Arabie saoudite : une dictature moins protégée

Les réalités morbides de cette monarchie ubuesque sont parfaitement connues depuis belle lurette, écrivant quotidiennement et sous nos yeux son cortège d’abominations, au vu et su de tous, comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe. Mais… motus et bouche cousue ! Jusqu’à très récemment, il était proprement inconcevable de lire dans la grande presse occidentale quoique ce soit un tant soi peu critique à l’encontre de cette « dictature protégée ». Alors, pourquoi les plumes, les langues et les oreilles se délient-elle seulement aujourd’hui ?

Nouvelle donne géopolitique

On peut d’abord avancer trois causes géopolitiques « larges » : un redéploiement et une délocalisation des intérêts américains ; le retour de l’Iran dans le concert des nations ; une résurgence le l’ancestrale confrontation des mondes sunnite/chi’ite. Viennent ensuite une série de considérations plus « micros » : la faillite des révoltes arabes ; la surenchère entre Al-Qaïda et l’organisation « Etat islamique » ; l’extension territoriale du terrorisme islamiste ; enfin, une guerre de succession récurrente au sein même de la monarchie saoudienne. D’une manière générique et hormis le livre pionnier de Jean-Michel Foulquier, quelques candides dont Alain Chouet[1], Xavier Raufer[2], Pierre Conesa[3] et votre serviteur[4], répètent depuis plus d’une vingtaine d’années que l’Arabie saoudite constitue l’épicentre de l’Islam radical, de son financement et de son extension. Depuis toutes ces années, les mêmes étaient remisés au rayon, soit des doux rêveurs, soit des dangereux subversifs ou encore plus clairement accusés d’être des amis des dictateurs officiels, les nationalistes arabes s’entend !

Plus sérieusement, les éditorialistes parisiens comme nos gouvernants ont oublié l’une des annonces les plus importantes faites par le président Barack Obama au début de son second mandat. En substance, ce dernier expliquait que, pour les trente à quarante ans à venir, les intérêts stratégiques américains fondamentaux se situaient dans l’Asie-Pacifique et en Asie centrale. Par conséquent, les Proche et Moyen-Orient perdaient leur centralité, jusqu’ici incontestée dans l’agenda des priorités du Département d’Etat et des grandes sociétés américaines. Cette annonce officialisait ainsi l’obsession « eurasienne » martelée depuis des décennies par l’ancien conseiller à la sécurité du président Carter et inspirateur inoxydable des administrations démocrates – Zbigniew Brzezinski -, notamment dans son livre programme Le Grand échiquier – L’Amérique et le reste du monde[5].

Dans cette perspective, il devenait impératif pour Washington de normaliser ses relations avec l’un des pays clef de cette Route de la soie vitale allant de Venise à Vladivostok, à savoir la Perse éternelle… Ce fut la signature de l’accord sur le nucléaire iranien. Rarement dans les annales de la diplomatie, une négociation aura été aussi longue et compliquée. Au terme de plusieurs prolongations et d’une ultime journée de tractations fiévreuses, l’Iran et les pays du « P 5+1 » (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni et Allemagne) sont finalement parvenus à un compromis sur le nucléaire iranien, aux premières heures de la journée du mardi 14 juillet à Vienne. L’arrangement fait près d’une centaine de pages, composé d’un texte principal et de cinq annexes. Lourd de conséquences majeures, immédiates et à plus long terme, cet événement historique déclencha l’ire de l’Arabie saoudite, des autres monarchies du Golfe et de plusieurs pays sunnites.

Le grand retour de l’Iran

Ce retour de l’Iran dans la communauté internationale entraîne plusieurs conséquences lourdes, notamment sur le plan pétrolier. En 2012, l’Iran, qui exporte quelque 1,5 million de barils de brut par jour, était le second plus grand exportateur des pays de l’Organisation des pays exportateurs. La même année, les autorités iraniennes estimaient que les revenus annuels générés par cette industrie pourraient atteindre 250 milliards de dollars en 2016. Selon les estimations les plus sérieuses, les revenus pétroliers de l’Iran ont augmenté d’un tiers sur l’exercice 2012 pour atteindre 100 milliards de dollars, malgré les sanctions américaines. Aujourd’hui, l’Iran prévoit d’investir un total de 500 milliards de dollars dans le secteur pétrolier avant 2025.

