Bruno Drweski: “On ne s’acharnerait pas sur la révolution d’Octobre si elle était morte”

Journaux, documentaires et autres magazines ont abondamment relayé les événements de 1917 à l’occasion du centenaire de la révolution d’Octobre. Presque tout y est passé, des manigances politiques à la violence des manifestations en passant par le profil psychologique de Lénine. La lutte des classes, elle, occupe souvent une place marginale. Quand elle ne brille pas par son absence. “C’est passer à côté de l’essentiel”, relève Bruno Drewski. Historien et spécialiste du monde slave, il revient pour nous sur “ces dix jours qui ébranlèrent le monde” en 1917. Bruno Drewski nous explique aussi pourquoi dans les pays de l’Est qui ont connu le socialisme, la majorité des gens regrette l’Union soviétique. C’est généralement difficile à comprendre à l’Ouest, où l’URSS était présentée comme l’incarnation de l’horreur absolue. 

 

Votre avis sur le traitement médiatique du centenaire de la révolution d’Octobre ? Les médias ont-ils bien fait leur boulot ?

 

Honnêtement, je m’attendais à pire. Certes, la révolution d’Octobre est invariablement associée à la Terreur. Mais nous avons tout de même eu droit à des informations plus nuancées. Même dans les milieux de gauche qui ne sont pas léninistes, la révolution n’a pas été traitée de manière aussi caricaturale que par le passé. La délégitimation d’Octobre 17 me semble moins forte.

 

Comment l’expliquez-vous ? On ne craint plus la menace communiste ?

Sans doute. Mais surtout, le système dominant est moins légitime aujourd’hui. De plus, des pays asiatiques comme la Chine ou le Vietnam n’ont pas renoncé à l’héritage d’Octobre 17. Mieux, ils le réaffirment. Cela joue donc aussi dans les rapports de force internationaux. En effet, la révolution d’Octobre, ce n’est pas seulement l’Union soviétique. C’est aussi, indirectement, la Chine. Or la Chine est aujourd’hui la grande puissance montante.

 

À l’occasion du centenaire de la révolution d’Octobre, on évoque beaucoup les manigances politiques qui ont mené à la prise de pouvoir des bolcheviks, les combats entre les différentes factions ou encore la répression. Mais la lutte des classes reste bien souvent un aspect marginal. Ne passe-t-on pas dès lors à côté de l’essentiel ?

 

Évidemment, mais nous avons trente ans de moralisme politique sur les épaules. Si bien que les enjeux réels de la révolution sont souvent mis de côté, y compris à gauche. Mais Octobre 17, c’est un certain nombre de conquêtes : le droit de vote pour les femmes, la promotion sociale des classes populaires qui n’était pas du tout évidente à l’époque, le droit des peuples à l’autodétermination en pleine période coloniale… Octobre 17 a même entraîné indirectement la victoire de la social-démocratie dans des pays occidentaux où on n’avait jamais vu de gouvernements sociaux-démocrates auparavant. Et c’est bien sous la pression de la révolution d’Octobre que la bourgeoisie a dû faire ces concessions.

 

On veut le faire oublier, mais Octobre 17 a fondamentalement changé les choses tant à l’échelle russe qu’à l’échelle internationale. Au lieu de ça, on se focalise sur la Terreur et la guerre civile. Une guerre civile qui ne l’était pas tant que ça d’ailleurs, puisque quatorze États étrangers sont tout de même intervenus pour soutenir les contre-révolutionnaires. Et la façon dont les blancs traitaient leurs victimes n’incitait pas, en face, les rouges à offrir des roses. Difficile dans ce contexte de parler droits de l’homme et légalité. C’était la guerre, et la priorité des bolcheviks était de défendre les fragiles acquis de la révolution.

 

 

Pourquoi la lutte des classes est-elle mise de côté quand on parle de la révolution ?

 

La révolution d’Octobre avait montré qu’il existait une lutte des classes non seulement en Russie, mais aussi dans les pays développés. Après 1989, on a voulu faire croire que c’était terminé. Il fallait oublier ça, c’était trop dangereux pour les classes dominantes. Pourtant, même si les rapports de force ont changé et que les évolutions politiques doivent être prises en compte, la lutte des classes reste d’actualité. On peut le voir chaque jour.

