Carton jaune pour la France

Vendredi 28 avril 2023, l’agence de notation financière Fitch a dégradé la note de la France de AA vers AA- avec ’perspective stable’. Pour l’agence « L’impasse politique et les mouvements sociaux (parfois violents) constituent un risque pour le programme de réformes d’Emmanuel Macron et pourraient créer des pressions en faveur d’une politique budgétaire plus expansionniste ou d’un renversement des réformes précédentes ».

 

L’agence traduit les inquiétudes du système quant à la poursuite des réformes que les mouvements sociaux pourraient freiner : « Cette décision a donné lieu à des manifestations et à des grèves dans tout le pays et renforcera probablement les forces radicales et anti-establishment », poursuit Fitch. Ce qui est, en fait, une forme de reconnaissance pour la force de la mobilisation citoyenne qui dure depuis trois mois.
Fitch conclut par « des déficits budgétaires importants et des progrès modestes » concernant leur réduction, ainsi qu’« une croissance moins robuste » que prévue.

Bruno Lemaire, ministre de l’Économie et des Finances, s’est empressé, dans un communiqué, de regretter l’« appréciation pessimiste » de Fitch qui « sous-évalue les conséquences des réformes », notamment celle des retraites. Le ministre des Finances a tenu rapidement à rassurer les investisseurs et les marchés financiers, déclarant que le pays continuera à « faire passer des réformes structurantes » déterminé à réduire le déficit public et « faire baisser la dette de manière continue ».
Deux jours avant, le Programme de Stabilité (PSTAB) 2023-2027 était présenté en Conseil des ministres, prévoyant un « refroidissement de la dépense publique », notamment des collectivités locales. Fini le « quoi qu’il en coûte », a répété Bruno Le Maire.

L’agence Moody’s, qui devait actualiser sa note le 21 avril, n’a finalement pas modifié la notation précédente (Aa2, perspective stable). Reste encore le 2 juin à l’agenda du ministre, date à laquelle l’agence Standard & Poor’s doit actualiser la note actuelle ’AA perspective négative’. Gageons que les membres du gouvernement vont croiser les doigts durant ce mois et faire du zèle pour convaincre les milieux financiers de leur bonne volonté.

Quant aux mouvements sociaux, les voilà prévenus que les notations des agences sont bien là pour piquer les États et les pousser à respecter les directives dictées par les financiers avec, comme perspective, de nouvelles cures d’austérité, leitmotiv magique bien connu des populations.

Ceci est une occasion de revenir sur le rôle néfaste des agences de notation. Qui sont-elles exactement ?

Elles évaluent, de manière prétendument indépendante, le risque de faillite ou de non-remboursement d’une dette

Les agences de notations financières sont des entreprises privées qui analysent la solvabilité d’une société, d’une collectivité ou d’un État, estimant le risque de défaut de paiement de ces emprunteurs potentiels. Elles évaluent, de manière prétendument indépendante, le risque de faillite ou de non-remboursement d’une dette. Sur base de ces évaluations qui prennent la forme de notes, elles informent les investisseurs des risques qu’ils courent ou non en prêtant à une entité donnée.

L’influence et la profitabilité de ces entreprises se sont accrues avec l’augmentation des demandes de la part des investisseurs et des emprunteurs qui les rémunèrent pour leurs études.

Les agences avancent qu’elles ne font qu’émettre des opinions quant au risque à un instant donné. Elles rejettent ainsi toute responsabilité quant aux conséquences des décisions prises en se basant sur leurs évaluations.

The Big Three

Les trois principales agences de notation dans le monde, appelées « The Big Three  » (« les trois grandes »), réalisent 95 % du chiffre d’affaires du secteur (Standard & Poor’s, 40 % ; Moody’s, 40 % ; Fitch, 15 %). Elles disposent ainsi d’une influence importante (et donc d’un pouvoir de nuisance) sur les conditions d’emprunt des États.

En 1975, la Securities and Exchange Commission (SEC – l’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers), instaure le statut NRSRO (Nationally Recognized Statistical Rating Organizations) autorisant les réglementations financières à utiliser les notations des agences comme références. Ce label a conforté l’importance de la notation et les trois grandes agences ont d’abord été les seules à être agréées. Par la suite, les quelques agences qui ont obtenu le label entre 1980 et 1990 ont toutes été absorbées, de sorte qu’aujourd’hui les Big Three règnent en maîtres. Dagong, l’agence chinoise créée en 1994, commence tout juste à faire sa place sur les marchés.