Avec la levée des sanctions, la reprise annoncée des investissements étrangers pourrait se concrétiser durant ce premier semestre. « On devrait enregistrer un dégel progressif des avoirs financiers iraniens à l’étranger à partir du début 2016 », explique Michel Makinsky, chercheur associé l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), « mais sur les 100 à 150 milliards de dollars que les Américains prétendaient bloqués, pas plus de 30 milliards ne semblent être, pour l’instant, mobilisables ». Face à ce marché de 80 millions d’habitants, les entreprises occidentales ont déjà repris le chemin de Téhéran depuis plusieurs mois dans un contexte politique très marqué par le président Hassan Rohani qui souhaite faire de l’Iran un « pays émergent prenant toute sa part dans l’économie mondiale et mondialisée ». Sur le plan financier, les autorités cherchent à restructurer le système bancaire autour de la Banque centrale et une relance des relations avec le Fonds monétaire international.

« Des politiques prudentes ont permis de retrouver une croissance positive l’an dernier et de réduire l’inflation à 15%, explique les experts du Fonds, « les autorités ont également stabilisé le marché des changes et avancé sur la réforme des subventions. Mais l’économie reste confrontée à des défis structurels. La forte baisse des prix mondiaux du pétrole a refroidi l’activité. Les entreprises pâtissent aussi d’une demande atone, le système bancaire étant confronté à des actifs improductifs élevés et des arriérés accumulés par le secteur public. Le chômage reste élevé, environ 10,5 % ». Le gouvernement iranien ambitionne d’atteindre un taux de croissance de 8 % par an, le FMI misant sur 4 à 5 % en 2017. Dans ce contexte, Téhéran souhaite lancer de grands chantiers d’infrastructures routières, portuaires et aéroportuaires. Les projets sont prêts mais les banques attendent l’effectivité de la levée des sanctions. Une mission européenne (France, Grande Bretagne, Allemagne) s’est récemment rendue à Washington pour obtenir des précisions auprès de l’administration financière américaine.

Mais dans l’ambiance de la primaire de leurs prochaines élections présidentielles, les Etats-Unis tentent toujours de freiner l’investissement européen dissuader les Européens en Iran. Quoiqu’il en soit et quel que soit le prochain président des Etats-Unis, le retour du pétrole iranien sur le marché mondial et la reprise des investissements étrangers s’annonce d’ores et déjà comme un mouvement irréversible. Dans tous les cas de figures, ces prévisions placent l’Iran en situation de s’imposer comme la véritable puissance régionale face à ses deux principaux concurrents de proximité que sont la Turquie et Israël. Cette reconfiguration régionale et internationale ne manque pas de raviver Une guerre de cinq mille ans, pour reprendre les mots du grand journaliste Paul Balta[6].

Une guerre de cinq mille ans

Dans ce contexte, l’une des premières initiatives du nouveau roi Salman d’Arabie saoudite est d’intervenir militairement au Yémen voisin contre la rébellion houthi, politiquement soutenue par Téhéran. À partir du 26 mars 2015, la force aérienne royale saoudienne, avec l’appui de plusieurs pays sunnites dont l’Égypte et les membres du Conseil de coopération du Golfe excepté Oman, effectue des bombardements sur de nombreuses positions houthis dans l’ouest du pays, dont l’aéroport international El Rahaba et le palais présidentiel de Sanaa. L’ambassadeur saoudien à Washington précise que « l’opération vise à défendre le gouvernement légitime du Yémen et à empêcher le mouvement radical houthi (soutenu par l’Iran) de prendre le contrôle du pays ».

