Arménie/Azerbaïdjan : Pris en tenaille entre la Russie et la Turquie (1/3)

L’Arménie, pays déjà épuisé par la crise économique et politique, se retrouve isolée. D’un côté, Ankara a soutenu la préparation militaire de l’Azerbaïdjan, avec Israël. De l’autre, Moscou a préféré adopter une position attentiste pour défendre ses intérêts dans le Caucase. Moscou a également préféré sacrifier Erevan afin d’affaiblir le gouvernement de Nikol Pashinyan pour son côté politique pro-occidental…

C’est une Arménie choquée et amère qui accueille des dizaines de milliers de réfugiés fuyant les territoires conquis par les troupes azerbaïdjanaises ou rendus à Bakou par l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre. Après avoir laissé la terre brûler derrière elles, quelque 100.000 personnes déplacées se massent dans un pays de seulement trois millions d’habitants, déjà proche de l’épuisement à cause de la crise économique, de l’urgence Covid et du récent conflit. Ces déplacés cesseront bientôt d’être l’objet de la solidarité et de l’attention rhétorique des dirigeants nationalistes.

De nombreux Arméniens en colère et déçus recherchent les responsables de la défaite en haut lieu, criant à la trahison du Premier ministre Pashinyan ou du commandement militaire. Le 17 novembre, après les violentes manifestations qui ont atteint le parlement et la résidence du chef du gouvernement, Armen Sargsyan, le président arménien a demandé la démission de l’exécutif et la convocation d’élections législatives anticipées. Entre-temps, le ministre des Affaires étrangères Zohrab Mnatsakanyan a démissionné.

Mais au-delà des responsabilités éventuelles de la classe dirigeante actuelle dans la gestion du conflit et des relations avec les puissances alliées (réelles ou supposées), l’Arménie constate avec consternation sa faiblesse et son isolement. Des siècles semblent s’être écoulés depuis que les milices arméniennes victorieuses de l’armée de Bakou ont rendu effective l’indépendance de la République de l’Artsakh sur la majeure partie du Haut-Karabakh et ont conquis plusieurs provinces azerbaïdjanaises environnantes. Au début des années 1990, ce sont les habitants azerbaïdjanais de ces territoires qui ont été déplacés et ont cherché refuge à l’est. Depuis lors, l’histoire semble s’être emballée et les structures internes et internationales qui avaient déterminé l’écrasante victoire arménienne sur son rival historique ont changé.

 

L’Azerbaïdjan, une petite puissance

L’ancienne République soviétique d’Azerbaïdjan, qui a émergé avec des os cassés du conflit avec Erevan entre 1991 et 1994, est devenue une petite puissance grâce aux généreux revenus du pétrole et du gaz. Le pays a investi une grande partie de cette richesse dans les dépenses militaires, accumulant les armes, les munitions et les équipements de dernière génération. Au cours des dix dernières années, le président Ilham Aliyev a augmenté de 500 % les dépenses de défense, en modernisant l’armée de Bakou et en la dotant de systèmes sophistiqués capables de frapper à distance, alors que les troupes arméniennes ont souvent dû se contenter d’armes obsolètes.

La Turquie et Israël ont principalement soutenu les préparatifs de guerre de l’Azerbaïdjan et les volontés de revanches contre l’Arménie. Mais même Moscou a vendu ces dernières années plus d’armes à Bakou qu’à Erevan, dans une tentative (peut-être illusoire) de contrebalancer l’influence d’Ankara sur la république turcophone.

Au cours de la récente crise, l’Azerbaïdjan a sans aucun doute bénéficié de la relation tantôt de concurrence tantôt de concertation entre la Turquie et la Russie, engagées dans des négociations complexes dans différents dossiers. Pour l’Arménie, en revanche, la tenaille entre la Russie et la Turquie s’est avérée douloureuse, à tel point que dans la diaspora, la crainte d’un nouveau Medz Yeghern (terme qui désigne le génocide de 1915-16) ou, en tout cas, d’un effondrement du projet national arménien, est revenue au premier plan.

