Biden-Poutine, les raisons d’une rencontre au sommet

Après l’avoir qualifié de “tueur”, Joe Biden a finalement rencontré Vladimir Poutine à Genève. Etonnant? Pas vraiment. Le plus grand défi auquel les Etats-Unis sont confrontés vient de l’économie chinoise. Washington voudrait mettre de la distance entre Moscou et Pékin. Mais l’objectif semble difficile à atteindre… (IGA)


 

Aujourd’hui [16 juin, NDLR], les présidents de la Russie et des États-Unis se rencontrent :

Biden termine son voyage mercredi par un sommet à Genève avec Vladimir Poutine, de Russie. La Maison Blanche a annoncé en amont que ces leaders ne tiendront pas de conférence de presse conjointe après leur rencontre, supprimant ainsi la possibilité de comparaisons avec le sommet d’Helsinki de 2018 entre Trump et Poutine, où Trump s’était rangé du côté de Moscou plutôt que de ses propres agences de renseignement.

Des assistants ont suggéré que les États-Unis ne voulaient pas élever davantage Poutine en faisant apparaître les deux hommes ensemble dans un tel format. D’autres ont exprimé la crainte que Poutine puisse essayer de marquer des points sur Biden, 78 ans, qui sera dans les dernières étapes d’un voyage éreintant de huit jours en Europe.

La véritable raison de ne pas organiser une conférence de presse conjointe est bien sûr que Biden, qui est sénile, est susceptible de débiter des absurdités et de saboter la bonne image du sommet souhaitée par ses conseillers.

Les États-Unis sont à l’origine de ce sommet, qui intervient au début de la présidence de Biden. La question à laquelle personne n’a encore répondu est de savoir pourquoi ce sommet, et ce que les États-Unis veulent en obtenir.

La réponse courte, qui sera développée plus bas, est la suivante :

1 – Les États-Unis veulent s’attaquer à la Chine. Les États-Unis ont reconnu qu’ils ne pouvaient pas s’attaquer simultanément à la Chine et à la Russie. La Russie doit donc être découplée de son alliance avec la Chine et ramenée vers l’Europe.

2 – Les nouveaux systèmes d’armes stratégiques de la Russie pourraient permettre une première frappe sur les États-Unis. Un nouvel accord sur les armes stratégiques est le seul moyen d’éviter cette menace existentielle. (Il permettrait également d’économiser beaucoup d’argent).

Ces deux objectifs stratégiques ont peu de chances d’être atteints, car la communauté de la politique étrangère américaine continue de mal évaluer la situation mondiale, ainsi que la force et la position de la Russie. Elle veut que le sommet échoue.

Maintenant, la version longue.

Dans un essai publié sur sa liste de courrier électronique, le professeur [de relations internationales, NdT] Michael Brenner, un lecteur régulier de Moon of Alabama, donne sa réponse à nos questions :

Biden, longtemps contremaître invisible d’Obama pour l’Ukraine, a soutenu un plan pour mettre fin aux provinces sécessionnistes et russifiées de Lougansk et Donetsk, dans le Donbass. Ce plan était considéré comme un moyen de punir Vladimir Poutine, dont l’ingérence en Syrie et les actions ailleurs irritaient les décideurs américains, d’achever l’isolement de la Russie (en même temps que le renversement du gouvernement biélorusse) et de consolider le contrôle de l’OTAN/UE sur le continent européen.

Washington a étendu son programme d’armement et d’entraînement de l’armée et des milices ukrainiennes (y compris du bataillon néo-nazi Azov), a donné au président (et ex-comédien) Vladimir Zielenski le feu vert pour déplacer son armée vers la ligne de contact, et a mené une dénonciation orchestrée de la Russie et de toutes ses actions, bruyamment renforcée par le chœur toujours obéissant des dépendances européennes. Biden lui-même a donné le ton en déclarant que Poutine était un « tueur ». Il s’agissait d’une coercition classique par le biais d’une intimidation militaire – bien qu’il ne soit guère classique d’insulter son adversaire, à moins de faire suivre l’insulte par un appel à l’attaque au clairon. L’ensemble du projet est maintenant en ruines – un échec lamentable. Le « pourquoi » est porteur de lourdes leçons, même si elles ne sont pas reconnues.