Les États-Unis déclarent également fournir un soutien opérationnel en matière de logistique et de renseignement. Selon la chaîne de télévision Al-Arabiya basée à Dubaï, le royaume saoudien engage dans cette opération une centaine d’avions de guerre et plusieurs dizaines de milliers de soldats. Depuis plus de dix mois, l’aviation saoudienne ravage l’un des pays les plus pauvres du monde, avec l’aval de Washington et des pays européens sans que cela n’émeuve beaucoup la grande presse internationale, les professionnels des droits humains et des indignations sélectives. Dans ce conflit oublié mais très meurtrier, la monarchie wahhabite combat aujourd’hui ses anciens alliés Zaydites qui ont affronté, entre 1962 et 1970, les forces de la République arabe du Yémen, à l’époque soutenues par l’Egypte. A l’époque, Riyad n’hésitait pas à s’allier avec les parents des Houthis actuels, en réalité très éloignés du chi’isme duodécimain iranien, contre des « tribus républicaines » soutenues par Nasser, le Grand Satan d’un nationalisme arabe appuyé par Moscou.

Mais l’intervention yéménite actuelle a été précédée par des soutiens réitérés au soulèvement des tribus sunnites et des groupes terroristes qui ne supportent pas l’avènement d’un nouveau pouvoir chi’ite en Irak dès le printemps 2003. Le GID, les services secrets de Riyad, n’hésitent pas à financer et armer Abou Moussab al-Zarqawi, le chef d’Al-Qaïda en Irak qui opère à partir du Kurdistan d’Irak. C’est à ses tueurs qu’on doit, notamment l’assassinat de Sergio de Mello, le représentant spécial de l’ONU à Bagdad le 29 août 2003 et une série d’attentats meurtriers à Bagdad, ciblant de manière récurrente, personnalités, quartiers et mosquées chi’ites.

En fait, depuis la fin des années 1980, les services du prince Turki al-Faysal Bin Abdulaziz – l’un des parrains d’Oussama Ben Laden – financent et appuient les groupes salafo-jihadistes au Liban et les Frères musulmans de Jordanie. Le 8 décembre 2004, à l’occasion d’un entretien avec le Washington-Post, le roi Abdallah II de Jordanie – un pays allié de Riyad, de Washington et de Tel-Aviv – avait surpris aussi bien le monde arabo-musulman que ses partenaires occidentaux en mettant en garde contre l’émergence d’un « croissant chi’ite » allant de l’Iran au Liban, comprenant également l’Irak post-Saddam, la Syrie des Assad, Bahreïn et les régions pétrolières d’Arabie saoudite…

Décapitations publiques

En écho à ce fantasme de la menace grandissante d’un croissant chi’ite et accompagnant la montée en puissance des révoltes arabes (printemps 2011), Riyad arme la rébellion sunnite en Syrie, l’encourageant à renverser le régime de Damas (alaouite, composante hétérodoxe du chi’isme). Simultanément, en mars 2011, l’armée saoudienne réprime dans le sang les manifestations de la place de la Perle à Manama, la capitale de Bahreïn dont la population est majoritairement chi’ite. Autrement dit, cette politique saoudienne de la canonnière antichi’ite vient de loin, connaissant une dernière péripétie aggravante avec l’accident survenu à Mina durant le pèlerinage de La Mecque le 24 septembre 2015.

Environ un millier de personnes, essentiellement chi’ites trouvent la mort lors d’un mouvement de foule provoqué par les forces de l’ordre accompagnant le déplacement d’un prince saoudien. Non seulement les services locaux de sécurité sont en-dessous de tout, mais circonstance aggravante : l’ancien ambassadeur d’Iran à Beyrouth, en charge notamment des liaisons avec le Hezbollah libanais, participant au pèlerinage, disparaît lui aussi dans de mystérieuses circonstances. La goutte d’eau qui fait déborder le vase, c’est bien-sûr le communiqué de l’agence officielle saoudienne SPA annonçant l’exécution – le 4 janvier dernier – d’un homme condamné à mort pour un meurtre de droit commun. Ahmed ben Obeid al-Harbi avait été reconnu coupable d’avoir tué par balle un autre Saoudien à la suite d’une dispute. Cette sentence porte à 48 le nombre d’exécutions depuis le 1er janvier 2016. En une seule journée – le 2 janvier – 47 personnes, dont le dignitaire chiite Nimr Baqr al-Nimr, ont été exécutées en Arabie saoudite après avoir été condamnées pour « terrorisme ». L’année dernière, selon un décompte de l’AFP basé sur des chiffres officiels, le royaume avait en effet mis à mort 153 personnes, contre 87 en 2014. Les exécutions ont généralement lieu par décapitation et en public. Elles concernent aussi bien des Saoudiens que des étrangers.

