ces réformes démocratiques, et elles ne les auraient jamais promues si elles n’avaient pas été terrifiées par un scénario alternatif, à savoir une véritable révolution, une révolution à la russe. Comme l’écrit le célèbre historien anglais Eric Hobsbawm, dans ce contexte, « pour les défenseurs des bastions capitalistes qui craignaient que la fin fût proche, tout était meilleur que le bolchevisme ».

En Belgique, le roi Albert et ses conseillers jugèrent nécessaire d’introduire à la hâte des réformes démocratiques telles que le suffrage universel (masculin) avant même que les Allemands ne capitulent et que l’armée belge ne parvienne à Bruxelles. Ils espéraient ainsi neutraliser une situation potentiellement révolutionnaire survenue dans la capitale. Des soldats mutins allemands y avaient levé le drapeau rouge et avaient fondé des conseils de style soviétique. Il semblait pendant un moment que les civils belges pouvaient fraterniser avec ce groupe révolutionnaire. L’annonce des réformes — décrétées par décret royal et essentiellement inconstitutionnelles ! —, combinée au départ des Allemands, désamorça la situation. Mais le pays resterait agité pendant un certain temps, de sorte que l’élite jugea nécessaire de faire d’autres concessions « démocratisantes », y compris l’introduction de réformes sociales telles que la journée de travail de huit heures, l’assurance santé et les pensions.

Dans les pays neutres tels que la Suisse et les Pays-Bas, les gens ordinaires ont également souffert. Ils ont été paupérisés pendant la guerre à cause de la baisse des salaires et de l’augmentation des prix. Ils étaient donc rancuniers et séditieux, et ils aspiraient à des réformes démocratiques radicales ; là aussi, une situation quasi révolutionnaire a surgi lorsque la Grande Guerre a pris fin. Ce développement a été caractérisé par des grèves, des manifestations, des émeutes de la faim et ainsi de suite. En Suisse, une grève générale lancée à l’automne 1918 amena le pays au bord de la révolution et de la guerre civile. Mais l’élite helvétique réussit à désamorcer la situation par des réformes politiques et sociales introduites à la hâte. Aux Pays-Bas, en novembre 1918, la bourgeoisie croyait que la révolution était imminente. Des troupes avaient été mobilisées pour éventuellement intervenir contre les nombreux grévistes et autres manifestants du pays. Là aussi, la paix sociale sera maintenue grâce à l’introduction rapide de réformes telles que la journée de travail de huit heures.

Au cours du XXe siècle, des pays occidentaux tels que la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas ont atteint un niveau de démocratie et de prospérité remarquablement élevé. On ne peut nier, et de nombreux historiens le reconnaissent, que la vague de réformes introduites à la fin de la Première Guerre mondiale a constitué un grand pas en avant dans le processus qui a produit cet heureux résultat. Il est également indéniable que ces réformes n’auraient pas été promulguées si les élites qui les avaient parrainées n’avaient pas été à ce point terrifiées par ce qui s’était passé en Russie : la révolution d’Octobre.

L’enfant de la révolution d’Octobre, l’Union Soviétique, a également apporté des contributions non négligeables à la cause de la démocratie et de la liberté en Europe occidentale. Par exemple, on ne peut nier que c’est l’État soviétique qui, durant la Seconde Guerre mondiale, a le plus contribué à la victoire sur l’Allemagne nazie. Sans la révolution d’Octobre, qui a métamorphosé l’Empire russe, encore largement féodal, en Union Soviétique, cette réalisation n’aurait pas été possible. En 1914, la force de la Russie tsariste fut grossièrement surestimée tant par ses amis que par ses ennemis ; inversement, en 1941, lorsque l’Allemagne nazie a attaqué le pays, la force de l’Union soviétique a été grossièrement sous-estimée. Non seulement à Berlin, mais aussi à Londres et à Washington, les chefs d’armée étaient convaincus que la Wehrmacht traverserait l’Armée rouge « comme un couteau chaud dans du beurre » et que la Blitzkrieg d’Hitler dans l’est se terminerait en huit semaines par un fracassant triomphe allemand. Cependant, grâce à la révolution d’Octobre et à l’industrialisation extrêmement rapide du pays qui s’ensuivit, la terre des Soviets était devenue une puissance militaire de première classe, comme le découvriraient les envahisseurs nazis, de façon spectaculaire, à Stalingrad. Et n’oublions pas que même l’Europe occidentale a dû sa libération de la tyrannie nazie aux Soviets. Près de quatre-vingt-dix pour cent des forces armées nazies étaient enchaînés au Front de l’est, ce qui permit les débarquements en Normandie et les succès subséquents des Américains, Britanniques, Canadiens et autres sur le front occidental. Le général Eisenhower l’a admis à une occasion.

Revenons au thème des réformes sociales et politiques qui ont porté en Europe occidentale des mesures démocratiques sans précédent au XXe siècle. La première vague de ces réformes a eu lieu après la Première Guerre mondiale et n’aurait pas eu lieu sans la révolution d’Octobre. Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale ont été marqués par l’arrivée d’une deuxième vague de réformes politiques et sociales à l’origine de ce qu’on appelle l’« État providence ». Pour cette forte dose de démocratie, une grande part de mérite revient à la révolution d’Octobre, ou plutôt à son fruit, l’Union soviétique. La victoire de cet État socialiste et anti-impérialiste contre l’Allemagne nazie capitaliste et impérialiste suscita un intérêt et un enthousiasme énormes pour le « contresystème » socialiste du capitalisme, dont le nazisme, comme le fascisme en général, avait été une manifestation. Les élites de pays tels que la Grande-Bretagne furent de nouveau très alarmées. Dans le seul but d’éviter les troubles révolutionnaires, elles introduisirent à la hâte des réformes démocratiques qu’elles abhorraient vraiment, mais qui avaient le mérite d’apaiser les masses agitées. Nous pouvons ainsi comprendre pourquoi c’était un politicien très conservateur, Lord Beveridge, qui était le parrain de l’État-providence britannique. Une dose importante de démocratie a été administrée dans d’autres pays occidentaux pour la même raison.

Pour le degré de démocratie politique et sociale sans précédent dont elle a eu le privilège de jouir après 1945, la population des pays occidentaux devrait être reconnaissante des Russes (et des autres peuples de l’empire tsariste) qui ont fait la révolution d’Octobre, ainsi que de Lénine et des bolchéviques, qui ont fourni à cette révolution une indispensable direction.

 

Source: Investig’Action

 

Jacques R. Pauwels (né à Gand, Belgique, en 1946) vit depuis 1969 ans au Canada. Docteur en sciences politiques et en histoire, il a enseigné ces matières à l’Université de Toronto. Il est l’auteur des livres Le mythe de la bonne guerre, Big business avec Hitler et 1914-1918. La grande guerre des classes aux Editions Aden.

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