Des conflits d’intérêts évidents

À l’origine, les payeurs étaient les investisseurs qui souhaitaient, avant de prêter, avoir un avis sur les risques encourus afin de calculer le taux d’intérêt. Meilleure est la note accordée par ces agences, plus bas seront les taux d’intérêt à payer et inversement. Le prêteur sollicitait donc les informations sur les potentiels emprunteurs.

Depuis les années 1970, ce sont surtout les émetteurs d’obligations (càd des titres de la dette émises soit par des entreprises privées soit par les pouvoirs publics) qui sont devenus les demandeurs de notation (les entreprises demandent en principe à deux agences). Ils en sont devenus dépendants car, sans note, les investisseurs ne prendront pas le risque d’acheter une obligation ou, dans le doute, appliqueront un taux d’intérêt élevé.

Les agences sont donc maintenant principalement rémunérées par ceux-là même qu’elles notent. Dès lors, la question de leur indépendance et de la fiabilité des notes peut être sérieusement posée. Le risque de conflits d’intérêts apparaît évident : les agences ont intérêt à ce que leurs clients soient bien notés pour qu’ils émettent toujours plus de produits financiers et aient toujours plus besoin d’être notés. La rente est assurée.

La notation souveraine, càd la notation des dettes émises par les États, rapporte moins que celle des entreprises. Les États les plus industrialisés ne paient pas, ayant jugé inutile de rémunérer les agences et estimant que les investisseurs connaissent leur solidité financière [1]. Cela n’empêche pas que la plupart des États soient évalués par les agences, parfois avec des conséquences graves.

Les notes

Ces agences jouent le rôle de puissant incitant à mettre en place des politiques économiques favorables aux créanciers

Les notes des différentes agences vont de AAA, pour la meilleure, à D pour la plus mauvaise (sauf Moody’s qui arrête à C). S’ajoute à la note une « perspective », stable ou négative.

Les premières analyses de risque souverain, indépendantes des banques, ont débuté en 1918 par l’agence Moody’s. Depuis, de plus en plus d’États émettent des titres sur les marchés, sollicitant donc une notation. Moody’s notait 112 pays en 2011, Standard & Poor’s 120.

Pour les notations souveraines, cinq grands critères sont pris en compte : le PIB par habitant, la stabilité politique et institutionnelle, le niveau d’endettement, le respect par l’État de ses obligations financières au cours des années passées et le taux d’inflation. Selon les agences, d’autres critères peuvent être pris en compte, comme la situation géopolitique, ou encore la capacité d’un État à baisser ses dépenses et à mettre en place des mesures d’austérité [2]. De par l’importance centrale de leur notation dans l’économie actuelle, ces agences jouent donc le rôle de puissant incitant à mettre en place des politiques économiques favorables aux créanciers.

Deux critères supplémentaires sont pris en compte par les agences concernant les pays du Sud : les réserves de change et les envois de fonds effectués par les travailleurs émigrés vers leur pays d’origine.

Influence

C’est surtout depuis la financiarisation de l’économie et le déclenchement de la crise de la dette au Mexique en 1982 que les agences de notation se sont imposées durablement.

Ce sont les autorités de régulation et les marchés qui leur ont donné cette importance. Le statut officiel, accordé aux grandes agences par la SEC américaine dans les années 1970, a renforcé cette position.

Les accords de Bâle II [3] utilisent les notes des agences pour le calcul des fonds propres imposés aux banques. Sur les marchés, les investisseurs exigeant un niveau minimum de notation pour la sélection de leur portefeuille sont nombreux. Officiellement, la BCE elle-même ne prête aux banques commerciales qu’en échange d’actifs notés en catégorie « investissement », c’est-à-dire présentant un risque faible.

De crise en crise, les agences sont de plus en plus critiquées

La veille de sa banqueroute en 2008, la banque américaine Lehman Brothers était encore notée AAA : elle s’est effondrée comme un château de cartes

Fiabilité

Déjà en 1929, les agences de notation n’avaient pas anticipé la crise. Fin 2001, elles maintenaient une bonne notation pour le courtier en énergie Enron, jusqu’à quatre jours avant sa faillite frauduleuse. La veille de sa banqueroute en 2008, la banque américaine Lehman Brothers était encore notée AAA : elle s’est effondrée comme un château de cartes.