Le 7 octobre 2011, le dignitaire chi’ite saoudien Nimr Baqer al-Nimr écrivait[7] : « depuis notre naissance, nous sommes soumis à l’oppression, à l’intimidation, aux persécutions et à la terreur, au point que même les murs nous faisaient peur. Même les murs ! Y a-t-il quelqu’un qui n’a pas subi l’injustice et l’oppression dans ce pays ? J’ai plus de 50 ans, soit un demi-siècle. Depuis que je suis venu au monde, je ne me suis jamais senti en sécurité dans ce pays, nulle part, depuis mon enfance. Nous sommes continuellement accusés, menacés et agressés de toutes parts… Nos poitrines resteront nues face à vos balles et nos mains resteront vides (sans arme), mais nos cœurs resteront emplis de foi… Nous n’avons qu’une alternative : vivre sur cette terre en hommes libres et dignes, ou y être enterrés avec les honneurs (après le martyre)… Nous ne cesserons de dénoncer votre oppression et de revendiquer nos droits ».

Révoltes arabes et guerres de succession

Pris de court par la soudaineté et l’ampleur du mouvement social à l’origine des révoltes arabes (janvier 2011) – agglomérant plusieurs revendications composites touchant tant aux libertés civiles et politiques qu’aux conditions de subsistance économique, aux prébendes et corruptions des clientèles en place, les islamistes (Frères musulmans et Salafistes) se sont, d’abord cantonnés à une posture d’attente. Depuis les années 1980, Riyad – ayant rompu avec la Confrérie égyptienne, coupable à ses yeux, d’ingérences dans les affaires intérieures du royaume – continuait à acheter sa tranquillité en soutenant toutes sortes d’officines salafistes, à peu près partout dans le monde, tandis que Doha offrait gracieusement asile, aides et logistiques aux Frères musulmans. Vecteur de communication d’Al-Qaïda, la chaîne de télévision satellitaire qatarie Al-Jazeera diffuse quotidiennement, aujourd’hui encore l’idéologie « frériste » en arabe, en anglais, en turc et en serbo-croate à plus de 80 millions de téléspectateurs.

Le 2 mai 2011, un commando de Navy-Seals neutralise Oussama Ben Laden dans son refuge pakistanais d’Abbottabad, installé à proximité des plus grandes écoles militaires du pays. Depuis plus de cinq ans, les services américains connaissent tout de la villégiature du chef d’Al-Qaïda. Le président Obama donne le feu vert à cette opération à ce moment-là parce que son administration veut éviter qu’Al-Qaïda ne récupère le mouvement de protestation qui s’est répandu dans l’ensemble du monde arabo-musulman. L’existence d’Al-Qaïda ne correspond pas à la nouvelle configuration des intérêts américains qui renouent avec leur tropisme historique : la promotion des Frères musulmans. Les Départements d’Etat et de la Défense estiment que ces derniers sont en mesure d’apporter des réponses thermidoriennes appropriées aux révoltes arabes.

Doha exulte et Riyad s’adapte. Toujours est-il que ce choix s’avère désastreux : en juillet 2013, après un an de pouvoir frériste au Caire, trente millions d’Egyptiens descendent dans la rue, permettant le retour des militaires ; en Tunisie Ennahdha doit quitter le pouvoir en laissant une situation économique apocalyptique ; la Libye implose après la brillante intervention militaire franco-britannique relayée par l’OTAN ; en Syrie les Frères et leurs alliés arabes et occidentaux ne parviennent pas à renverser un régime fortement appuyé par la Russie, l’Iran et le Hezbollah libanais ; enfin, au Yémen la rébellion des Houthi provoque l’intervention de l’armée saoudienne qui remet Al-Qaïda en selle…

