Chomsky: La volonté des États-Unis de “régner en maître” alimente le conflit en Ukraine

Dans cet entretien publié le 16 février sur Truthout, le célèbre intellectuel Noam Chomsky explique pourquoi les États-Unis ne peuvent pas gérer leurs différends avec la Russie et la Chine autrement que par le conflit. Il s’attarde sur la crise ukrainienne et les alliances militaires qui se mettent en place en Asie. Il alerte aussi sur les dangers de vouloir maintenir une hégémonie mondiale dans un monde multipolaire. Les grandes puissances n’ont d’autre choix que de coopérer ou elles risquent de s’effondrer ensemble et d’entraîner le monde dans leur chute, prévient Noam Chomsky. (IGA)


 

La panique politique irrationnelle est un phénomène aussi américain que la tarte aux pommes. Souvent, elle résulte de l’incapacité des pouvoirs en place à contrôler l’issue de développements susceptibles de remettre en cause les intérêts de l’ordre socio-économique existant ou le statu quo de l’environnement géostratégique. L’époque de la guerre froide en dit long sur ce phénomène, mais il s’est déjà manifesté de façon évidente lors de périodes antérieures – par exemple, avec le premier “péril rouge” au lendemain de la Première Guerre mondiale. Nous pouvons également établir des parallèles clairs avec les réactions actuelles sur l’Ukraine et la montée de la Chine. Dans l’entretien qui suit, Noam Chomsky, intellectuel public de renommée mondiale, se penche sur le phénomène des paniques politiques irrationnelles aux États-Unis. Il met l’accent sur les développements actuels en matière de politique étrangère, mais aussi sur les dangers de vouloir maintenir une hégémonie mondiale dans un monde multipolaire.

 

C.J. Polychroniou : La culture politique aux États-Unis semble avoir une propension à l’alarmisme lorsqu’il s’agit de développements politiques qui ne sont pas en phase avec les intérêts économiques, l’idéologie dominante et les intérêts stratégiques des pouvoirs en place. En effet, de la panique anti-espagnole de la fin des années 1890 à la rage d’aujourd’hui face aux préoccupations sécuritaires de la Russie à l’égard de l’Ukraine, en passant par le rôle croissant de la Chine dans les affaires mondiales et tout ce qui se trouve entre les deux, l’establishment politique et les médias US ont tendance à répondre par un alarmisme total aux développements qui ne sont pas en phase avec les intérêts, les valeurs et les objectifs des États-Unis. Pouvez-vous commenter ce phénomène particulier, en mettant l’accent sur ce qui se passe aujourd’hui avec l’Ukraine et la Chine ?

Noam Chomsky : C’est tout à fait vrai. Parfois, c’est même difficile à croire. L’un des exemples les plus significatifs et les plus révélateurs nous est offert par le cadre rhétorique du principal document de planification interne élaboré durant les premières années de la guerre froide, le NSC-68 de 1950. Il a été publié peu après “la perte de la Chine” qui avait déclenché une véritable frénésie aux États-Unis. Il est bon de s’en souvenir aujourd’hui, alors que des résonances de cette folie se font de nouveau entendre – et ce n’est pas la première fois, c’est même une constante.

Les recommandations politiques du NSC-68 ont été largement discutées dans les milieux universitaires, mais en mettant de côté la rhétorique hystérique. Ces recommandations se lisent comme un conte de fées : le mal absolu confronté à la pureté absolue et au noble idéalisme. D’un côté, il y a l’ “État esclavagiste”, avec sa “conception fondamentaliste” et son “besoin compulsif” d’obtenir une “autorité absolue sur le reste du monde”, détruisant tous les gouvernements et les “structures de la société” partout. Son mal absolu contraste avec notre pure perfection. Le “but fondamental” des États-Unis est d’assurer “la dignité et la valeur de l’individu” partout. Ses dirigeants sont animés par “des impulsions généreuses et constructives”, et ils sont marqués par “l’absence de convoitise dans nos relations internationales”. Et cela se manifeste particulièrement dans les sphères traditionnelles de l’influence américaine, à savoir l’hémisphère occidental, qui a longtemps joui de la tendre sollicitude de Washington, comme ses habitants peuvent en témoigner.

Toute personne familière de l’Histoire et de l’équilibre réel du pouvoir mondial à l’époque aurait réagi à ce pamphlet avec une totale perplexité. Même les auteurs, issus du département d’État, ne pouvaient pas croire ce qu’ils écrivaient. Certains d’entre eux ont par la suite donné une indication de ce qu’ils étaient en train de faire. Le secrétaire d’État Dean Acheson a expliqué dans ses mémoires que pour faire passer l’énorme expansion militaire prévue, il était nécessaire de “matraquer l’opinion collective au “sommet du gouvernement”” d’une manière qui était “plus claire encore que la vérité”. Le très influent sénateur Arthur Vandenberg l’a sûrement compris aussi lorsqu’il a conseillé [en 1947] que le gouvernement devait faire peur au peuple américain” pour le sortir de son pacifisme arriéré.