 

Un peu plus de 70 ans après la révolution d’Octobre, l’Union soviétique s’effondrait. La preuve que le système communiste n’est pas fiable et qu’il n’y a pas vraiment d’alternative au capitalisme ?

 

Tout d’abord, je rappelle qu’Octobre 17 a dépassé les frontières de la Russie et que certains pays se réfèrent toujours aux principes de cette révolution. Ensuite, je conteste l’idée d’effondrement du bloc soviétique. Il s’agit plutôt d’un démantèlement qui a été décidé à l’intérieur de la hiérarchie soviétique.

 

Pourquoi la hiérarchie a-t-elle pris cette décision ?

 

Parce qu’en Union soviétique comme ailleurs, il y avait une lutte des classes. Et dans le cas d’un système à parti unique, cette lutte s’est développée à l’intérieur même du parti communiste. Une fraction incontestablement contre-révolutionnaire a ainsi pris le dessus au sein du parti. Cette couche dirigeante n’a pas seulement pris le pouvoir, elle a aussi confisqué toutes les réalisations économiques.

 

Y avait-il quelque chose à confisquer ? Tout le monde ne vivait pas dans l’extrême dénuement en Union soviétique ?

 

Non, d’ailleurs, s’il y a aujourd’hui de puissantes bourgeoisies russe, ukrainienne ou kazakhe, c’est parce qu’il y a eu une industrialisation importante réalisée par les bolcheviques. En 1991, il y avait de quoi piller. Des choses qui n’existaient pas en 1917. C’est un succès du socialisme, quoi qu’on pense de la suite.  

 

Cette lutte des classes au sein du parti communiste soviétique prouve que rien n’est acquis ?

 

C’est un combat permanent. L’autre grand exemple, c’est la Révolution française. Elle était aussi pleine de contradictions entre les constitutionnels, les Girondins, les jacobins ou encore les monarchiens… Mais l’écroulement de cette France issue de la révolution en 1815 n’a pas signifié l’effondrement la République. Pourquoi 1991 impliquerait dès lors la fin du communisme en Russie ?

 

Quelles marques la Révolution d’octobre a-t-elle laissées dans la Russie d’aujourd’hui ?

 

Nous pouvons voir des marques dans l’ambiguïté du discours de Poutine. Il célèbre à la fois les victimes de la révolution et la grandeur de l’Union soviétique. De fait, il s’adresse à une société composée de différentes classes sociales. Ce qui l’amène à flatter tantôt les nostalgiques du tsarisme, tantôt les nostalgiques du communisme. Même si le drapeau du tsar flotte au sommet du Kremlin, Poutine ne peut pas faire l’impasse sur la révolution d’Octobre. Le Festival mondial de la jeunesse et des étudiants s’est d’ailleurs tenu à Sotchi en octobre. Cet événement est organisé par des associations majoritairement communistes. Et il a obtenu l’aval de Poutine. Je n’aurais pas imaginé dans la France de Louis XVIII ou Charles X la convocation d’une réunion internationale de jacobins. La Russie d’aujourd’hui apparaît donc moins contre-révolutionnaire que la France d’après 1815. Cela montre aussi que les rapports de force sont différents au sein de la société russe. Poutine n’est pas un homme de gauche pour autant, et encore moins un communiste. Mais il a l’intelligence de tenir compte des sentiments d’une grande partie de la population, et il sait que pour gouverner la Russie, il ne peut pas cracher systématiquement sur la révolution d’Octobre. 

 

D’après un sondage de l’institut Levada réalisé en mars 2017, 48 % des Russes estiment que la révolution d’Octobre a été un événement positif de leur histoire. 51 % des Russes nostalgiques regrettent l’Union soviétique…

 

Dans tous les pays d’Europe de l’Est qui ont connu le socialisme, le bilan de cette période est positif pour une majorité relative ou absolue de la population. Les proportions varient selon les pays. Ça va de 60 % d’opinion positive en Roumanie à 48 % en Pologne par exemple. À l’inverse, le bilan du capitalisme est jugé négativement partout. Ce socialisme a eu beaucoup de défauts évidemment. Il ne s’agit pas de l’ériger en religion intouchable. Mais nous pouvons remarquer qu’il a laissé des traces positives parmi ceux qui l’ont connu.