Il n’est pas anodin de souligner que cette initiative revient principalement au ministre de la Défense Mohamed ben Salman Al-Saoud (MBS), second vice-premier Ministre. Il est aussi vice-prince héritier, mais derrière son concurrent Mohammed Ben Nayef ben Abdelaziz Al-Saoud (MBN), lui aussi vice-Premier ministre mais surtout prince héritier en premier. Lié aux grandes sociétés du complexe militaro-industriel américain et aux stratèges du Pentagone, MBN qui devrait logiquement succéder à l’actuel roi Salman, fait l’objet de toutes les attentions de son concurrent MBS. Ce dernier fait ainsi assaut de surenchères wahhabites sur tous les dossiers possibles – Yémen, opposants, minorités chi’ites et police religieuse – afin de convaincre le Conseil des Oulémas qu’il représente mieux l’avenir de la dynastie, sinon la survie du royaume que le prince héritier désigné MBN, « vendu aux américains », selon les dires de plusieurs fils des rois Fahd et Abdallah, soigneusement écartés de toutes responsabilités importantes.

Cette épuration ne résulte pas seulement de querelles de parentèles, ne vise pas uniquement l’accès à la rente et les prébendes qui vont avec, mais entend aussi exprimer sûremment la volonté du clan des Soudaïri – revenu au pouvoir dans le sillage du nouveau roi Salman – d’une rupture avec la politique des Tuwaïjri et des tribus Chammar du feu roi Abdallah. Ce dernier était d’autant plus suspect aux yeux des premiers, qu’il cherchait à établir un système d’évitements, sinon d’arrangements avec l’Iran, estimant – sans doute à juste tire -, que l’Arabie avait tout à perdre, à moyen et plus long terme, d’une confrontation directe et permanente avec le grand voisin perse.

C’est dans ce contexte de guerre de successions toujours inabouties qu’intervient, – en Irak – le schisme fondamental entre Al-Qaïda (canal historique), qui reste partisan du « jihad global » et la future organisation « Etat islamique » (Dae’ch), optant pour un « jihad de proximité » à prétention territoriale. Le 9 juin 2014, Dae’ch prend Mossoul, la deuxième ville d’Irak et proclame le Califat vingt jours plus tard. A l’origine, ce nouvel acteur est accueilli favorablement, sinon aidé, par Ankara, Riyad et Washington qui estime ainsi « pouvoir siphonner », selon les propres termes d’un haut responsable du Pentagone, « les légions d’Al-Qaïda au profit de jihadistes locaux plus facilement contrôlables… » Mais avec la proclamation d’un califat, englobant La Mecque et Médine et la décapitation médiatisée de plusieurs journalistes américains, les nouveaux venus s’avèrent vite incontrôlables. Les premières « frappes » américaines contre Dae’ch commencent officiellement le 7 août 2014 avant que ne s’organise une improbable coalition anti-Dae’ch dont les membres poursuivent des objectifs très contradictoires…

Réconciliée avec les Frères musulmans, l’Arabie saoudite – du moins certains de ces grands bienfaiteurs -, continuent à soutenir allègrement les katibas d’Al-Qaïda, de Dae’ch, de Jabhat al-Nosra et des autres variantes armées d’un Islam radical qui s’inspirent majoritairement d’un wahhabisme, doctrine officielle de la monarchie. Bien-sûr, Riyad fait partie de la coalition contre Dae’ch qui revendique plusieurs attentats contre des mosquées chi’ites du royaume et va même jusqu’à fabriquer une nouvelle coalition « arabe » contre l’ « Etat islamique », mais le cœur n’y est pas… et les services de renseignement les plus sérieux sont obligés de reconnaître que l’Arabie saoudite, en dépit de ses efforts de communication, ne change pas de politique !