Le Kremlin avait donné des signes clairs selon lesquels il n’allait plus tendre l’autre joue face à ce qu’il considérait comme des mesures occidentales hostiles et délibérément humiliantes. L’expansion vers l’est de l’OTAN jusqu’à la frontière russe, l’attaque géorgienne, approuvée par Washington, contre l’Ossétie du Sud par des forces entraînées et conseillées par les Américains, les révolutions de couleur qui ont culminé avec le coup d’État de Nuland à Kiev contre un président démocratiquement élu, les accusations non prouvées d’ingérence dans les eaux tranquilles de la politique américaine, les sanctions répétées, la campagne incessante de sabotage du Nord Stream 2, etc. etc. Ces signes clairs ont été ignorés, comme le sont tous les autres faits qui ne sont pas conformes au récit égocentrique et fantaisiste de Washington. Là-bas, ce sont de grossières erreurs d’interprétation de la situation en Russie qui prévalent.

Ils croient vraiment que Navalny est le grand espoir blanc du pays, alors qu’en réalité, sa modeste base électorale ne se rencontre que parmi l’intelligentsia libérale de Moscou et de Saint-Pétersbourg. La popularité de Poutine, notamment en ce qui concerne les relations avec l’Occident, ne faiblit pas. L’opinion publique soutient pleinement Poutine. En outre, il se situe à l’extrémité « douce » d’un continuum parmi les élites politiques de son pays – y compris les fonctionnaires de son gouvernement. Sa réponse à la nouvelle menace qui pesait sur le Donbass a été rapide et décisive. Il a déployé 75 000 unités de l’armée lourdement armées et renforcées par une force aérienne à la frontière, tandis que Lavrov déclarait froidement que toute offensive ukrainienne serait combattue par une force écrasante, ce qui signifierait la destruction du régime ukrainien actuel.

L’appel, en l’espace de dix jours, d’une force de cinq divisions prête au combat, que l’OTAN est incapable d’égaler en taille et en rapidité, a eu les effets escomptés :

Les États-Unis et leurs alliés n’avaient rien à leur opposer ; ils ont dû reculer. Dans les jours qui ont suivi, Biden a passé un appel imprévu au « tueur » Poutine, appelant à une détente des tensions, tout en espérant des relations stables et prévisibles entre leurs deux pays. Cette semaine-là, Blinken s’est rendu à Kiev pour dire carrément à Zelenski de tout arrêter. Si cela signifiait le jeter aux loups ultra-nationalistes de Kiev, il pouvait toujours retourner à sa carrière de comique. La politique des grandes puissances virait au caf’conc’ !

On a commencé à réaliser que faire face à une Russie exaspérée, en Europe et ailleurs, n’allait pas être une sinécure. Il s’est ensuivi que les États-Unis ont compris ne pas pouvoir mener simultanément une « guerre froide » totale avec la Chine et la Russie. La Chine étant le plus grand adversaire de l’hégémonie américaine dans le monde, il fallait trouver un modus vivendi tacite ou, au moins, un cessez-le-feu avec Moscou. Cela aurait dû être évident depuis au moins 12 ans pour toute personne dotée d’un demi-cerveau stratégique. Au lieu de cela, les leaders américains ont fait tout leur possible pour cimenter une alliance sino-russe, dont la force et la confiance mutuelle augmentent de jour en jour.

L’échec lamentable en Ukraine (en même temps que la tentative avortée de renverser Loukachenko en Biélorussie) a suffisamment ébranlé la confiance en soi illimitée de Washington pour qu’elle reconnaisse son erreur.