 

C’est difficile à imaginer de ce côté-ci de l’Europe. Nous avons l’image d’une Union soviétique où la pauvreté et la répression politique régnaient partout. Comment autant de gens peuvent-ils être nostalgiques d’un tel système ?

 

Le problème, c’est que le discours dominant vient de l’Ouest. On peut donc faire croire ce qu’on veut aux populations occidentales sur ce qui s’est passé en Europe de l’Est. On affirme par exemple que les populations de l’Est ne voulaient plus du système soviétique. Mais je le rappelle, ce système a été dissous de l’intérieur, par des dirigeants, pas par le peuple. Je rappelle aussi qu’en mars 1991, les Soviétiques avaient été consultés à travers un référendum. Ils s’étaient prononcés à 77,8 % pour le maintien de l’URSS.

 

Le discours dominant de l’Occident ne permet pas de comprendre cela. Il y a eu des répressions variables, à différentes périodes. Difficile de toute mettre dans un même sac. Mais il y a eu aussi des avancées sociales incontestables. Regardez par exemple tous les dirigeants actuels d’Europe de l’Est, même les plus farouchement anticommunistes. Aucun d’eux ne provient d’une famille qui faisait partie des privilégiés d’avant 1917. Tous, ou leurs parents, ont gravi l’échelle sociale grâce à la révolution d’Octobre. Lech Walesa a combattu le régime soviétique en Pologne. Ses parents étaient des paysans pauvres. Et il a été président de la République en 1989. Avant, nous n’aurions jamais pu imaginer qu’un fils de paysans pauvres deviendrait président. C’est aussi un des succès de la révolution d’Octobre, mais un succès qui peut être considéré comme pervers évidemment.

 

Des exemples d’avancées sociales conquises grâce à la révolution d’Octobre ?

 

L’analphabétisme a été liquidé partout dans les pays socialistes en quelques années seulement. Les régimes précédents affirmaient pourtant que c’était impensable et beaucoup trop coûteux. Sous le tsar, on pensait qu’il faudrait des dizaines d’années pour alphabétiser la population. Pour les steppes d’Asie centrale, on imaginait que cela ne se ferait pas avant le siècle suivant.

 

Il y a aussi le droit de vote des femmes. Le premier pays à l’avoir appliqué en Europe est la Finlande, en 1906. Elle faisait partie de l’Empire russe. Le deuxième pays, c’est la Russie en 1917. Ce sera ensuite généralisé au reste de l’Europe. Mais il faudra du temps. En France par exemple, ce ne sera pas avant 1944.

 

On peut en critiquer la qualité, mais la médecine gratuite a été imposée partout dès le début de la révolution d’Octobre. C’était une avancée phénoménale, qui n’existait même pas dans les pays de l’Ouest. En Occident, le fameux État-providence a vu le jour parce que les avancées sociales en Europe de l’Est mettaient la pression sur les bourgeoisies occidentales. Les moins stupides ont accordé des concessions au profit de la social-démocratie. Dans d’autres cas, la bourgeoise a résisté aux pressions de l’Est en se tournant carrément vers le fascisme. 

 

L’impact de la révolution d’Octobre a dépassé les frontières de l’Union soviétique. Qu’en reste-t-il ?

 

Aujourd’hui, plus personne n’ose remettre publiquement en cause la promotion sociale des classes populaires ou la décolonisation. Certes, ces deux principes sont remis en cause dans les faits, mais pas ouvertement. La révolution d’Octobre va aussi consacrer le droit de la participation des peuples à la politique économique. À partir de 1917, on admet que c’est le pouvoir politique qui doit gérer le développement de l’économie et que l’économie ne doit pas fonctionner en roue libre. Ce principe a évidemment été remis en cause durant ces quarante dernières années. Mais il reste tout de même l’idée que le rôle de l’État ne se limite pas au rôle de gardien de nuit de la sécurité du capital.

 

Aujourd’hui, nous pouvons voir aux Nations unies de nombreux pays réclamer un développement plus équitable. Et ce ne sont pas forcément des pays socialistes. Mais ils estiment qu’ils ont droit à ce développement équitable. Et c’est la Révolution d’octobre qui a légitimé ce droit tant à l’échelle nationale qu’internationale.