 

La Russie, en défense

Comme le veut la tradition, Moscou a essayé de maintenir une position équilibrée et équidistante entre les deux concurrents, en évitant de soutenir trop clairement l’Arménie, que de nombreux Russes considèrent également comme une nation chrétienne et sœur qu’il faut défendre contre la menace turco-musulmane.

Pendant ce conflit court, mais sanglant, un certain nombre de soldats et de citoyens russes, pas toujours d’origine arménienne, ont apporté leur contribution à la défense de la République de l’Artsakh. Mais la realpolitik a conseillé à Poutine d’adopter une position plus attentiste, au nom des intérêts géopolitiques de la Russie dans le Caucase et au-delà.

Après le début des combats, le 27 septembre, Moscou a évité de hausser le ton. Elle aurait pu hurler, étant liée à Erevan par un accord d’assistance militaire dans le cadre du “Traité de sécurité collective”, et possédant deux bases militaires sur le territoire arménien – à Erebun et Gyumri. Ces bases abritent des milliers de soldats, ainsi que des avions de chasse, des hélicoptères et des véhicules terrestres. Même en montrant ses muscles, la Russie aurait pu inciter les Azéris – et leurs sponsors turcs – à reconsidérer l’opportunité d’un conflit direct avec Ankara. Mais elle devait trouver un équilibre entre la nécessité de préserver (ou de retrouver) l’hégémonie traditionnelle sur l’Arménie et le risque de rompre avec un pays, l’Azerbaïdjan – avec lequel elle entretient de solides relations commerciales et énergétiques. Il y avait aussi et surtout le risque de rompre avec la Turquie, partenaire et en même temps concurrente sur de nombreux théâtres de conflits, de la Syrie à la Libye.

Le risque est trop grand de rompre le difficile équilibre atteint ces dernières années avec Ankara, mettant en péril l’accord sur le TurkStream, le gazoduc inauguré le 8 janvier dernier qui amène le gaz russe en Turquie (8 milliards de mètres cubes par an), mais surtout en Méditerranée et en Europe. Un projet vital après le boycott du SouthStream et la mise en attente du NorthStream 2, dirigé vers l’Allemagne, tous deux en raison des sanctions américaines.

Sans compter que Moscou cherche à pousser le désengagement de plus en plus probable d’Erdogan de l’Alliance atlantique et de la sphère de Washington. Une rupture avec la Turquie remettrait évidemment ces ambitions en question. Si la Russie avait pris ouvertement le parti de l’Arménie sur base du traité de sécurité collective, elle se serait mise à dos d’autres pays adhérant au pacte militaire comme le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. Ces pays à majorité musulmane sont en effet liés à la Turquie par des origines ethnolinguistiques communes et Ankara exerce une influence croissante sur eux. Il y avait donc un risque de les vois se désengager du pacte militaire avec Moscou, comme cela s’est déjà produit pour l’Ouzbékistan et justement l’Azerbaïdjan. De plus, pendant le conflit entre les deux anciennes républiques soviétiques, le Kazakhstan et le Kirghizstan ont explicitement exprimé leur soutien à Bakou.

Les Russes ne peuvent pas se permettre de soutenir sans ambiguïté l’Arménie, sinon ils devront renoncer à leur tentative de rétablir leur hégémonie dans le Caucase. D’autre part, le texte accompagnant l’accord de cessez-le-feu, qui entraînera une mutilation territoriale de la République d’Artsakh, suit plus ou moins le “plan Lavrov”. La Russie a défendu ces dernières années cette solution proposée au litige. Elle est basée sur un retrait progressif des forces arméniennes des territoires azerbaïdjanais autour du Haut-Karabakh conquis lors du conflit de 91-94 et l’envoi d’une mission russe de maintien de la paix dans la région.

