Bolivie : falsifications médiatiques en série

Désintérêt des rédactions et sous-information chronique : deux traits de l’information internationale dominante dont la Bolivie continue de faire les frais. Lors d’un concert de désinformation autour des élections générales (présidentielle notamment) organisées en 2019, la presse française (et internationale) n’a pas hésité à maquiller un coup d’État en « démission forcée » ou en produit d’une « convergence de griefs » contre le président sortant Evo Morales. Le tout accompagné d’un regard plein de bienveillance sur l’auto-proclamation de Jeanine Áñez à la Présidence, au terme d’un processus ayant piétiné les principes démocratiques les plus élémentaires [1]. Si l’arrestation de cette dernière, entre le 12 et le 13 mars 2021, a fait « réapparaître » le pays dans la presse française, le traitement médiatique n’en a pas été meilleur. Dépendance à l’AFP, bâtonnage de dépêches, amnésie et manque d’investigation ont une nouvelle fois fait tousser l’information.

 

Il n’y aura malheureusement rien de nouveau à affirmer ici que l’information au sujet de l’Amérique latine est régulièrement maltraitée [2]. Un élément d’explication tient d’ailleurs à la faible considération qu’accordent les grandes rédactions internationales à cette région, à commencer par Le Monde [3] :

 

Infographie du Monde diplomatique, juin 2020

Dans ce contexte, il n’est pas rare qu’un événement là-bas ne fasse l’objet ici que d’un simple « retraitement de dépêche », quand il ne s’agit pas tout bonnement d’un copié-collé du fil AFP. Un constat maintes fois établi, et qui renvoie au poids fonctionnel des agences de presse et à la circulation circulaire de l’information qui s’ensuit [4]

La chronique médiatique de « l’actualité » en Bolivie ne s’extrait pas d’un tel cercle vicieux : ou comment d’une (ou plusieurs) erreur(s) factuelle(s) commise(s) à l’origine d’un « événement », on en arrive, sans vérification, à un concert de désinformation, ne donnant lieu à aucun mea culpa, ou alors très à la marge…

Rappel des faits : l’élection présidentielle de fin 2019

Avant l’affaire qui nous intéresse – le traitement médiatique, à la mi-mars 2021, de l’arrestation de Jeanine Áñez – rappelons le contexte dans lequel elle se déploie. Et en particulier, la séquence ouverte par les élections du 20 octobre 2019. Le président sortant, Evo Morales, se présente alors à sa réélection, soit à un troisième mandat après l’adoption de la nouvelle Constitution en 2009 [5].

Au soir du premier tour d’octobre 2019, en dépit de contestations exprimées les mois précédents, Evo Morales est crédité de 45,7 % des voix, contre 37,8 % pour son principal adversaire, Carlos Mesa, après le recueil préliminaire de 83,8 % des procès-verbaux. La Constitution bolivienne prévoit que le scrutin présidentiel est à deux tours, sauf si un candidat l’emporte avec plus de 50 % des voix au premier, ou avec plus de 40 % et un écart d’au moins 10 points de pourcentage sur le deuxième candidat. Les premières estimations laissaient ainsi présager un second tour. Mais quelques jours plus tard, les résultats officiels consacrent la victoire d’Evo Morales avec 47,08 % des voix, contre 36,51 % pour M. Mesa, après l’arrivée et le décompte tardifs des bulletins issus de zones rurales de l’Altiplano et des votants de l’étranger, des électorats traditionnellement plus favorables au président sortant.

Il n’en faudra guère plus à l’opposition pour y voir le signe de fraudes, qu’elle annonce d’ailleurs depuis plusieurs semaines. Une opposition qui pourra également s’appuyer sur des accusations en « irrégularités » du scrutin proférées par des émissaires de l’Organisation des États américains (OEA, le « bras armé » de Washington selon Le Monde Diplomatique) [6]. Bien que ces accusations aient été rapidement démontées [7], elles vont constituer un argument pour l’opposition d’extrême droite emmenée par M. Luis Fernando Camacho (figure de la droite réactionnaire et ultraconservatrice de la région de Santa Cruz) qui, en prenant de cours la droite traditionnelle, va déclencher une série d’événements violents destinés à chasser du pouvoir Evo Morales et son organisation, le MAS-IPSP (Mouvement vers le socialisme – Instrument politique pour la souveraineté des peuples).

