Ciro Guerra : « le cinéma est un cadeau que nous laissons à l’avenir »

“L’Étreinte du Serpent” est l’un des meilleurs films d’Amérique latine de tous les temps, sélectionné pour l’Oscar du meilleur film de langue étrangère en 2016. Son histoire captivante se déroule dans un temps circulaire où plusieurs histoires s’entremêlent, montrant une grande sensibilité envers la vision du monde indigène et sa relation étroite avec la nature. L’aventure entre le chaman amazonien et le scientifique occidental oscille entre la malédiction et l’espoir. A travers la recherche d’une plante sacrée, l’on entrevoit le sentier perdu de l’humanité. Son réalisateur, le cinéaste colombien Ciro Guerra, nous a accordé cette interview exclusive.


 

Alex Anfruns: Quelle a été la diffusion de votre film “L’Étreinte du Serpent” en Amérique latine et comment a-t-il été accueilli?

 

Ciro Guerra: Il a été très bien accueilli. Le problème du marché en Amérique latine c’est qu’il est très fermé pour nos propres films. Les 90% du marché sont du cinéma américain. On regarde davantage de cinéma européen en Amérique latine que les films d’autres pays latino-américains.

Malgré cela, “L’Étreinte du Serpent” a pu bénéficier d’une exhibition commerciale dans la plupart des pays d’Amérique du Sud, et il a eu un succès important dans plusieurs d’entre eux: Mexique, Argentine, Brésil, ce qui, au niveau commercial, n’est hélas pas le cas pour nos films d’habitude. En Argentine, le film a eu une très bonne distribution et a duré près de six mois dans les cinémas, ce qui est vraiment beaucoup.

 

Photo : L’Etreinte du serpent

 

Même si le cinéma de divertissement reste majoritaire, votre œuvre est la preuve qu’un autre cinéma de qualité est possible. Dans quelle situation se trouve cet autre cinéma latino-américain?


Oui, actuellement on produit beaucoup de cinéma en Amérique latine, beaucoup plus de cinéma que ce qui a été produit au siècle précédent. Et une grande partie de ce cinéma est éloigné du modèle des films de divertissement. Donc, en termes de production, il y a un cinéma en bonne santé en ce moment. Le principal problème reste celui de l’exhibition et de la distribution, car ces chaînes sont très fermées aux propositions différentes. Donc, même si l’on en produit beaucoup, on le regarde assez peu.

 

Dans votre film, la vision du monde des peuples amazoniens est très présente. Comment est né votre intérêt pour le monde indigène?
 

C’est une culture qui a été délibérément effacée et qui n’est donc pas facilement accessible. L’intention de faire ce film a surgi justement à partir de ma curiosité pour cet autre pays. Dans le cas de la Colombie, l’Amazonie représente la moitié du territoire national, et pourtant c’est perçu comme une autre planète pour les Colombiens… Donc, le film a surgi de cette curiosité et du besoin d’aborder ce qui a été caché et refusé depuis si longtemps.

 

Source: “Época del caucho: imágenes del horror”, de Percy Vilchez Vela. Tierra Nueva Eds., Iquito 2012

 

Justement dans le film vous montrez la violence de l’exploitation du caoutchouc. Cet épisode du boom du caoutchouc à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, est-il suffisamment connu dans les pays latino-américains qui partagent le territoire amazonien?
 

Non, on ne le connaît pas suffisamment. Le génocide « cauchero » est le pire épisode de l’histoire de la Colombie, et beaucoup de Colombiens ne le connaissent pas. C’est une partie de notre histoire qui a été effacée, non seulement en Colombie, mais aussi dans d’autres pays où des références historiques existent et peuvent être consultées dans les livres d’histoire, mais ce n’est pas quelque chose qui fait partie de la mémoire collective du pays ou de la société.

 

Le cinéma pourrait-il aider à récupérer cette mémoire historique?

 

Oui, je pense que le cinéma est un outil qui récupère la mémoire. Je pense que c’est un cadeau que nous laissons à l’avenir, aux nouvelles générations. Le cinéma est un langage accessible à n’importe qui, indépendamment de son origine, de son éducation ou de ses antécédents. C’est ce qui le rend magique.

 

La situation des peuples amazoniens d’aujourd’hui peut-elle être comparée à celle du début du XXe siècle?
 