Une série d’actions en Europe a signalé l’intention de changer de cap. L’envoi annoncé d’un groupe aéronaval en mer Noire a été sommairement annulé, la pression exercée sur l’Allemagne pour empêcher l’achèvement de Nord Stream II a été levée, et le projet d’une attaque ukrainienne dans le Donbass a été brusquement abandonné. Biden entend clairement faire de la rencontre avec Poutine à Genève une étape cruciale préalable à une atténuation de l’hostilité qui a marqué les relations entre Washington et Moscou. L’espoir est que les gestes mentionnés ci-dessus, combinés à une volonté exprimée de travailler ensemble sur un certain nombre de questions litigieuses, puissent apaiser l’antagonisme de la Russie envers l’Occident. Cela pourrait à son tour refroidir son enthousiasme pour le partenariat stratégique avec Pékin, ce qui permettrait aux États-Unis de se concentrer sur leur lutte pour la suprématie mondiale avec la Chine tout en affaiblissant la main de cette dernière.

Ce stratagème est voué à l’échec.

Tout à fait. Les trente dernières années ont démontré que la Russie ne peut absolument pas faire confiance à Washington, quelles que soient ses promesses. En revanche, son partenariat avec la Chine est solide.

Une citation dans un récent article du New York Times semble confirmer le point de vue de Brenner :

Charles A. Kupchan, un professeur à l’université de Georgetown qui a travaillé sur les affaires européennes dans l’administration Obama, a déclaré que l’objectif de Biden était d’empêcher la création d’un bloc sino-russe antagoniste de l’Occident. Cela nécessitera l’aide des alliés, c’est pourquoi il a prédit que Biden ne se contenterait pas d’écouter, mais entendrait les Européens.

L’analyste russe Gilbert Doctorow a un point de vue légèrement différent :

Pourquoi Joe Biden tient-il à organiser une réunion si tôt dans son mandat ? On nous dit que l’objectif est de parvenir à une « plus grande stabilité » dans les relations bilatérales. Mais je n’ai pas entendu nos commentateurs nous dire de quel type de « stabilité » il s’agit.

Dans mon approche réductrice, le sommet n’a qu’un seul moteur, à savoir mettre un terme à la course aux armements que les États-Unis sont en train de perdre, s’ils ne l’ont pas déjà irrévocablement perdue, et empêcher que le changement de l’équilibre stratégique en défaveur des États-Unis ne s’aggrave encore. L’avantage secondaire serait d’annuler les dépenses militaires prévues, qui dépassent largement les mille milliards de dollars, pour moderniser la seule triade nucléaire. Cela permettrait de libérer des fonds pour les investissements massifs dans les infrastructures que Biden essaie actuellement de faire adopter par le Congrès.

Depuis le retrait des États-Unis du traité ABM en 2002 sous George Bush, la politique américaine vise à permettre une première frappe en éliminant les ICBM russes, puis en rendant inutiles les forces nucléaires résiduelles de la Russie, qui pourraient être abattues par les systèmes de missiles antibalistiques américains. Les nouveaux missiles russes, maniables et à très grande vitesse, pourraient échapper à tous les systèmes ABM connus. Selon le texte de Poutine en mars 2018, les nouveaux armements stratégiques russes ont ravalé les centaines de milliards que les Américains avaient investis pour garantir leur supériorité au rang de simple ligne Maginot des temps modernes. Quoi que Washington puisse lancer contre la Russie, les forces russes résiduelles pénétreraient les défenses américaines et feraient des ravages sur le territoire américain.

Les nouvelles armes russes (lien en français) sont quelque chose dont Washington ne peut que rêver. Annoncés en 2018, les nouveaux systèmes sont maintenant introduits dans les unités de première ligne. Le développement des armes américaines a au moins 10 ans de retard sur celui de la Russie. La parité nucléaire a été rétablie (vidéo).

