Bahar Kimyongur : “Erdogan ou l’obscurantisme expansionniste”

Militant de la solidarité internationale, né et éduqué en Belgique où il est licencié en histoire de l’Université libre de Bruxelles, Bahar Kimyongür a su associer ses racines arabo-turques à sa formation et expérience européenne pour construire un regard mêlé de compétence et engagement des questions internationales, notamment celles concernant le Moyen-Orient. Opposant déterminé au gouvernement dictatorial de Recep Erdogan et à ses folles ambitions expansionnistes, ce dernier cherche, sans le moindre succès, à le faire taire et ce depuis belle lurette. Malgré le climat de terreur dans lequel il est contraint de vivre, Bahar Kimyongür poursuit ses activités journalistiques et publiera en mai prochain « Percligia : Dissidence théologique et révolte sociale dans l’empire ottoman du XVe siècle » aux éditions Les Indes Savantes, un ouvrage historique sur une épisode de l’histoire médiévale qui rappelle étonnamment la Turquie actuelle. Ce journal se réjouit de lui ouvrir ses pages pour faire partager à nos lecteurs ses points de vue sur l’actualité.


 

Le Drapeau Rouge.- La Turquie occupe des parties importantes du territoire syrien où elle impose l’usage de sa langue et la circulation de sa monnaie ; elle a consolidé son occupation du nord de Chypre tout en faisant main basse sur son pétrole ; même chose avec le pétrole et le gaz grecs ; elle intervient en Libye et en soutien de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie. Comment expliquez-vous ce comportement d’Erdogan sur le plan international ? Que cherche-t-il vraiment ?

Bahar Kimyongur. – Pour les Etats en crise, la guerre a toujours été une valeur-refuge. Quand cet Etat est incarné par un despote aux abois, désavoué par une opposition grandissante dont une partie est issue du sérail, la guerre relève de la stratégie de survie. Elle force le peuple à marcher au pas cadencé. Le rythme est  infernal : entre deux opérations militaires, Erdogan  fait une déclaration tonitruante censée remonter le moral de la population au bord de la famine. Un coup, il découvre une quantité infinie de pétrole en mer Noire, un autre, du gaz en Méditerranée orientale, la semaine suivante, il révèle la sortie prochaine d’une voiture ou d’un avion de ligne de fabrication turque, un coup, il transporte 85 millions de Turcs sur la Lune. Les Romains offraient « Panem et Circenses », du pain et des jeux du cirque. Erdogan lui, fait juste son cirque. Quelques paillettes sans éclat pour épater la galerie virtuelle. Et parfois, une distribution ponctuelle mais hyper-médiatisée de pain ou de thé vient compléter ce tableau pathétique. C’est aussi à moindres frais que le dictateur espère ainsi entrer dans l’histoire en héros de la Reconquista ottomane. Dans les campagnes militaires qu’il mène en Syrie bien sûr mais aussi en Libye et dans le Haut-Karabakh, il dispose d’une chair à canon syrienne bon marché voire gratuite. Le 1er janvier dernier, des médias arabes ont diffusé des images d’une manifestation de mercenaires syriens contre le gouvernement turc dans une académie de police à Tripoli en Libye. Ils réclamaient leur solde impayé depuis cinq mois. 

 

Le Drapeau Rouge.- Comment interpréter son néo-ottomanisme affirmé. S’agit-il d’un usage “populiste” de la fibre patriotique de ses compatriotes pour leur faire rêver des temps du Califat ou plutôt d’un véritable projet expansionniste?

Les discours guerriers lui servent à créer un élan nationaliste, un consentement populaire pour son projet de conquête qui est bien réel. Nostalgique de l’époque du sultan-calife, il se sent à l’étroit  dans la République de Mustafa Kemal confinée à l’Anatolie. Seulement voilà, ses succès militaires se heurtent soit aux intérêts de ses alliés soit à l’opiniâtreté de ses adversaires. Il doit alors procéder à des reculades et se contenter de miettes. Par exemple, sous prétexte de protéger les Syriens persécutés par les soldats d’Assad et de mener la guerre antiterroriste contre la milice kurde des YPG, ses troupes occupent illégalement le Nord de la Syrie. Dans cette zone peuplée de Turkmènes, d’Arabes et surtout de Kurdes, il a lancé un vaste programme de turquification et d’islamisation de la société syrienne.

Les écoles, la poste, les télécommunications, le marché de l’énergie, l’administration communale, le prix des produits agricoles sont contrôlés par la Turquie. La monnaie turque y circule. La police est formée par la Turquie. L’approvisionnement humanitaire vient de Turquie. Le secteur privé turc y prospère. Une bande de terre syrienne qui court sur une trentaine de kilomètres de large quasi sans discontinuer depuis Idlib jusqu’à Ras-al-ayn est devenue de facto un territoire turc et partage le sort du sandjak d’Alexandrette, une province syrienne offerte en 1939 par la France à la Turquie. Pourtant, Erdogan est loin, très loin du projet qu’il défendait en 2011, celui d’installer les Frères musulmans à la tête de l’Etat syrien. En 2012, il déclarait même s’emparer prochainement de Damas et prier dans la mosquée des Omeyyades. Dix ans plus tard, il doit se contenter d’une bande de terre relativement instable. 