Les précédents sont nombreux, et les tambours de guerre battent en ce moment pour tirer la sonnette d’alarme auprès des Américains, trop complaisants et trop naïfs face à ce “chien enragé” de Poutine qui veut détruire la démocratie partout et soumettre le monde à sa volonté. D’autant plus qu’il est maintenant allié à l’autre “Grand Satan”, Xi Jiping.

Le sommet Poutine-Xi du 4 février, qui coïncidait avec l’ouverture des Jeux olympiques, a été reconnu comme un événement majeur dans les affaires mondiales. Son compte rendu dans un article important du New York Times est intitulé “Un nouvel axe”, l’allusion n’étant pas dissimulée. Le journal fait état des intentions de réincarner des puissances de l’Axe : “Le message que la Chine et la Russie ont envoyé aux autres pays est clair”, écrit David Leonhardt. “Elles ne feront pas pression sur les autres gouvernements pour qu’ils respectent les droits de l’homme ou organisent des élections.” Et au grand dam de Washington, l’Axe attire deux pays du “camp américain”, l’Égypte et l’Arabie saoudite. Deux exemples formidables de la façon dont les États-Unis respectent les droits de l’homme et les élections dans leur camp – en fournissant un flux massif d’armes à ces dictatures brutales et en participant directement à leurs crimes. Le Nouvel Axe soutient également qu’“un pays puissant devrait être en mesure d’imposer sa volonté dans sa sphère d’influence déclarée. Ce pays devrait même être en mesure de renverser un gouvernement voisin plus faible sans que le monde intervienne” – une idée que les États-Unis ont évidemment toujours abhorrée, comme nous l’enseigne l’Histoire.

Il y a 2500 ans, l’Oracle de Delphes a lancé une maxime : “Connais-toi toi-même”. Ça vaut peut-être la peine de s’en souvenir.

Comme pour le NSC-68, il y a de la méthode dans la folie. Ainsi, la Chine et la Russie représentent de réelles menaces. Et l’hégémon mondial ne les prend pas à la légère. Il y a quelques caractéristiques communes qui interpellent dans la façon dont l’opinion et la politique étasuniennes réagissent à ces menaces. Elles méritent que l’on s’y attarde.

L’Atlantic Council décrit la formation du Nouvel Axe comme un “changement tectonique dans les relations mondiales” avec des plans qui donnent véritablement le tournis : “Les parties ont convenu de lier plus étroitement leurs économies par le biais d’une coopération entre les nouvelles routes de la soie de la Chine et l’Union économique eurasienne de Poutine. Elles travailleront ensemble au développement de l’Arctique. Elles approfondiront la coordination dans les institutions multilatérales et dans la lutte contre le changement climatique.”

Nous ne devons pas sous-estimer la grande importance de la crise ukrainienne, ajoute Damon Wilson, président du National Endowment for Democracy. “Les enjeux de la crise d’aujourd’hui ne concernent pas seulement l’Ukraine, mais l’avenir de la liberté”, rien de moins.

Des mesures fortes doivent être prises immédiatement, déclare le chef de la minorité du Sénat, Mitch McConnell : “Le président Biden devrait utiliser tout ce qu’il a dans sa boîte à outils et imposer des sanctions sévères avant toute invasion et non après.” Il n’est plus temps de tergiverser avec des appels à la Macron pour essayer de tempérer la violence de l’ours enragé.

La doctrine qui nous est offerte, c’est que nous devons faire face à la formidable menace de la Chine et rester fermes sur l’Ukraine, tandis que l’Europe hésite et que l’Ukraine nous demande d’atténuer la rhétorique et de poursuivre les mesures diplomatiques. Heureusement pour le monde, Washington est inébranlable dans son attachement à ce qui est juste et droit, même s’il est presque isolé, comme lorsqu’il a envahi vertueusement l’Irak ou quand il étrangle Cuba au mépris d’une protestation internationale pratiquement uniforme, pour ne prendre que deux exemples parmi une pléthore.

Soyons clairs, l’adhésion à la doctrine n’est pas uniforme. Il y a des déviations, surtout à l’extrême droite  avec Tucker Carlson, probablement la voix la plus influente de la télévision. Il a déclaré que nous ne devrions pas nous impliquer dans la défense de l’Ukraine contre la Russie, car nous devrions consacrer toutes nos ressources à la lutte contre la menace chinoise, bien plus grave. Nous devons revoir nos priorités dans la lutte contre l’Axe.