Certains des nouveaux systèmes russes ne relèvent pas du nouveau traité de réduction des armes nucléaires START. Si les États-Unis ne parviennent pas à conclure avec la Russie un nouvel accord limitant ses nouveaux systèmes d’armes, la Russie pourrait bientôt acquérir une capacité de première frappe. Il s’agirait d’une menace existentielle pour les États-Unis. Le Pentagone n’est certainement pas content de la situation.

Le fait que Biden ait besoin d’obtenir un nouvel accord sur les armes stratégiques aussi vite que possible pourrait bien être la raison pour laquelle le sommet a lieu si tôt dans son mandat.

Malheureusement, selon Doctorow, le succès est loin d’être garanti :

Le respect mutuel est ce que le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a exigé comme point de départ des négociations diplomatiques avec les Américains. Le respect n’est pas conféré à un interlocuteur « à partir d’une position de force », l’approche américaine typique pour ce type de discussions.

Le problème pour Washington est que personne, au Capitole ou dans la communauté de la politique étrangère, ne veut reconnaître des faits évidents sur la Russie d’aujourd’hui. Tout le monde se contente de la vision d’une Russie négligée, chaotique, dirigée par un dictateur impitoyable, dont le régime est fragile et n’a besoin que d’un petit coup de pouce, comme l’autocratie de Nicolas II, pour basculer et s’effondrer. C’est de la foutaise et si cela reste le fondement de la politique américaine à l’égard de la Russie sous la direction de Biden, nous pouvons nous attendre à ce qu’il ne se passe pas grand-chose en matière de réduction des dangers de la guerre nucléaire ou d’évolution vers des eaux plus calmes dans les relations internationales.

Un exemple de la communauté de politique étrangère décrite par Doctorow est l’ancien ambassadeur américain à l’OTAN, Kurt Volker, qui souhaite l’échec du sommet :

Il n’est certainement pas dans l’intérêt des États-Unis, de l’UE, de l’OTAN et d’autres alliés d’assister à un sommet dont Poutine repartirait convaincu d’avoir désarmé les États-Unis et de n’avoir à subir aucune conséquence de son comportement. Il s’agirait d’un signal mondial indiquant que les tyrans peuvent s’en tirer avec des actes agressifs sur leur territoire national et à l’étranger, et que les États-Unis et l’Occident ne prendront aucune mesure significative pour les arrêter.

Pour les États-Unis, le meilleur résultat possible n’est donc pas un accord modeste et un engagement à la « prévisibilité », mais une absence totale d’accord. Le succès, c’est la confrontation.

Le professeur canadien Paul Robinson s’en prend à cette folie, mais conclut :

Vous pourriez penser que c’est juste l’opinion d’un seul homme, et que nous pouvons l’ignorer. Que cela ne veut rien dire. Mais Volker n’est pas juste un quidam quelconque. De 2017 à 2019, il a été représentant spécial des États-Unis pour les négociations avec l’Ukraine – donc, en fait, un homme de pointe de l’Amérique pour ses relations avec l’Ukraine et pour les négociations sur un accord de paix, dans le contexte de la guerre civile dans ce pays. Sur la base de cet article, on frémit à l’idée des conseils qu’il donnait au gouvernement ukrainien. Certainement pas des conseils propices à la paix, j’imagine. C’est plus qu’effrayant.

Donc, il ne s’agit pas seulement d’un homme. Cet article est une fenêtre sur la façon dont pense une partie influente de l’establishment de la politique étrangère américaine. Elle rejette la négociation. Elle considère le compromis comme dangereux. Elle préfère ouvertement le conflit. « Le succès, c’est la confrontation » – pire c’est, mieux ça vaut. Wow.

Tant qu’ils contribuent à empêcher le recours à la guerre, je suis heureux de chaque sommet entre superpuissances. Mais je n’attends pas de grands résultats de celui-ci. Les politiques américaines ne changent pas en un clin d’œil et le borg [*] est actuellement loin d’accepter des compromis avec lesquels la Russie pourrait être d’accord.

 

Source originale:  Moon of Alabama 

Traduction: Entelekheia

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