Sur fond d’imputations de fraudes par l’OEA, lesquelles bénéficient d’un relai plus que bienveillant de la presse internationale (nous y reviendrons), le pouvoir bolivien ne parvient pas à défendre la légitimité du scrutin. Bien qu’Evo Morales annonce le 10 novembre la tenue de nouvelles élections, il est finalement lâché par la Centrale ouvrière bolivienne (COB), principale organisation syndicale, qui l’appelle à « démissionner, si nécessaire », afin de pacifier le pays. La situation de crise bascule lorsque le chef d’état-major Williams Kaliman convoque la presse, entouré de militaires en uniforme, pour « suggérer » au président de démissionner…

Des membres du pouvoir – parmi lesquels le président sortant, certains de ses ministres ou des élus – sont directement menacés [8] et victimes d’actes de violence perpétrés à leur domicile, se voient donc contraints de démissionner. Evo Morales, sous pression, fuit le pays le 12 novembre à bord d’un avion militaire spécialement affrété par le Mexique, où lui est accordé l’asile politique. Il y avait été fortement incité par une démonstration de force de Luis Fernando Camacho, appuyé de secteurs mutins de la police, qui iront jusqu’à pénétrer dans le palais présidentiel et poser pour la photo, une bible posée au-dessus du drapeau du pays. Ce même 12 novembre, Jeanine Áñez, la seconde vice-présidente de la Chambre des sénateurs (élue en 2015), s’autoproclame alors présidente, sans attendre ni quorum ni approbation du Parlement.

Un coup d’État maquillé en démission

Il serait trop long de recenser ici tous les errements du traitement médiatique de cette situation tant ils sont nombreux. Dès le 11 novembre 2019 pourtant, Arrêt sur Images interrogeait la qualification de ces événements en posant la question : « “Démission” ou “coup d’État” contre le président Morales ? ». Question que tranchait le site Le Vent se lève : du point de vue de la presse française, « le coup d’État n’a pas eu lieu » (17 novembre 2019). Un an plus tard, Le Monde Diplomatique est pour sa part revenu sur la « chronique d’un fiasco médiatique » (octobre 2020) après avoir dénoncé un « coup d’État médiatique » (août 2020).

En résumé, de ces différentes critiques, on peut retenir quelques points saillants : la difficulté à évaluer le rôle joué par l’armée [9], le caractère homogène du récit médiatique français – notamment en raison du multi-positionnement dans plusieurs médias d’une seule et même correspondante [10] – ou encore le relai bienveillant voire presque inconditionnel des « soupçons de fraude » exprimés par les observateurs de l’Organisation des États américains (OEA).

Sur ce dernier point, on notera tout de même que deux grands organes de la presse états-unienne, le Washington Post et le New York Times, qui s’étaient faits l’écho de ces accusations de l’OEA, ont publié respectivement, le 27 février et le 8 juin 2020, une tribune et un article qui démontrent et reconnaissent le caractère erroné des allégations de la même OEA. Pour autant, le mal était déjà fait. Et la falsification médiatique de l’histoire bolivienne contemporaine ne s’arrête pas là…

L’ AFP et l’arrestation de Jeanine Áñez

Depuis l’épisode factieux de fin 2019, de nouvelles élections ont été organisées en Bolivie. Elles auraient dû avoir lieu 90 jours après l’élection de fin 2019. Reportées en partie à cause de la pandémie de Covid-19, elles n’ont finalement été organisées que le 18 octobre 2020, soit près d’un an après le coup d’État.

Confortant les tendances exprimées un an auparavant, le candidat du MAS (Mouvement vers le socialisme), Luis Arce, ancien ministre de l’Économie sous la présidence de Morales, est élu haut la main avec plus de 55% des voix. De son côté, après un exil au Mexique puis en Argentine, et la levée de son mandat d’arrêt lancé par le « gouvernement provisoire », Evo Morales regagne la Bolivie, au lendemain de l’investiture de Luis Arce. Dans la foulée du retour au pouvoir du MAS, un processus judiciaire entame alors l’examen de la période violente du coup d’État, en tentant d’établir des responsabilités, notamment celle de Jeanine Áñez.