Les avertissements concernant la mobilisation de la Russie pour envahir l’Ukraine sont un événement médiatique annuel depuis les crises de 2014, avec des reportages réguliers sur des dizaines ou des centaines de milliers de troupes russes se préparant à attaquer. Aujourd’hui, cependant, les avertissements sont beaucoup plus stridents, avec un mélange de peur et de ridicule autour du dénomme “Vald le fou”. Thomas Friedman du New York Times décrit ainsi le “psychodrame d’un seul homme, avec un complexe d’infériorité immense envers l’Amérique, qui le laisse toujours traquer le monde avec rancune et aigreur”. Sous un autre angle, on pourrait simplement considérer que le leader russe cherche en vain une réponse à ses demandes répétées pour que les préoccupations de la Russie soient prises en compte. Une analyse réalisée par MintPress a révélé que 90 % des articles d’opinion publiés dans les trois principaux journaux US ont adopté une position belliciste à travers une multitude de questions. C’est un phénomène qu’on observait déjà durant les jours qui ont précédé l’invasion de l’Irak. En fait, on l’observe de manière routinière dès que l’État donne le la.

En 1950 déjà, on dénonçait la conspiration sino-soviétique qui cherchait à établir une “autorité absolue sur le reste du monde”. Dans la même veine aujourd’hui, on dit que les États-Unis doivent agir de manière décisive pour contrer le Nouvel Axe qui menace “l’ordre mondial fondé sur des règles”, un ordre salué par les commentateurs US. Je reviendrai brièvement sur ce concept intéressant.

Le “glissement tectonique” n’est pas un mythe, et il constitue une menace pour les États-Unis. Il menace la primauté des États-Unis dans l’élaboration de l’ordre mondial. C’est vrai pour les deux zones de crise, aux frontières de la Russie et de la Chine. Dans les deux cas, des règlements négociés sont à portée de main : des règlements régionaux. S’ils sont conclus, les États-Unis n’auront qu’un rôle auxiliaire, qu’ils ne seront peut-être pas prêts à accepter quitte à attiser des confrontations extrêmement dangereuses.

En Ukraine, les grandes lignes d’un règlement sont bien connues de toutes les parties ; nous en avons déjà discuté. Je le répète, l’issue optimale pour la sécurité de l’Ukraine (et du monde) est le type de neutralité autrichienne/nordique qui a prévalu pendant les années de la guerre froide. Elle offrait la possibilité de faire partie de l’Europe occidentale dans la mesure où ils le souhaitaient, à tous égards, mais elle empêchait l’installation de bases militaires US qui auraient constitué une menace pour eux comme pour la Russie. Pour les conflits internes ukrainiens, Minsk II fournit un cadre général.

Comme l’observent de nombreux analystes, l’Ukraine ne va pas rejoindre l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) dans un avenir prévisible. George W. Bush a lancé de manière irréfléchie une invitation à y adhérer, mais la France et l’Allemagne ont immédiatement opposé leur veto. Bien que la proposition reste sur la table sous la pression des États-Unis, elle n’est pas une option. Toutes les parties le reconnaissent. Anatol Lieven, spécialiste de l’Asie centrale, remarque que “toute la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est en fait purement théorique, de sorte que, à certains égards, toute cette discussion est une discussion pour rien – des deux côtés, il faut le dire, de la Russie comme de l’Occident”.

Son commentaire me fait penser à la description de la guerre des Falkland/Malouines par [l’écrivain argentin Jorge Luis] Borges : deux hommes chauves se battant pour un peigne.

La Russie invoque des problèmes de sécurité. Pour les États-Unis, c’est une question de principe : nous ne pouvons pas porter atteinte au droit sacré de la souveraineté des nations, donc au droit d’adhérer à l’OTAN, même si Washington sait que ça n’arrivera pas.

Du côté de Moscou, un engagement formel de non-alignement ne renforce guère la sécurité de la Russie. Pas plus que la sécurité russe n’a été renforcée lorsque Washington a garanti à Gorbatchev que “pas un pouce de la juridiction militaire actuelle de l’OTAN ne s’étendra en direction de l’Est”, promesse rapidement abrogée par Clinton, puis plus radicalement encore par W. Bush. Rien n’aurait changé si la promesse était passée d’un gentlemen’s agreement à un document signé.

Le plaidoyer des États-Unis n’atteint même pas le niveau de la comédie. Les États-Unis ont un mépris total pour les principes qu’ils proclament fièrement. L’Histoire récente le confirme une fois de plus de manière spectaculaire.