En revanche, dans le Haut-Karabakh, son succès semble plus solide. Là aussi, il mène une véritable campagne de nettoyage ethnique. Son partenaire, le Parti d’action nationaliste (MHP), mouvement fasciste radicalement anti-arménien va y ouvrir une école dans la ville de Choucha. De l’Afrique au Caucase, le régime Erdogan profite de la faiblesse de l’Europe et des Etats-Unis pour bâtir une zone d’influence dans des territoires qu’il considère comme sa chasse gardée, son  « lebensraum ». Mais son allié russe limite sa marge de manœuvre.

 

Le DR. – Ne croyez-vous pas que, derrière quelques gestes un peu sur joués de divergences, une véritable complicité existe entre la Turquie, les Etats Unis et Israël?

B.K. – Malgré certains rapprochements inédits qui l’ont conduit à une collaboration économique et politique voire militaire avec l’Iran, la Chine et la Russie, le régime Erdogan n’a jamais rompu avec la doctrine née de l’après-guerre et qui a conduit la Turquie à servir de poste avancé de l’Occident face à l’URSS, à ses alliés gagnés au panarabisme et au mouvement social turc alors en pleine expansion. La différence d’Erdogan avec ses prédécesseurs réside dans son adoption d’un discours suprémaciste, provocateur et ordurier à visée planétaire. Usant d’une rhétorique tantôt islamique, tantôt nationaliste et par endroits tiers-mondiste, il se projette en leader des masses arabes, des républiques turcophones, du monde musulman et même des pays du Sud alors qu’au fond, son programme économique n’est guère plus égalitaire que celui de ses partenaires occidentaux. Il n’est pas en conflit avec les Etats-Unis ni avec Israël, loin de là. Il veut juste une plus grand part du gâteau. Les masses arabo-musulmanes et les pays pauvres lui servent juste de marchepied vers sa propre gloire et celle de son cercle proche.

 

Le DR. – En tout cas, dans l’agression contre l’Arménie la complémentarité entre Ankara et Israël était évidente…

B.K.- Oui, dans le Haut-Karabakh, il n’a eu aucun scrupule à s’allier à Israël pour écraser les forces arméniennes sous-équipées. Erdogan a toujours mené une double vie consistant à collaborer avec Israël tout en vendant du rêve palestinien à ses sujets musulmans. Tant de naïfs le croient sur parole… 

 

Le DR. – Et c’est la même chose, tant sur le plan politique que militaire, dans le scénario syrien, et ce depuis un bon moment.

B.K.- Cela fait longtemps qu’Erdogan a abandonné son projet de renversement d’Assad.  Depuis que les accords d’Astana ont ramené le despote turc dans le giron russo-iranien, les rencontres entre responsables sécuritaires turcs et syriens sont fréquentes. Leur crainte commune face à l’émergence d’un Kurdistan le long de la frontière turco-syrienne est plus forte que l’hostilité qu’ils nourrissent l’un envers l’autre.  

 

Le DR. – En plus de ses ambitions expansionnistes, il me semble qu’il y a aussi un messianisme religieux dans la politique d’Erdogan. Ne se déclare-t-il pourtant pas admirateur d’Atatürk et continuateur de son œuvre ? 

B.K. – Erdogan est clairement un fossoyeur du projet de société kémaliste. Il s’attaque méthodiquement à tout l’héritage laïque du fondateur de la Turquie moderne. En 2013, il a même traité Atatürk et son général Inönü d’ « ivrognes ». Il a par ailleurs critiqué la politique antikurde du fondateur de la Turquie en dénonçant les bombardements du Dersim survenus en 1938  tout en exaltant l’union religieuse entre Turcs et Kurdes et ce afin de détourner les Kurdes de toute revendication politique, culturelle et territoriale. La doctrine d’Atatürk, c’était « Paix dans le pays, paix dans le monde ». Son autoritarisme moderniste et son nationalisme jacobin ont sévi dans les limites du territoire turc. Erdogan, lui, est un va-t-en-guerre, un défenseur affirmé de l’expansionnisme islamiste.

 

Le DR.  Lors des dernières élections municipales de 2019, Erdogan a perdu dans les villes le plus importantes du pays (Ankara, Istanbul). Est-ce le signe du regain des forces d’opposition en dépit des politiques très répressives du régime ?