Le vendredi 12 mars 2021, le parquet bolivien ordonne l’arrestation de l’ex-présidente autoproclamée. Entre le 12 et le 16 mars, une douzaine de dépêches de l’Agence France Presse (AFP) sont consacrées à cette arrestation, dont on apprend qu’elle s’est déroulée le samedi 13 mars « dans des conditions spectaculaires » puisque Jeanine Áñez « a été appréhendée à Trinidad, à 600 kilomètres au nord-est de La Paz, alors qu’elle se cachait dans une malle dans la maison d’un proche ». La méthode Carlos Ghosn semble avoir fait des émules, mais ne s’avère pas toujours aussi efficace…

Dans une bonne moitié de ces dépêches, on pouvait lire aussi que l’ordre d’arrestation était lié à « un présumé coup d’État », avant que les autres dépêches ne rectifient la formule, mentionnant dès lors que Mme Áñez était « accusée d’avoir mené un coup d’État en 2019 contre son prédécesseur Evo Morales ». Toujours dans ces dépêches, on lit également que « sur fond de manifestations, la police avait refusé d’obéir aux ordres, et l’armée avait à son tour retiré son soutien à M. Morales », ou encore :

Sur fond de manifestations qui avaient fait 35 morts, police et armée avaient retiré leur soutien à M. Morales. Ce dernier a finalement démissionné avant de prendre le chemin de l’exil au Mexique puis en Argentine.

Fidèles à la tradition du « desk journalism », ce journalisme assis derrière un bureau, ces « informations » font ensuite l’objet, au pire, d’un simple copié-collé, et au mieux, d’un léger retraitement. Dans tous les cas, elles sont republiées, par exemple, par Le FigaroL’ObsCourrier International, par Le Point le 13 mars et le 15 marsRFISud Ouest, mais aussi dans les versions papier et Internet du Monde… avant qu’elles ne fassent l’objet d’une rectification.

L’occasion, à nouveau, de souligner un certain « pouvoir de nuisance » de l’AFP, dans la mesure où nombre de rédactions internationales sont prêtes à décalquer une dépêche sans procéder à la moindre vérification. Les titres internationaux n’ont ainsi pas été en reste, comme Radio CanadaLa Libre BelgiqueLe Matin (Suisse)El Watan (Algérie), etc.

Le Monde se corrige… après protestations

Le Monde n’a pas manqué d’abonder cette cacophonie de désinformation en publiant plusieurs articles sur ce sujet. L’un d’entre eux, paru le 21 mars, reprenait les éléments incriminés des dépêches AFP. Chose suffisamment rare pour être soulignée, le quotidien vespéral a tout de même procédé à une correction lors d’une mise à jour de ce même article le 14 avril :

Correction, le 14.04.21 à 21 heures : Une version précédente de cet article, rédigé à partir d’une dépêche de l’Agence France-Presse, indiquait par erreur que Luis Fernando Camacho avait fait l’objet d’un mandat d’arrêt. Il était également écrit que Jeanine Añez avait prêté serment comme présidente par intérim à la faveur d’une vacance de pouvoir. Elle s’est, en fait, autoproclamée présidente faisant fi du manque de quorum à l’Assemblée nationale. Il était également dit que 35 personnes étaient mortes avant la démission d’Evo Morales quand, en réalité, trois personnes sont mortes dans les manifestations avant sa démission. Plusieurs autres sont mortes dans d’autres manifestations après que Jeanine Añez a pris le pouvoir. Toutes nos excuses pour ces erreurs.

Dans le Courrier des lecteurs du Monde, on apprend 5 jours plus tard (le 19 avril) que cette correction fait suite à des protestations, notamment émises par Wiphala France [11] :

À la suite de vos courriers, nous avons apporté des modifications au papier « En Bolivie, la détention provisoire de l’ex-présidente Jeanine Añez prolongée de deux mois », qui contenait effectivement plusieurs imprécisions et erreurs, non intentionnelles et dues à un manque de relecture attentive des dépêches.