Pour Washington, il y a un problème plus profond : un règlement régional serait une menace sérieuse pour le rôle mondial des États-Unis. Cette inquiétude a couvé tout au long des années de la guerre froide. L’Europe assumera-t-elle un rôle indépendant dans les affaires mondiales, comme elle en est certainement capable? Elle pourrait suivre les lignes gaullistes avec cette idée d’une Europe s’étendant de l’Atlantique à l’Oural, idée ravivée en 1989 par le plaidoyer de Gorbatchev pour une “maison européenne commune”, un “vaste espace économique de l’Atlantique à l’Oural”. La vision plus large de Gorbatchev était encore plus impensable, avec un système de sécurité eurasiatique de Lisbonne à Vladivostok, sans blocs militaires. Idée rejetée sans discussion lors des négociations il y a 30 ans sur le règlement de l’après-guerre froide.

L’engagement à maintenir l’ordre atlantiste en Europe, dans lequel les États-Unis règnent en maître, a eu des implications politiques qui dépassent l’Europe elle-même. Un exemple significatif est celui du Chili en 1973. Les États-Unis se sont efforcés de renverser le gouvernement parlementaire, pour finalement réussir à installer la dictature meurtrière de Pinochet. L’une des principales raisons de la destruction de la démocratie au Chili a été expliquée par son principal architecte, Henry Kissinger. Il a averti que les réformes sociales parlementaires au Chili pourraient servir de modèle à des efforts similaires en Italie et en Espagne. Ce qui pourrait conduire l’Europe sur une voie indépendante, loin de la soumission aux intérêts US, loin du modèle américain de capitalisme plus dur. La théorie des dominos, souvent tournée en dérision, n’a jamais été abandonnée, car elle constitue un important instrument de manœuvre politique. La question se pose à nouveau pour un règlement régional du conflit ukrainien.

Il en va de même pour la confrontation avec la Chine. Comme nous l’avons déjà évoqué, la violation par la Chine du droit international dans les mers voisines pose de sérieux problèmes – bien que les États-Unis, en tant que seul pays maritime qui refuse même de ratifier le droit maritime de l’ONU, ne soient guère en position de force pour s’y opposer. Là non plus, les États-Unis n’atténuent pas le problème en envoyant une armada navale dans ces eaux ou en fournissant à l’Australie une flotte de sous-marins nucléaires pour renforcer la supériorité militaire déjà écrasante des États-Unis au large des côtes chinoises. Ces questions peuvent et doivent être traitées par les puissances régionales.

Toutefois, comme dans le cas de l’Ukraine, il y a un inconvénient : les États-Unis ne seraient pas aux commandes.

Comme dans le cas de l’Ukraine, les États-Unis professent leur engagement envers des principes élevés et prennent l’initiative d’affronter la menace de la Chine : ils se disent horrifiés par les violations des droits de l’homme en Chine, qui sont sans aucun doute graves. Mais là encore, il est assez facile d’évaluer la sincérité de cette position. Un indice révélateur est l’aide militaire US. En tête, dans une catégorie à part, se trouvent Israël et l’Égypte. En ce qui concerne le bilan israélien en matière de droits de l’homme, nous pouvons maintenant nous référer aux rapports détaillés d’Amnesty International et de Human Rights Watch, qui passent en revue les crimes de ce qu’ils décrivent comme le deuxième État d’apartheid du monde. De son côté, l’Égypte souffre de la dictature la plus brutale de son histoire torturée. Plus généralement, depuis de nombreuses années, il existe une corrélation frappante entre l’aide militaire US d’une part et la torture, le massacre et d’autres graves violations des droits de l’homme d’autre part.

Il n’est pas nécessaire de s’attarder davantage sur la préoccupation de Washington pour les droits de l’homme ni sur son attachement au principe sacré de la souveraineté. Le fait que ces absurdités puissent même être discutées illustre à quel point les envolées rhétoriques du NSC-68 imprègnent la culture intellectuelle.

Guy Laron, professeur à l’Université hébraïque, nous rappelle utilement une autre facette de la crise ukrainienne : la longue lutte entre les États-Unis et la Russie pour le contrôle de l’énergie en Europe, qui fait à nouveau la une des journaux aujourd’hui. Avant même que la Russie ne soit un acteur clé, les États-Unis cherchaient à faire évoluer l’Europe (et le Japon) vers une économie basée sur le pétrole, ce qui aurait permis aux États-Unis d’avoir la main sur le robinet. Une grande partie de l’aide du plan Marshall était destinée à cette fin. Les stratèges US ont toujours reconnu que le contrôle des ressources énergétiques pouvait fournir un “levier critique” sur leurs alliés. C’était déjà valable du temps de George Kennan. C’était également le cas avec Zbigniew Brzezinski. Il était opposé à l’invasion de l’Irak, mais il pensait qu’elle pourrait conférer des avantages aux États-Unis grâce au contrôle anticipé des principales ressources pétrolières. Au cours des dernières années, de nombreux conflits de la guerre froide se sont inscrits dans le schéma décrit par Laron pour le contrôle de l’énergie. C’est encore plus manifeste aujourd’hui. Et l’Ukraine a joué un rôle important dans ces confrontations.