B.K. – Depuis bientôt dix ans, il y a un ras-le-bol grandissant dans la population à l’égard d’Erdogan. Les manifestations-monstre qui ont suivi le mouvement de sauvegarde du parc Gezi en 2013 ont donné au pouvoir un premier signal inquiétant. Toutes les élections qu’il a remportées depuis ont été entachées de fraudes. En 2019, l’opposition n’a pu remporter Istanbul qu’au terme d’un deuxième scrutin, Erdogan refusant catégoriquement d’admettre la défaite de son poulain Binali Yildirim. Si le CHP, parti nationaliste et laïque de centre-gauche, a remporté les grandes métropoles du pays, c’est grâce à l’appui fourni par le Parti démocratique des peuples, HDP, une coalition socialiste pro-kurde « aux six millions de voix ». Mais l’opposition ne se limite pas à la gauche. On trouve un parti islamiste, le « Saadet » ainsi que le parti de droite nationaliste IYI composé pour l’essentiel de dissidents du Parti d’action nationaliste MHP, mouvement fasciste qui règne en tandem avec Erdogan. Dans l’opposition, il y a également des formations plus libérales et européistes comme DEVA et Gelecek issues de scissions de l’AKP, le parti d’Erdogan.  

A force de taxer toute critique du pouvoir de « trahison » et de « terrorisme », Erdogan a réussi à s’aliéner plusieurs grands noms parmi ses compagnons de route. Reste à savoir si l’opposition sera capable de surmonter ses divergences de fond pour revenir non pas à la démocratie mais au moins à un régime pluraliste. Il faut se rappeler que suite aux purges de 2016, Erdogan a condamné des millions de citoyens, les fonctionnaires licenciés et leurs familles, à une mort sociale. De même, les tribunaux ont perdu toute indépendance. La presse libre est traquée sans relâche. Les universités refusant son autorité comme celle du Bosphore (Bogaziçi) sont soumises à un déluge de calomnies et de terreur policière. Artistes, étudiants, juristes, politiciens, membres de la société civile ou citoyens lambda, des milliers de Turcs sont traînés en justice pour un simple tweet. Les élus kurdes sont, comme toujours, les cibles privilégiées du régime. 

Le Parlement n’est plus qu’une coquille vide. Dans la rue, les voyous du régime font la loi. Ils tabassent des opposants ou les menacent de mort en toute impunité car ils ont le ministre de l’intérieur Süleyman Soylu à leurs côtés. Toutes les franges de la société souffrent de la répression. Mais la victoire de l’opposition n’est pas garantie pour autant car Erdogan joue habilement sur les divisions entre ses adversaires sur fond de discours antiterroriste. Ainsi, pour empêcher une alliance large englobant le parti de gauche pro-kurde HDP au parti de droite IYI, il lui suffit d’agiter l’épouvantail PKK, de faire du chantage avec le « sang des martyrs » policiers ou militaires…

 

Le DR. – Et un mot sur une question un peu plus personnelle. Vous êtes persécuté depuis déjà quelques années par le gouvernement turc. Quelle est votre situation à ce sujet aujourd’hui ? Et qu’est-ce qu’elle révèle sur la gestion de la vie politique dans votre pays ?

B.K. – Le régime Erdogan m’a déclaré la guerre. Je ne dis pas cela pour me donner de l’importance. Quand le régime a une cible et nous sommes très nombreux dans cette situation, il fait flèche de tout bois. D’abord, il a fait pression sur la Belgique pour me faire condamner par la justice. En décembre 2009, au bout de quatre ans de guérilla judiciaire, la Cour d’appel de Bruxelles m’a acquitté sur toute la ligne. Ensuite, le régime Erdogan a tenté de me faire extrader depuis plusieurs pays d’Europe au moyen d’un signalement Interpol. Là encore, ses tentatives ont échoué. Les Pays-Bas d’abord, l’Espagne et l’Italie ensuite ont refusé d’honorer sa demande. Interpol a même radié mon nom de son fichier et de fait, a désactivé ma notice rouge en 2014. Après ce nouveau camouflet, le régime Erdogan a opté pour une stratégie de la terreur et de l’intimidation en mettant ma tête à prix. En 2018, un million de livres turques étaient offertes pour toute information permettant ma capture. Les ambassades turques ont été mises à disposition des mouchards de la diaspora. De despote national, Erdogan s’est transformé en terroriste international. Trois militantes kurdes, Sakine Cansiz, Leyla Saylemez et Fidan Dogan ont été assassinées par un agent du régime en plein Paris en 2013. En 2018, six opposants de la mouvance Gülen ont été kidnappés au Kosovo et emmenés en Turquie. La même année, la journaliste militante et amie de longue date Ayten Öztürk a été enlevée à l’aéroport de Beyrouth au Liban et torturée dans une prison secrète près d’Ankara. Au bout de six mois de sévices en tous genres, d’insultes, de coups, de brûlures, de violences sexuelles, d’électrochocs et de simulacres d’exécution, Ayten ne pouvait plus se reconnaître dans le miroir. Ce qui est arrivé à Sakine, Leyla, Fidan et Ayten peut m’arriver à tout moment.

 

Source: Le Drapeau Rouge

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