On notera au passage que Le Monde préfère ménager son partenaire de l’AFP, mentionnant « un manque de relecture attentive des dépêches », plutôt que de lui imputer l’origine de ces « imprécisions et erreurs, non intentionnelles »…

***

Non contente de nier le caractère putschiste des événements de fin 2019, la presse française (et internationale) s’évertue également à en négliger l’analyse a posteriori. Les erreurs et autres imprécisions ne font que très rarement l’objet de rectificatifs, une pratique qui « est pourtant un impératif » en vertu des chartes de déontologie professionnelle, comme le rappelle le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM), dans sa recommandation du 11 mai 2021. Parler ainsi de « démission forcée » [12] plutôt que de coup d’État n’est pas seulement un problème du point de vue de la déontologie journalistique ; c’est aussi alimenter une version tronquée de l’histoire avec tous les dommages collatéraux qui s’ensuivent sur le plan démocratique et géopolitique.

Le manque d’intérêt à propos de la Bolivie n’est hélas pas nouveau, et l’on peut déplorer, avec les chercheurs et spécialistes, que l’Amérique latine et les secteurs progressistes qui s’y déploient soient souvent utilisés dans les médias à la manière d’un « épouvantail politique ». À propos des événements que nous avons traités ici, le pendant inquiétant de cette sous-information est que la presse n’hésite pas à porter un regard bienveillant – voire légitimant – sur les actions de groupes factieux et à minimiser le bruit de bottes autour d’un scrutin présidentiel… Une tendance qui n’aurait évidemment pas d’équivalent en France !

 

 

Source: Acrimed

 

Notes:

[1] On se souviendra qu’il en avait été de même pour un autre président autoproclamé au Venezuela, que Washington ou l’Union européenne n’avaient pas hésité à reconnaître également…

[2] Notamment lorsque des médias nationaux prétendent en « décrypter » l’actualité en peu de temps.

[3] Voir à ce sujet Anne-Dominique Correa et Renaud Lambert, « Portraits de missionnaires médiatiques » dans Le Monde Diplomatique, et notamment l’infographie où l’on recense, entre le 10 mars 2019 et le 9 mars 2020, seulement 211 articles pour l’Amérique latine, contre 486 pour le Proche Orient, 661 pour l’Asie, 1 102 pour l’Afrique, 4 005 pour les États-Unis et 4 095 pour l’Europe.

[4] Voir également « L’actualité internationale : une information maltraitée », février 2016.

[5] Un référendum, organisé en février 2016 pour l’autoriser à briguer ce nouveau mandat, avait rejeté cette option à 51,3%. Mais Evo Morales, dénonçant une campagne calomnieuse contre lui faite d’accusations de corruption (relayées jusqu’en France), postulera tout de même à sa réélection en s’appuyant sur une décision de la Cour constitutionnelle bolivienne, laquelle avait invalidé le référendum en novembre 2017 et argué, sur la base de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, que tout citoyen pouvait « élire ou être élu ».

[6] Voir (en espagnol) le communiqué de presse de l’OEA publié le 10 novembre 2019 : « Análisis de integridad electoral. Elecciones generales en el Estado plurinacional de Bolivia, 20 de octubre de 2019 ».

[7] Notamment par deux études du Centre pour la recherche économique et politique (CEPR) : Guillaume Long, David Rosnick, Cavan Kharrazian et Kevin Cashman, « What happened in Bolivia’s 2019 vote count ? » (6 novembre 2019), et Jake Johnston et David Rosnick, « Observing the observers : The OAS in the 2019 Bolivian elections », (10 mars 2020).

[8] À l’image de la maire de Vinto, Patricia Arce, agressée et humiliée dans la rue par des militants d’extrême droite.

[9] Sur un blog de Mediapart, Pablo Stefanoni et Fernando Molina préfèrent ainsi parler de « cascade de contingences », là où le New York Times précisait que le 12 novembre 2019, jour de l’investiture de la présidente autoproclamée Jeanine Áñez, « l’armée était déployée dans certaines villes – une action qui rappelait à certains Boliviens l’histoire des dictatures militaires de la région » (nous traduisons).

[10] « […] Les correspondants de Radio France Internationale (RFI), Mediapart, Le Figaro, France 24 et France Culture ne sont qu’une seule et même personne : Alice Campaignolle, qui généralise le ravissement des beaux quartiers à toute la capitale administrative », comme le souligne Le Monde Diplomatique.

[11] Qui se présente, sur son compte Twitter comme une « Organisation en défense du Processus de Changement en Bolivie Décolonisateur et Dépatriarcalisateur et anti imperialiste pour l’autodétermination des peuples ».

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