Journal officiel du Quai d’Orsay, Le Monde attend les télégrammes diplomatiques révélés par Wikileaks et les enquêtes du New York Times pour écrire du bout de la plume que « l’Arabie finance le fondamentalisme sunnite à travers le monde »[8]. Mais il en faut plus pour faire plier le chef de la diplomatie française dont le nouveau crédo est « qu’il ne faut pas confondre le wahhabisme saoudien avec le salafisme… » Le 18 novembre dernier, dans l’hémicycle, Laurent Fabius réaffirme que « les accusations de financement des groupes jihadistes qui pèsent sur les pays du Golfe n’étaient pas avérées ! » Des propos déjà tenus par Manuel Valls, la veille sur les ondes de France Inter, quelques heures avant sa rencontre avec le Premier ministre du Qatar…

La politique « sunnite » de la France

Depuis plusieurs années, Paris profite des tensions Riyad/Washington liées aux progrès de l’accord sur le nucléaire iranien, afin de se positionner comme partenaire privilégié de l’Arabie saoudite. Cette diplomatie commerciale a fini par peser une cinquantaine de milliards de dollars au profit des grandes sociétés du CAC-40, selon le cumule de contrats et d’intentions annoncés. Le 10 octobre 2015, en marge d’un forum d’affaires franco-saoudien, Manuel Valls annonçait fièrement qu’il avait signé des « accords et des lettres d’intention » pour un volume d’affaire estimé à 10 milliards d’euros. Cette annonce concernait une trentaine de patrouilleurs rapides qui devaient être commandés à DCNS[9] par Riyad avant la fin 2015. A ce jour, la commande n’a pas été confirmée de même que des annonces similaires concernant le domaine des satellites de télécommunications et d’observation.

Selon l’AFP, qui citait les services du Premier ministre, ces accords concerneraient aussi « les secteurs de l’énergie, la santé, l’agro-alimentaire, le maritime et les infrastructures ». Un de ces accords porterait, notamment, sur la création d’un fonds saoudien dédié à l’investissement dans de petites et moyennes entreprises françaises, notamment dans le numérique et les énergies renouvelables, pour un montant de deux milliards d’euros. Dans le domaine de l’agro-alimentaire, l’embargo qui touchait la viande bovine française a été levé. Les sociétés françaises devraient ainsi pouvoir à nouveau exporter vers l’Arabie Saoudite, précisait encore Matignon. Un protocole d’accord avait aussi été signé entre le Fonds souverain saoudien et le Laboratoire français du fractionnement et des biotechnologies (LFB) pour la création d’une usine de fractionnement de plasma en Arabie Saoudite. L’investissement saoudien s’élèverait à 900 millions d’euros. Des annonces ont également été faites dans les infrastructures, pour la gestion du réseau d’eau de Ryad (trois milliards d’euros), les transports urbains (notamment concernant le métro de Ryad pour un milliard d’euros) et la distribution de l’énergie dans la nouvelle cité économique de Jeddah (un milliard d’euros).

Mais pour l’instant, – à l’image des annonces publiques de subventions d’Etat aux différents programmes des Nations unies, où il y a encore souvent loin de la coupe au lèvres -, ces chiffres demeurent très virtuels à l’image du DONAS – l’enveloppe saoudienne de trois milliards de dollars promise aux industries françaises de défense pour moderniser l’armée libanaise -, dont la concrétisation traîne depuis plus de trois ans, sans certitude de la voir pleinement aboutir un jour… Et comme un « économiste atterré » le souligne : « calmons-nous avec ces effets d’annonces mirifiques, parce qu’aujourd’hui, le niveau réel de notre volume d’affaires avec l’Arabie saoudite n’atteint pas 10% de celui de nos échanges avec la Belgique… »

Toujours est-il que si l’on parlait encore d’une « politique arabe » dans les France du général de Gaulle et de François Mitterrand, il n’est plus question désormais que de politique « sunnite » dans celle de François Hollande… A ce titre, Laurent Fabius s’est opposé jusqu’au dernier moment à la finalisation, pourtant annoncée, de l’accord sur le nucléaire iranien. Au nom de quels intérêts ? On se pose encore la question, demeurée à ce jour sans véritable réponse ! Quoiqu’il en soit, Paris a réagi plutôt mollement aux dernières exécutions saoudiennes qui ont révolté toute la planète.