Tout au long de cette période, la configuration de l’ordre mondial a bien sûr été une préoccupation majeure des décideurs politiques. Pour le Washington de l’après-Seconde Guerre mondiale, il n’y a qu’une seule forme acceptable : celle placée sous sa direction. Et il doit s’agir d’une forme particulière d’ordre mondial : l'”ordre international fondé sur des règles”, qui a remplacé un engagement antérieur en faveur de l'”ordre international fondé sur l’ONU” déjà établi sous la direction des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Il n’est pas difficile de comprendre les raisons de cette transition dans la politique et les commentaires qui l’accompagnent. Dans l’ordre fondé sur des règles, les États-Unis fixent les règles.

Il en allait de même pour l’ordre fondé sur les Nations unies dans les premières années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. La domination mondiale des États-Unis était si écrasante que l’ONU servait pratiquement d’outil de la politique étrangère US. Et c’était une arme contre ses ennemis. Il n’est pas surprenant que l’ONU ait été hautement considérée dans la culture populaire et intellectuelle étasunienne, tout comme l’ordre international fondé sur l’ONU guidé par Washington.

Cette époque s’est avérée être une phase passagère. En effet, l’ONU a commencé à perdre la faveur de l’élite US, car elle est devenue incontrôlable avec le redressement des autres sociétés industrielles, mais surtout avec la décolonisation. Cette dernière a fait naître des voix discordantes au sein de l’ONU, mais aussi dans des structures indépendantes telles que le Mouvement des non-alignés et bien d’autres – toutes très actives, mais effectivement exclues de l’ordre international de l’information dominé par les sociétés impériales traditionnelles et leurs médias.

Au sein de l’ONU, des appels ont été lancés en faveur d’un “nouvel ordre économique international” qui offrirait au Sud quelque chose de mieux que la poursuite du vol à grande échelle, de l’intervention violente et de la subversion dont le monde colonisé a souffert pendant le long règne de l’impérialisme occidental. Il y avait d’autres menaces, comme l’appel à un nouvel ordre international de l’information qui donnerait aux voix des anciennes colonies la possibilité d’entrer dans le système d’information international, un quasi-monopole des puissances impériales.

Les maîtres du monde ont entrepris des campagnes vigoureuses pour repousser ces efforts. C’est un chapitre majeur, mais largement ignoré de l’Histoire moderne. Pas complètement ignoré toutefois; il existe un excellent travail d’exposition et d’analyse.

Les efforts perturbateurs du Sud ont notamment eu pour effet de retourner la pratique et l’opinion des élites US contre l’ONU, qui n’était plus une agence fiable de la puissance US, comme elle l’avait été au début de la guerre froide. En outre, les fondements du droit international moderne dans les quelques traités de l’ONU que les États-Unis ont ratifiés sont devenus totalement inacceptables au fil des ans, en particulier l’interdiction de “la menace ou de l’usage de la force” dans les affaires internationales, une pratique où les États-Unis sont de loin en tête. Il est convenu de dire que les États-Unis et la Russie se sont engagés dans des guerres par procuration pendant les années de la guerre froide – en omettant le fait qu’à de rares exceptions près, il s’agissait de conflits dans lesquels la Russie apportait un certain soutien aux victimes des attaques US. Autant de sujets qui devraient occuper une place beaucoup plus importante.

Dans ce contexte, l'”ordre international fondé sur des règles” est devenu le pilier privilégié de l’ordre mondial. Si bien que l’on s’agace beaucoup lorsque la Chine réclame plutôt un ordre international fondé sur les Nations unies, comme elle l’a fait lors du sommet Chine-États-Unis de mars 2021 en Alaska (en mettant de côté la sincérité de ces déclarations).

Il est intrigant de voir comment le conflit avec la Chine se répercute sur la politique et le discours des États-Unis dans d’autres domaines. Un article en première page du New York Times est intitulé : “La Chambre adopte un projet de loi ajoutant des milliards à la recherche pour concurrencer la Chine”. Et le sous-titre indique: “Le vote ouvre un combat avec le Sénat qui a des recommandations différentes sur comment les États-Unis devraient renforcer leur industrie technologique pour affronter la Chine.” Le nom officiel du projet de loi, c’est “La loi sur la compétitivité américaine de 2022” – il faut comprendre “compétitivité” avec la Chine.