Non, la situation s’est considérablement améliorée. Dans les années 1980, la Colombie a approuvé la loi du « Resguardo » (Protection, NdT). Cette loi a fait de la Colombie un pays pionnier parce qu’elle reconnaissait la propriété des communautés autochtones sur leur territoire. Cela impliquait un changement radical pour les communautés autochtones, car elles sont devenues maîtres de leur territoire, ce qui n’était jamais arrivé auparavant.

Dès lors, les conditions des communautés ont changé d’une manière très importante. Certaines communautés indigènes qui avaient beaucoup souffert et qui étaient sur le point de disparaître ont connu une amélioration substantielle de leur qualité de vie.

 

Photo : L’Etreinte du serpent

 

Cependant, les dangers se poursuivent autrement. Le problème qui est venu plus tard n’était pas le fait du gouvernement, mais de l’exploitation illégale des ressources ainsi que des mines illégales. C’est le problème qui se poursuit aujourd’hui. Maintenant, ce ne sont plus les barons du caoutchouc qui constituent une menace, mais ceux qui exploitent les ressources de manière illégale, comme le bois ou la coca pour le narcotrafic.


Il y a également beaucoup de pression de la part des entreprises minières, car malgré le fait que les autochtones possèdent le territoire, de larges parties de ces territoires sont convoitées par les sociétés minières transnationales. Elles mettent à l’œuvre toutes sortes d’actions pour faire pression et, dans certains cas, pour tromper les communautés afin d’autoriser l’exploitation. C’est donc encore une situation complexe, mais pas de la même façon que dans l’époque dépeinte par le film.

 

Vous avez déclaré que le fait de tourner ce film collectivement, avec des acteurs autochtones, fut tellement unique qu’il n’aurait même pas du y avoir les crédits nécessaires. Comment fut cette expérience pendant le tournage?
 

Oui, le processus de production du film eut lieu dans un esprit très spécial et contagieux, très proche des enseignements des peuples amazoniens. Aucun film de fiction n’avait été filmé dans l’Amazonie colombienne depuis trente ans. Donc c’était un film qui au début semblait très difficile à faire. Mais cela ne fut possible que grâce à un effort très conscient et à la volonté de notre équipe de travail. Le film existe grâce à cet état d’esprit spécial et unique que l’équipe lui a apporté.

Nous pensions que la meilleure façon pour que le film soit présenté dans le monde était en tant que « bien collectif », plutôt que comme le travail d’un seul auteur. Ce concept du bien collectif est très amazonien, et je pense qu’il est bon de l’apporter au cinéma.

Nous voulions qu’il y ait une proximité et une coexistence avec les peuples amazoniens, qui ne sont pas seulement représentés devant la caméra, mais aussi derrière la caméra, entourant l’équipe à tout moment. Il y a eu un processus de recherche préalable, mais il a été complété par un processus de vie très profond que nous avons reflété dans le film.

 

J’aimerais également connaître votre point de vue personnel sur un sujet très actuel en Colombie. Depuis leur signature il y a presque un an, les accords de paix ont ouvert une perspective de libertés démocratiques dans le pays. Comment percevez-vous cette évolution?
 

Pour moi, c’est très positif, j’ai soutenu les accords de paix. C’est une étape très importante, ce qui n’implique pas nécessairement que l’on soit d’accord avec l’idéologie de ceux qui le signent. Mais je crois que c’est une étape importante et je suis très heureux que cela ait eu lieu.

Il est inquiétant que ces accords aient généré une polarisation et qu’ils n’aient pas le soutien d’une grande partie des Colombiens. Mais je pense que ce sont les conséquences d’une telle durée de conflit, et ce sont des blessures sur lesquelles nous devons travailler afin de les soigner.

 

Pour finir, que pourriez-vous nous dire de votre travail actuel et de vos projets à venir?

 

Nous venons de terminer le tournage d’un nouveau film que nous avons tourné dans la région de Guajira, dans le nord de la Colombie, et nous espérons pouvoir l’offrir au public l’année prochaine. Le film s’intitule “Oiseaux d’été”. Il parle de la transformation sociale qu’a traversé une région du nord de la Colombie dans les années 1970. Nous travaillons à nouveau avec une communauté indigène, cette fois c’est la communauté Wayuu.

 

Source : Le Journal de Notre Amérique : Jallala !, n°28, septembre 2017.


 

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