Colombie – réforme agraire : un problème ancien et une solution différée

En Colombie, la tâche du nouveau président de gauche et de sa colistière s’avère compliquée concernent la réforme agraire. De nombreuses leçons de l’histoire peuvent être tirées. En vue de réduire les inégalités sociales et économiques, cette mesure fait partie des politiques les plus importantes à mener, elle nécessitera l’activation de nombreux leviers mais également de tenir face à l’ingérence et le lobby des corporations. (IGA)

Petro et Márquez peuvent reconstruire le pouvoir institutionnel pour lancer une réforme agraire, mais beaucoup de fermeté sera nécessaire pour affronter le lobby de l’oligarchie et il faudra que l’État récupère son autonomie face aux pouvoirs économiques.

Avec le triomphe de Gustavo Petro et de Francia Márquez aux dernières élections présidentielles en Colombie, le pays va assister à une série de débats sur les réformes nécessaires pour réduire les inégalités économiques et sociales et mettre un point final au conflit armé qui dure depuis plus d’un demi-siècle.

Certaines de ces réformes seront difficiles à mettre en place car elles concernent la structure de toute la société colombienne, comme c’est le cas de la réforme agraire. Elle se présente comme une nécessité inévitable, non seulement pour appliquer les accords de paix signés avec les FARC en 2016 mais aussi pour apporter une solution aux problèmes économiques et sociaux du pays.

Pour que la réforme aboutisse il faut recourir à l’histoire et revoir certains des éléments qui ont eu une incidence sur l’échec aussi bien de la loi 200 de 1936 que la loi 135 de 1961. Pourquoi les réformes agraires ont-elles échoué dans le passé ? Comment cet échec doit-il nous alerter sur l’avenir d’une troisième tentative de réformer la loi sur propriété de la terre.

À la première question on peut répondre selon de multiples perspectives mais elle est en rapport avec la valeur de la terre et la spéculation. La Colombie étant un pays où l’industrialisation a été limitée, les grands propriétaires terriens ont conservé un pouvoir politique et économique capable d’influencer les orientations des politiques de la propriété et de l’usage de la terre. La stratégie employée, tant en 1936 qu’en 1961, a été d’adapter l’application de la réforme à leurs intérêts en partant de modifications de délais, de conceptions et de procédures.

Outre l’établissement d’un cadastre rural qui permette à l’État d’établir clairement la carte de la propriété rurale le nouveau gouvernement donnera la priorité à l’augmentation de la production pour laquelle il sera fondamental d’utiliser les terres appropriées, en incluant les latifundios en jachère. Il faut rappeler qu’aussi bien la loi 200 de 1936 que la 135 de 1961, fixèrent des délais pour mettre en exploitation les terres inexploitées sous peine d’expropriation.

La loi 200 a été modifiée par la loi 100 de 1944. Elle a allongé le délai fixé pour démontrer la productivité des terres inexploitées. Le délai originel arrivait à échéance en 1946 mais la loi 100 le prolongea de 10 années, ce qui veut dire que les grands propriétaires ont bénéficié de presque 20 ans pour adapter leur terre, un temps suffisant pour que les changements politiques empêchent leur mise en application. C’est là un exemple de modification des délais et le maintien du statu quo.

Pour l’application de la loi 135 les syndicats ruraux ont fait remarquer en de nombreuses occasions que l’État était le plus grand latifundiste du pays et que dans cette mesure c’était ses terres qui devaient être distribuées. C’est pour cette raison que la loi a été orientée vers la distribution de terres en friche et non vers l’expropriation.

Un autre mécanisme a été la modification des critères de productivité : sous le gouvernement de Misael Pastrana (1970-1974) on a considéré l’ensemencement de terres de pâture et l’élevage extensif comme preuve d’une véritable exploitation. Aussi bien la modification des délais en 1944 que le changement des critères en 1972, révèlent une réticence historique des latifundistes à passer d’un modèle de rente à un modèle de plus-value.

Pour intensifier la production Petro et Márquez ont annoncé la création d’un impôt de revenu forfaitaire. Ce mécanisme a été largement débattu tout au long de la décennie des années cinquante et à la fin des années soixante. Finalement bien que l’impôt ait été voté par la loi 5 de 1973, les grands propriétaires, organisés en puissantes corporations, ont obtenu à nouveau du lobby que la loi soit modifiée en 1975. Cette modification a été accompagnée d’exemptions tributaires et d’une amnistie pour fraudes fiscales.

En ce sens, Petro et Márquez peuvent obtenir une augmentation du contrôle sur les zones rurales avec un nouveau recensement des zones agricoles et d’élevage, peuvent obtenir l’institutionnalisation pour promouvoir et mettre en application la réforme agraire, peuvent réussir à relancer la production et même, comme l’a affirmé Petro, peuvent créer une alliance État-paysannat dans ce but, comme tenta de le faire Carlos Lleras Restrepo (1966-1970) avec la création de l’Asociación Nacional de Usuarios Campesinos (ANUC).

Mais si la réforme agraire ne parvient pas à s’imposer face à l’ingérence et le lobby des corporations, si des avancées décisives ne s’imposent pas pour que l’État récupère le contrôle des zones rurales et si celui-ci ne recouvre pas son autonomie face aux puissances économiques, tous les efforts du nouveau gouvernement peuvent se solder par un échec de plus dans l’histoire de la réforme agraire en Colombie.

Source: Dial

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