L’adoption du projet de loi a été saluée par la presse de gauche : “La Chambre a donné au président Joe Biden une autre raison de se réjouir vendredi avec l’adoption d’un projet de loi visant à stimuler la compétitivité avec la Chine.”

Le Congrès pourrait-il soutenir la recherche et le développement simplement parce que cela aiderait la société étasunienne, comme le ferait sûrement ce projet de loi ? Apparemment non ; cela vaut uniquement parce qu’il s’agit d'”affronter la Chine”. Les républicains se sont opposés par réflexe au projet de loi, comme d’habitude. Mais parce que le projet “concède trop à la Chine”. Les républicains se sont également opposés aux initiatives qu’ils qualifient d'”extrême gauche”, comme la lutte contre le changement climatique. Le leader républicain de la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, a qualifié le projet de loi de “projet de loi sur les récifs coralliens”. En quoi sauver l’humanité de l’autodestruction aide-t-il à concurrencer la Chine ?

Un commentaire annexe : un amendement au projet de loi a été introduit par Pramila Jayapal, présidente du Progressive Caucus, pour libérer les près de 10 milliards de dollars du gouvernement afghan détenus dans les banques de New York. Le but est d’aider à soulager l’horrible crise humanitaire à laquelle la population afghane est confrontée. Mais cet appel a été rejeté. Quarante-quatre démocrates ont rejoint la brutalité des républicains. Il semble que l’Organisation de coopération de Shanghai, basée en Chine, pourrait planifier une aide. Voilà une autre menace de la Chine.

On ne peut nier que la Chine est une superpuissance montante qui défie les États-Unis. Dans un rapport d’étude du Belfer Center of International Affairs de Harvard, Graham Allison a fait valoir que le “piège de Thucydide” est susceptible de conduire à une guerre entre les États-Unis et la Chine[1].

Cela ne peut pas arriver. Une guerre entre les États-Unis et la Chine signifierait très simplement : game over. Il existe des problèmes mondiaux critiques sur lesquels les États-Unis et la Chine doivent coopérer. Soit ils travaillent ensemble, soit ils s’effondrent ensemble, entraînant le monde dans leur chute.

 

L’une des évolutions les plus frappantes sur la scène internationale aujourd’hui est que, tandis que les États-Unis se retirent du Moyen-Orient et d’ailleurs, la Chine s’y installe, mais avec une approche stratégique et un programme global différents. Au lieu d’utiliser des bombes, des missiles et une diplomatie coercitive, la Chine étend son influence en recourant au “soft power”. En effet, l’expansion des États-Unis à l’étranger a toujours été largement tributaire de l’utilisation du “hard power”. Par conséquent, elle ne laissait que des trous noirs derrière elle après son retrait. S’agit-il, comme certains peuvent l’affirmer, du résultat d’une jeune nation ignorant l’Histoire et manquant d’expérience dans les affaires mondiales (bien qu’il serait difficile de trouver des exemples d’impérialisme bénin) ?

Je ne pense pas que les États-Unis aient forgé de nouvelles voies dans la brutalité impériale occidentale. Il suffit de considérer ses prédécesseurs immédiats dans le contrôle du monde. La richesse et le pouvoir mondial des Britanniques découlaient de la piraterie (des figures légendaires comme Sir Francis Drake), de la spoliation de l’Inde par la ruse et la violence, de l’abominable esclavage, de la plus grande entreprise de narcotrafic au monde et d’autres actes tout aussi “gracieux”. La France n’était pas différente. La Belgique a battu des records en matière de crimes odieux. La Chine d’aujourd’hui est loin d’être inoffensive dans son rayon d’action beaucoup plus limité. Les exceptions seraient difficiles à trouver.

Les deux cas que vous mentionnez ont des caractéristiques très instructives, qui ressortent clairement, même si ce n’est pas intentionnel, de la manière dont ils sont décrits. Prenez un article du New York Times sur la menace croissante de la Chine. Le titre est le suivant : “Alors que les États-Unis se retirent du Moyen-Orient, la Chine se penche sur la région ; elle étend ses liens avec les États du Moyen-Orient en investissant dans de vastes infrastructures et en coopérant dans les domaines de la technologie et de la sécurité.”

C’est exact ; c’est un exemple de ce qui se passe dans le monde entier. Les États-Unis retirent les forces militaires qui ont saigné la région du Moyen-Orient pendant des décennies dans le style impérial traditionnel. Les méchants Chinois exploitent ce retrait en étendant l’influence de la Chine par des investissements, des prêts, des technologies, des programmes de développement. C’est ce qu’on appelle le “soft power”.