 

Peut-on affirmer que la Révolution d’octobre était un exemple de démocratie participative avant l’heure ? Le 28 novembre 1917, quand un comité de cosaques demanda si le gouvernement soviétique avait l’intention de confisquer les terres des grands propriétaires cosaques pour les répartir entre les travailleurs cosaques, Lénine répondit : « Cela, c’est à vous-mêmes de le faire. Nous soutiendrons les travailleurs cosaques dans toutes leurs entreprises. La meilleure méthode est que vous commenciez par constituer des soviets cosaques. Vous pourrez alors être représentés au Tsik et le Gouvernement soviétique deviendra ainsi le vôtre… » 

 

Tout à fait, les soviets sont un exemple de démocratie participative. On peut ajouter qu’ils ont été par la suite vidés de leur contenu et que la démocratie participative n’a pas fonctionné tout au long de l’expérience soviétique. Mais il n’en reste pas moins que la révolution d’Octobre est le résultat de ces soviets. Et chaque fois qu’il y a eu une crise dans les pays socialistes, on y est revenu. En 1956 en Pologne par exemple, il y avait la demande de réinstaurer ces conseils ouvriers. Pendant la révolution culturelle en Chine, on pensait à faire la Commune de Shanghai sur le modèle de la Commune de Paris. C’est le même esprit que la révolution d’Octobre. En 1968, la Tchécoslovaquie demande à travers les réformes la démocratisation des rapports dans les entreprises. Les revendications des ouvriers polonais dans les années 80 ne visaient pas à renverser le socialisme, mais à renverser les déformations du socialisme avec un programme de république autogérée. De même, lorsqu’il introduit les réformes qui vont incontestablement faire basculer l’Union soviétique vers la droite, Gorbatchev commence par dire qu’il faut redonner le pouvoir aux soviets et redémocratiser la société. La Perestroïka commence par ces slogans. Elle a ensuite été déviée de son orientation première. 

 

S’il fallait tirer une leçon de cette révolution, que retiendriez-vous ?

 

La révolution fait avancer les choses sur le plan des idées. C’est plus difficile de faire bouger les choses au niveau des comportements sociaux et des structures sociales. La révolution, c’est en quelque sorte, un gigantesque manifeste. On ne peut pas mesurer l’ampleur de la révolution à ses résultats immédiats. De la même façon, on ne peut pas dire que la Révolution française a été un échec en 1815. Car on voit bien aujourd’hui qu’en France, malgré tout, nous vivons en République. Je pense donc que la Révolution d’octobre continue et continuera à porter ses fruits. C’est un moment incontournable de l’Histoire humaine, une rupture radicale. On ne reviendra jamais à 1916. Ni en Russie, ni ailleurs sur la planète. Car la révolution d’Octobre a été un phénomène international qui a radicalement modifié la vision des choses. C’est sur cette vision qu’il faut construire l’avenir, et pas seulement sur ce qu’a été l’Union soviétique à un moment ou l’autre de l’Histoire. Les processus historiques sont longs, tout comme les processus révolutionnaires. Cela explique pourquoi les vagues anticommunistes se poursuivent, même après 1991. Si le communisme était mort, comme certains l’ont dit, on ne s’acharnerait pas sur son cadavre. À titre de comparaison, impossible d’imaginer de grandes campagnes internationales contre les valeurs du régime pharaonique, car ce modèle a disparu depuis des milliers d’années et il est admis qu’il fait définitivement partie du passé. Alors, pourquoi attaque-t-on autant la révolution d’Octobre ? C’est parce qu’elle est bien vivante.

 

En quoi cette révolution pourrait-elle inspirer les jeunes d’aujourd’hui pour les combats à venir ?

 

Il faut penser par sa tête. Quand les révolutionnaires ont pris le pouvoir en octobre 1917 en Russie, ils ont pris le pouvoir sans attendre des consignes qui n’arrivaient pas. C’était la guerre, les socialistes étaient alignés en régiments derrière les responsables de ce massacre. Les bolcheviks ont dit « non ». Ils n’étaient qu’une poignée au départ. L’Histoire a montré qu’ils pouvaient arriver au pouvoir. Eux-mêmes n’y croyaient pas au départ. Mais ils ont eu l’audace. C’est ça qu’il faut retenir. Pour changer les choses, il faut de l’audace et ne pas attendre une hypothétique conjoncture qui n’arrivera jamais. 

 

SOURCE: Investig’Action

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