Le 10 novembre 2011, Standard & Poor’s a annoncé que la note de la dette souveraine de la France était abaissée, puis a publié un démenti et reconnu une erreur.

Indépendance

Les conflits d’intérêts sont un des principaux problèmes, particulièrement dans le cas des produits structurés. L’agence de notation et le concepteur du produit structuré (généralement une banque d’investissement) dialoguent en amont : l’agence participe à la conception du produit et se trouve donc juge et partie [4]. Début 2008, Moody’s a donné la notation la plus haute à des produits structurés, qui ont été au cœur du déclenchement de la crise financière.

Rôle dans la crise grecque de 2010

Dans la crise de la dette publique grecque de 2010, les agences ont alimenté la spéculation des marchés financiers. En abaissant la note d’un pays en difficulté, elles ne font qu’entretenir et aggraver sa situation : « C’est comme pousser quelqu’un qui est au bord d’un ravin. Elles aggravent la crise » [5]. Certains parlent d’un cercle vicieux et de prophéties auto-réalisatrices. Dans le cas de la Grèce, les agences ont rendu plus difficiles les conditions de financement de l’État, avec de graves conséquences en termes d’approfondissement des politiques d’austérité.

Réglementation

Devant l’ampleur du problème, la SEC et d’autres régulateurs, dont la Commission européenne, ont annoncé vouloir agir afin de réglementer l’activité des agences et limiter leur capacité de nuisance. En 2013, l’UE a adopté des règles présentées comme devant aller dans ce sens [6]. Force est de constater, cependant, que ces mesures sont bien insuffisantes pour désarmer les agences.

Alternatives

De nombreuses propositions visant à réformer le fonctionnement des agences de notation ont été formulées depuis la crise financière débutée en 2007-2008, sans grand succès : retour au système « investisseur-payeur », révision des critères de notation adoptés, suspension de la notation d’un État endetté qui négocie un programme « d’aide financière » internationale, en sont quelques exemples.

Pour le CADTM, c’est l’existence même des agences de notation privées qui doit être mise en question. Parties prenantes de la domination néolibérale, elles n’hésitent pas à tricher pour satisfaire les intérêts à court terme du grand capital, comme l’ont montré les notes favorables attribuées en 2008 aux banques d’affaires Merril Lynch et Lehman Brothers, juste avant que la première ne soit rachetée au bord du gouffre et la seconde liquidée. Ces agences devraient être poursuivies en justice pour leurs actes qui ont de graves conséquences sur les populations, et les acteurs publics devraient refuser d’être évalués par celles-ci (c’est ce qu’avait fait la mairie de Madrid en 2016-2017 en décidant de ne pas renouveler ses contrats avec Standard & Poor’s et Fitch, considérant ces agences de notation comme inutiles et leur ingérence illégitime). En ce qui concerne les entreprises, leur solvabilité pourrait être évaluée par des organismes publics afin d’empêcher les conflits d’intérêt.

Bien que les agences de notation disent être indépendantes et émettre seulement des opinions, il est clair qu’elles sont un des outils au service des marchés financiers, utilisant la pression de ces avertissements afin de discipliner les États qui craignent fortement ces punitions.

Mais la bonne nouvelle est, avec ces remarques de Fitch, que les mouvements sociaux peuvent représenter une menace et des risques sur la poursuite et l’application des programmes d’austérité. Ne lâchons rien.

 

 

Notes

[1Fin 2011, les pays à haut revenus notés par Standard & Poor’s, mais ne versant pas d’honoraires à l’agence, étaient les suivants : Allemagne, Australie, Belgique, États-Unis, France, Italie, Japon, Pays-Bas, Royaume-Uni, Singapour, Suisse et Taïwan.

[3Normes de régulation bancaire – Bâle I, II et III (à venir) mises en place par le Comité de Bâle.

[5Pier Carlo Padoan, secrétaire général adjoint et chef économiste de l’OCDE, in « Les agences de notation accusées d’aggraver la crise ». Le Figaro, 7 juillet 2011.

Source : https://www.cadtm.org/Carton-jaune-pour-la-France

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.