Et ce n’est pas seulement au Moyen-Orient. Le projet chinois le plus vaste est l’énorme initiative des nouvelles routes de la Soie. Il prend forme dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghai, qui comprend les États d’Asie centrale, l’Inde, le Pakistan, la Russie, maintenant l’Iran, et qui s’étend jusqu’à la Turquie, avec un œil sur l’Europe centrale. Cette organisation pourrait bien inclure l’Afghanistan, s’il parvient à survivre à la catastrophe actuelle. L’aide et le développement chinois pourraient réussir à faire passer l’économie afghane de la production d’héroïne pour l’Europe – le pilier de l’économie durant l’occupation US – à l’exploitation de ses riches ressources minérales.

Les Nouvelles Routes de la Soie ont des ramifications au Moyen-Orient, y compris en Israël. Il existe des programmes d’accompagnement en Afrique, et maintenant même en Amérique latine, malgré les objections énergiques des États-Unis. Récemment, la Chine a annoncé qu’elle reprenait les installations que Ford avait abandonnées à Sao Paulo et qu’elle allait lancer la production de véhicules électriques à grande échelle, un domaine dans lequel la Chine est très en avance.

Les États-Unis n’ont aucun moyen de contrer ces efforts. Les bombes, les missiles, les raids des forces spéciales dans les communautés rurales ne fonctionnent tout simplement pas.

C’est un vieux dilemme. Il y a soixante ans, au Vietnam, les efforts anti-insurrectionnels des États-Unis étaient entravés par un problème reconnu avec désespoir par les services de renseignement US et les conseillers provinciaux : la résistance vietnamienne – le Viet Cong (VC), dans le discours US – menait une guerre politique, un domaine dans lequel les États-Unis étaient faibles. Les États-Unis répondaient par une guerre militaire, domaine dans lequel ils étaient forts. Mais cela ne pouvait pas surmonter l’attrait des programmes VC auprès de la population paysanne.

La seule façon pour l’administration Kennedy de réagir à la guerre politique du VC était de bombarder les zones rurales avec l’U.S. Air Force, d’autoriser le napalm, la destruction à grande échelle des cultures et du bétail et d’autres programmes visant à pousser les paysans vers des camps de concentration virtuels où ils pourraient être “protégés” des guérillas que les États-Unis savaient qu’ils soutenaient. Les conséquences, nous les connaissons.

Auparavant, le dilemme avait été expliqué par le secrétaire d’État John Foster Dulles, s’adressant au Conseil national de sécurité au sujet des problèmes des États-Unis avec le Brésil. Là-bas, disait-il, les élites sont “comme des enfants, sans capacité d’autonomie.” Pire encore, selon lui, les États-Unis étaient “désespérément loin derrière les Soviétiques dans le développement du contrôle des esprits et des émotions des peuples non sophistiqués” du Sud, même des élites éduquées. Dulles s’est plaint au président de la “capacité des communistes à contrôler les mouvements de masse … ce que nous n’avons pas la capacité de reproduire. Les pauvres sont ceux qu’ils attirent et ils ont toujours voulu piller les riches.”

Dulles n’a pas dit ce qui est évident : les pauvres ne réagissent pas très bien quand nous appelons les riches à les piller. Donc, avec beaucoup de réticence, nous sommes contraints de faire preuve de violence, un domaine où nous excellons.

Ce n’est pas sans rappeler le dilemme posé par la Chine qui “se penche” vers le Sud en “développant ses liens par de vastes investissements dans les infrastructures et une coopération en matière de technologie et de sécurité”. C’est un élément central de la menace chinoise qui suscite tant de craintes et d’angoisse.

Les États-Unis réagissent à cette menace chinoise croissante dans le domaine où ils excellent. Bien sûr, les États-Unis jouissent déjà d’une domination militaire écrasante dans le monde entier, même au large des côtes chinoises. Mais elle est en train d’être renforcée. En décembre dernier, selon l’analyste militaire Michael Klare, le président Biden a signé le National Defense Authorization Act. Cette loi prévoit “une chaîne ininterrompue d’États sentinelles armés par les États-Unis – allant du Japon et de la Corée du Sud dans le Pacifique Nord à l’Australie, aux Philippines, à la Thaïlande et à Singapour dans le Sud et à l’Inde sur le flanc oriental de la Chine”. Cette chaîne est destinée à encercler la Chine.

