Colombie : approfondir le changement ou accélérer le coup d’Etat ?

Le triomphe du gouvernement du changement et du pouvoir de la vie, des “rues et des places”, a marqué une rupture historique dans la ligne de continuité des gouvernements traditionnels de la bourgeoisie. Pour la première fois dans l’histoire de la république, un président est élu qui, d’une part, représente un large mouvement populaire et des citoyens libres et, d’autre part, n’est pas issu des partis politiques libéraux et conservateurs, partis avec lesquels la Colombie a été gouvernée par une seule classe, l’oligarchie.

Le gouvernement de l’espoir, comme ils l’appellent, avec un large soutien populaire, a commencé à naviguer dans les eaux turbulentes et polluées de la politique colombienne, comme tout le monde le sait. Il a passé huit mois à essayer de faire adopter un programme de réformes urgentes que la société des exclu·es réclame à cor et à cri ; des réformes qui, sans être les plus radicales et étant conformes à la Constitution, se heurtent à une opposition féroce et à la préparation d’un coup d’État par la classe qui s’est historiquement transformée en narco-oligarchie.

Cette opposition, dépourvue de scrupules et de respect pour les formes et les règles, a utilisé différentes stratégies pour l’épuiser et créer les conditions d’un coup d’État (soft) contre le premier gouvernement qui cherche à réformer l’État corrompu et criminel, au service des mafias, et à lui redonner le caractère d’un État social de droit, tel qu’il est établi dans la Constitution.

Quiconque connaît et a étudié l’évolution et les changements radicaux qu’a connus l’État colombien au cours des cinq dernières décennies ne peut nier qu’il s’agit d’un État en déliquescence. Un État au service d’une minorité qui s’est emparée et enrichie des biens publics, du budget national, de la foire aux emplois publics, des grandes entreprises et des contrats qu’elle a monopolisés pour ses cercles oligarchiques, ses clients, ses serviteurs et ses laquais.

Cette concentration disproportionnée de la richesse en Colombie entre les mains de quelques-uns a laissé une majorité sans droits constitutionnels, qui souffre d’exclusion, de violence d’État lorsqu’elle proteste, d’extermination systématique, ainsi que de pauvreté massive, de chômage, de manque de services de base, d’accès de qualité à la santé, à l’éducation, à la culture et à un logement décent.

Il ne fait aucun doute que ceux qui s’opposent radicalement au gouvernement de changement sont les véritables facteurs de pouvoir dirigés par les forces politiques vaincues, à l’intérieur et à l’extérieur du pays (l’ingérence et les intérêts de l’impérialisme usaméricain), comme le grand capital, les banques privées, les institutions clés telles que le bureau du procureur général, l’armée et la police, les paramilitaires et les groupes paraétatiques de contre-insurrection qui continuent d’assassiner systématiquement les dirigeants sociaux, le haut clergé et les monstrueux médias capitalistes. Entre-temps, le gouvernement du changement ne peut compter que sur le triomphe électoral et une importante majorité populaire mobilisée.  

Par conséquent, le nouveau cabinet nommé par le président Petro soulève des questions fondamentales sur ce qu’il devra affronter à partir de maintenant, outre l’argument selon lequel ce qui est recherché est un “pacte social” avec toutes les forces politiques, principalement avec celles qui s’opposent radicalement à son mandat, le sabotent et cherchent à lui faire un coup d’État, comme l’a averti le jésuite Javier Giraldo, défenseur renommé des droits humains en Colombie. Par conséquent, si le gouvernement cherche à briser le siège dans lequel l’oligarchie l’a encerclé, en utilisant toutes les formes et tous les moyens de lutte politique, la seule chose garantie est que d’autres attaques se produiront, et nous ne savons guère comment, quoi et quand elles se produiront.

C’est pourquoi nous – mouvement populaire, citoyens libres et peuple mobilisé – devons être extrêmement vigilant
·es, pour reprendre immédiatement les rues et revenir à la lutte populaire et extraparlementaire, comme cela a été fait lors de la grève nationale du 28 avril 2021, qui est rapidement devenue l’explosion sociale la plus redoutée en Colombie depuis des décennies.

Les profils des nouveaux membres du cabinet se caractérisent par leur parcours académique impeccable, leur expérience et leur spécialisation dans les questions liées aux postes auxquels ils ont été nommés, mais surtout, la plupart d’entre eux font partie du cercle de confiance du président, ayant déjà travaillé avec lui à la mairie de Bogota ou lorsqu’il était sénateur. Mais il y a aussi le contingent de convertis des partis traditionnels comme le ministre de l’intérieur, libéral, ancien sénateur (Luis Fernando Velasco) qui se trouve depuis quelques années dans le camp dissident de ce parti traditionnel ; un ministre des TIC (Mauricio Lizcano) fils d’un leader politique libéral corrompu du Caldas, héritier d’une énorme tradition politichienne ; et même un ministre de la Santé (Guillermo Alfonso Jaramillo) qui est médecin, chirurgien cardio-pédiatre et ancien gouverneur de Tolima sous le gouvernement de Virgilio Barco (libéral, 1986-1990).