Dans une réaction antidatée du 2 janvier 2016 – il fallait attendre celle de Washington -, Paris a déploré l’usage de la peine de mort, sans condamner les exécutions saoudiennes… François Hollande réitère ainsi la faute politique qu’il avait commise lors des derniers bombardements israéliens sur Gaza, ne se souciant que de la sécurité d’Israël sans se préoccuper des victimes civiles palestiniennes ! Aucune allusion aux contrats d’armements français avec Riyad, alors qu’au même moment le ministre allemand de l’Economie déclare publiquement qu’il s’agit « d’être plus critique, à l’avenir, en matière d’exportation de matériels de défense à destination de ce pays ».

Bien qu’entouré de conseillers en communication permanente, le président de la République s’exprime ici à contre-courant d’une opinion française et internationale majoritaire, qui sait maintenant, peu ou prou, le rôle joué par la monarchie wahhabite dans l’expansion de l’Islam radical dont les médias dénoncent quotidiennement les méfaits depuis les derniers attentats du 13 novembre 2015. En dépit de cette évolution faisant que l’Arabie saoudite d’aujourd’hui est une « dictature moins protégée », sa survie institutionnelle n’en reste pas moins assurée pour les prochaines années à venir.

En effet, l’administration Obama finissante, comme le prochain président américain, démocrate ou républicain, continueront à scrupuleusement observer les tables du Pacte du Quincy, officiellement en vigueur jusqu’en 2065. Normaliser les relations avec un Iran en voie de modernisation est une chose, lui laisser un champ régional libre où il pourrait s’imposer comme la puissance dominante en est une autre… Même si les Etats-Unis privilégient le redéploiement de leurs intérêts stratégiques vers l’Asie-Pacifique et l’Asie centrale, ils ne peuvent se désengager totalement des Proche et Moyen-Orient et, surtout, permettre l’émergence d’un « croissant chi’ite » tant redouté par leurs alliés historiques.

Ainsi, Washington doit impérativement veiller à l’existence et à la pérennité d’un pôle sunnite suffisamment fort – s’organisant autour des pays du Conseil de coopération du Golfe et de l’Egypte – afin de contenir le retour de l’Iran chi’ite dans le concert des nations. De fait, et face aux dernières provocations saoudiennes, la diplomatie américaine joue la carte de la désescalade pour s’assurer aussi que Riyad n’anéantisse pas les discussions de paix engagées sur les dossiers syrien, irakien et yéménite. En définitive, et même « moins protégée… », la dictature wahhabite pourra continuer, plusieurs années encore, à se jouer du cynisme mercantile et des lâchetés des démocraties occidentales. Bonne année tout de même !

Notes :

[1] Alain Chouet : Au cœur des services spéciaux. La menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers. Editions La Découverte, 2011.

[2] Xavier Raufer (direction) : Atlas de l’Islam radical. CNRS-Editions, 2007.

[3] Pierre Conesa : Guide du petit djihadiste, à l’usage des adolescents, des parents, des enseignants et des gouvernants. Editions Fayard, 2015.

[4] Richard Labévière : Les dollars de la terreur – Les Etats-Unis et les islamistes. Editions Grasset, 1998. Les Coulisses de la terreur. Editions Grasset, 2003. Vérités et mythologies du 11 septembre 2001. Nouveau-Monde Editions, 2011.

[5] Zbigniew Brzezinski : Le Grand échiquier – L’Amérique et le reste du monde. Editions Bayard, 1997.

[6] Paul Balta : Iran-Irak, une guerre de 5000 ans. Editions Anthropos/Economica, 1988.

[7] Cité par Salah Lamrani : Exécution d’un clerc chi’ite au Moyen-Orient, conflits sectaires ou politiques ? 5 janvier 2016.

[8] Arnaud Leparmentier : Nos alliés les Saoud. Le Monde du jeudi 26 novembre 2015.

[9] DCNS est un groupe industriel français spécialisé dans l’industrie navale militaire, l’énergie nucléaire et les infrastructures marines. Le groupe emploie plus de 13 000 personnes à travers 10 pays. Société de droit privé détenue à hauteur de 64 % par l’État français, de 35 % par Thales et de 1 % par son personnel, DCNS est l’héritier des arsenaux français et de la Direction des Constructions et Armes Navales (DCAN), devenue la Direction des Constructions Navales (DCN) en 1991.

Un article reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur

Source : Proche et moyen-orient

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