Sur la ligne de contact, en particulier dans le couloir de Lachine qui devrait continuer à relier l’Artsakh à la République d’Arménie, garantissant une continuité territoriale fondamentale entre les deux territoires, Moscou va déployer de deux mille soldats russes chargés de veiller au respect du cessez-le-feu dans les 5 prochaines années. L’accord est renouvelable, il représente une victoire stratégique indéniable pour Moscou, qui étend ainsi son contrôle militaire dans la région.

La Russie s’est avérée fondamentale pour la survie de l’enclave arménienne en territoire azerbaïdjanais (qui risquait sérieusement de disparaître sous les coups des drones, des chasseurs et des hélicoptères de Bakou). De même, l’intégrité territoriale de la ville d’Erevan, sans défense, est déjà garantie par la présence des deux bases russes. Le Kremlin a toléré l’avancée azerbaïdjanaise sur le territoire sous contrôle arménien, mais est intervenu pour empêcher une défaite totale des Arméniens alors que les combats s’étendaient à Stepanakert, la capitale de l’Artsakh.

Moscou a confirmé sa détermination à faire cesser le conflit après l’échec des propositions de médiation de la France et des États-Unis, supplantant de sa propre initiative le groupe de Minsk de l’OSCE, chargé d’une gestion multilatérale de la crise.

Les agissements de Moscou doivent également être lus dans le cadre du scénario politique arménien comme une tentative de mettre en difficulté le gouvernement de Nikol Pashinyan et son côté politique pro-occidental. Il a été porté au pouvoir en 2018 après une “révolution de velours” qui a provoqué la destitution d’un exécutif certainement plus proche des intérêts russes. Depuis son ascension, l’ancien journaliste a freiné l’intégration de l’armée et du renseignement avec Moscou, il a purgé les commandements militaires des éléments considérés comme trop prorusses et il a suspendu l’adhésion d’Erevan à l’Union économique eurasienne promue par la Russie. Moscou veut absolument empêcher l’Arménie de suivre les traces de la Géorgie, qui est immédiatement tombée dans l’orbite politique et militaire des États-Unis après la dissolution de l’URSS.

Enfin, la forme de l’accord tripartite – les deux concurrents plus la Russie – sur le cessez-le-feu exclut, même si ce n’est que formellement, la Turquie. Cependant, comme nous le verrons dans la deuxième partie de l’article, la Turquie marque de nombreux points et pourra continuer à souffler sur le feu du nationalisme azerbaïdjanais, préfigurant et préparant une éventuelle seconde moitié du conflit qui s’est terminé le 9 novembre, dans le but de reconquérir tout le Haut-Karabakh, dont le statut est laissé complètement en suspens par le vague accord de cessez-le-feu.

Le succès diplomatique indéniable de Moscou s’inscrit dans un contexte d’incertitude et d’ambiguïté qui laisse place aux revendications azerbaïdjanaises et turques ravivées par le récent succès militaire. Des revendications qui constituent une menace sérieuse pour les Arméniens de l’Artsakh et pour l’Arménie elle-même, et un problème majeur pour les intérêts de Moscou dans la région.

En outre, le déploiement par les troupes azerbaïdjanaises de plusieurs milliers de miliciens djihadistes syriens et d’autres pays envoyés dans le Caucase depuis la Libye et peut-être même depuis la Turquie témoigne du manque de scrupules de la stratégie turque. Moscou, contrainte à ce stade à une difficile coexistence/compétition avec Ankara, devra mettre en œuvre toutes les contre-mesures nécessaires pour éviter d’être à nouveau menacée par le fondamentalisme islamique, comme cela s’est déjà produit au cours des dernières décennies, d’abord en Afghanistan, puis dans sa propre zone d’influence, en Tchétchénie et au Daghestan.

 

Source : NenaNews

Traduit de l’italien par Raffaele Morgantini pour Investig’Action

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