Klare ajoute que “de manière inquiétante, Taïwan est également inclus dans la chaîne des États sentinelles armés.” Le mot “inquiétant” est bien choisi. La Chine considère bien sûr que Taïwan fait partie de la Chine. Les États-Unis aussi, officiellement. La politique officielle d’une seule Chine adoptée par les États-Unis reconnaît Taïwan comme faisant partie de la Chine, avec un accord tacite selon lequel aucune mesure ne sera prise pour changer son statut par la force. Mais Donald Trump et le secrétaire d’État Mike Pompeo ont ébréché cet accord. Il est maintenant au bord du gouffre. La Chine a le choix entre succomber ou résister. Elle ne va pas succomber.

Ce n’est qu’un élément du programme visant à défendre les États-Unis contre la menace chinoise. Un élément complémentaire consiste à miner l’économie chinoise par des moyens trop connus pour être examinés. En particulier [aux yeux des États-Unis], la Chine doit être empêchée de progresser dans les technologies du futur – et même d’accroître son avance dans certains domaines, comme l’électrification et les énergies renouvelables, les technologies qui pourraient nous sauver de notre course à la destruction de l’environnement.

L’un des aspects de ces efforts visant à saper les progrès de la Chine consiste à faire pression sur les autres pays pour qu’ils rejettent la technologie chinoise pourtant supérieure. La Chine a trouvé un moyen de contourner ces efforts. Elle prévoit d’établir des écoles techniques dans les pays du Sud afin d’enseigner une technologie avancée – la technologie chinoise, que les diplômés utiliseront ensuite. Encore une fois, c’est le genre d’agression qu’il est difficile de combattre.

 

L’influence des États-Unis est clairement en déclin dans le système international. Il serait pourtant difficile d’arriver à cette conclusion en examinant la stratégie actuelle de la sécurité nationale des États-Unis. Sans le dire expressément, elle est toujours conçue sur la doctrine des “deux guerres”. Dans ce contexte, peut-on affirmer que l’Empire US s’affaiblit au 21e siècle, mais que sa chute ne sera pas un événement pacifique?

Dans les cercles de politique étrangère, on prédit depuis de nombreuses années que la Chine est sur le point de dépasser les États-Unis et de dominer les affaires mondiales. Une perspective douteuse à mon avis, à moins que les États-Unis ne poursuivent sur la voie actuelle de l’autodestruction. Autodestruction qui sera probablement accélérée par la victoire annoncée du parti de la dénégation au Congrès en novembre.

Comme nous l’avons déjà évoqué, depuis quelques années, l’ancien parti républicain est plus justement décrit comme un parti d'”insurrection radicale” qui a abandonné la politique parlementaire conventionnelle, pour reprendre les termes des analystes politiques Thomas Mann et Norman Ornstein de l’American Enterprise Institute. Cette analyse remonte à une dizaine d’années, lorsque la prise de pouvoir de Trump n’était pas encore un cauchemar devenu réalité.

L’administration Trump a établi une doctrine de deux guerres qui ne dit pas son nom. Or, une guerre entre deux puissances nucléaires peut rapidement devenir incontrôlable, ce qui signifie la fin tout simplement.

Un pas vers l’irrationalité la plus totale a été franchi le 27 décembre dernier, peut-être pour fêter Noël, lorsque le président Biden a signé le National Defense Authorization Act [Loi d’autorisation de la Défense nationale], dont nous avons parlé plus haut. Cette loi renforce la politique d'”encerclement” de la Chine, la politique d'”endiguement” étant dépassée. Cela inclut la formation du Quad : États-Unis, Inde, Japon et Australie, qui vient s’ajouter à l’alliance AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis) et au Five Eyes de l’Anglosphère, autant d’alliances stratégiques et militaires qui font face à la Chine. La Chine n’a qu’un arrière-pays troublé. Comme nous l’avons vu précédemment, le déséquilibre militaire radical en faveur des États-Unis est renforcé par d’autres actes de provocation, qui comportent de grands risques. Apparemment, nous ne pouvons pas baisser la garde avec les puissances de l’Axe en marche une fois de plus.

Il est trop facile d’esquisser une trajectoire probable, et nous sommes loin d’une perspective agréable. Mais il ne faut jamais oublier la réserve habituelle à tout cela: nous ne devons pas être des spectateurs passifs, la passivité contribuant à un potentiel désastre.

 

Source originale: Truthout

Traduit de l’anglais par Investig’Action

Photo: Soldats US partant pour rejoindre la Pologne le 15 février. (Seth Herald/Getty Images)

Note:

[1] Selon Wikipédia, “le piège de Thucydide est un concept de relations internationales qui désigne une situation où une puissance dominante entre en guerre avec une puissance émergente, la première étant poussée par la peur que suscite chez elle cette dernière du fait de sa montée en puissance.” [NDT]

 

 

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