Sans aucun doute, le fait d’avoir offert la tête de la ministre de la Santé Carolina Corcho sur un plateau d’argent à la droite, qui sabote les réformes urgentes dont le pays a besoin, relève davantage de la vieille stratégie d’un pas en avant et deux pas en arrière, avec l’idée de créer les conditions d’une nouvelle alliance de classe ou d’un pacte social, en cherchant un allié qui, peut-être, n’est pas au parlement mais dans les rues et dans les champs. 

Ce coup de barre à la tête du pays sans boussole est certainement le résultat de la tentative du gouvernement de faire passer en urgence une réforme vaste et profonde qui, en raison de la nécessité de créer des accords avec l’opposition pour la faire passer, est déjà en train de brinquebaler.

La question qui se pose est la suivante : quelle est la différence entre le nouveau cabinet et le précédent ? Elle semble être plus formelle que substantielle. Le pacte social que le gouvernement propose aujourd’hui n’est pas défini par un remaniement ministériel, la nouvelle alliance de classe qui est proposée est définie en termes concrets par un rapport de forces qui, dans les conditions actuelles, se situe en dehors du parlement bourgeois. Un parlement qui, en raison des majorités fragiles et incertaines auxquelles il est exposé, n’offre aucune garantie réelle pour la formation d’un gouvernement solide et cohérent qui apportera le changement tant attendu.

Par ce geste, le président Gustavo Petro s’éloigne du sujet politique, le seul véritable facteur de pouvoir, parmi d’autres, qui puisse briser l’état d’inertie et de stagnation du processus dans lequel la Colombie est plongée. Peut-être est-il convaincu que c’est à partir du parlement, aussi usé et illégitime soit-il, qu’il doit continuer à insister sur la recherche d’une majorité relative en faveur de la réforme, même si cette alliance de classe n’est pas en réalité une garantie pour y parvenir, et qu’au contraire, elle n’est qu’une stratégie de plus pour l’affaiblir encore davantage.

Ce n’est pas en mettant un autre collier au même chien que l’on obtiendra des changements. Cette alliance de classe dépendra toujours de la somme de tous les facteurs réels de pouvoir, et les facteurs concrets et existants, à l’exception du peuple mobilisé et du mouvement populaire, ne sont pas du côté du changement, mais du continuisme oligarchique qui ne cherche qu’à mettre fin au nouveau gouvernement, même si celui-ci a la légitimité des votes qui l’ont élu, mais pas une majorité parlementaire suffisante pour vaincre les forces qui ont gouverné la Colombie par la thanatopolitique.

En outre, il reste à voir si le pronostic de certains cadres oligarchiques, qui ont affirmé que Petro est le meilleur pompier de Colombie pour éteindre le volcan en ébullition qu’est la société colombienne, se réalisera. Cela ne sera possible que si la patience du peuple tient bon et n’explose pas n’importe quand, face à un événement inattendu ou sciemment provoqué.

Déjà, certains secteurs de la jeunesse, en particulier le secteur étudiant, commencent à ne plus croire un gouvernement qui a fait des changements mais qui les a laissés seuls et oubliés (à l’exception des dettes auprès d’ ICETEX [Institut colombien de crédit éducatif et d’études techniques à l’étranger, qui donne des prêts d’études ; le gouvernement a effacé les dettes de 8 000 étudiants, NdT] et de la promesse de plus d’universités et de financements), un gouvernement qui a sans doute pris des décisions qui favorisent les secteurs populaires (la prime ou le revenu pour les 3 millions de femmes cheffes de famille), a remis des biens confisqués à la mafia à des familles victimes de déplacements et d’expropriations, a fait preuve de détermination et de résultats dans la lutte contre le trafic de drogue, mais n’a toujours pas rempli d’autres points importants du programme de changement.

Des dizaines de jeunes qui ont participé au soulèvement social du 28 avril en 2021 sont toujours en prison. Ce n’est qu’un exemple du mécontentement croissant des secteurs qui ont contribué au changement par le biais de la lutte populaire et extraparlementaire, et qui commencent à douter de la capacité de manœuvre et de décision d’un gouvernement faible et qui s’éloigne des secteurs et du mouvement social. La soi-disant paix totale avance avec beaucoup d’obstacles, tandis que l’extermination quotidienne des leaders sociaux se poursuit. Et la question de la terre pour réaliser l’accord de paix non respecté avec les ex-FARC continue de s’enliser parce que l’aile droite est enracinée, armée et déterminée à empêcher une véritable réforme agraire en Colombie, tandis que le gouvernement avance comme une tortue, l’aile droite des paramilitaires et propriétaires terriens se déchaîne. 

Après le triomphe colossal et historique, il semble que nous ayons été anesthésiés par la croyance que tout serait résolu avec un nouveau gouvernement pour le changement et pour la vie ; alors que ce que nous avons vu, c’est que l’exercice de la gouvernance à partir d’un État décomposé et d’un parlement illégitime qui, en outre, représente les intérêts d’une classe assoiffée de sang, n’est rien d’autre qu’une répétition de la même chose.

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