Anne Morelli sur le Manuel de l’Immigration: “Saïd Bouamama démontre le lien étroit entre économie et migrations”

Les préjugés sur l’immigration ne manquent pas. Certains politiciens en ont même fait leur fonds de commerce et alimentent régulièrement les médias. Avec le “Manuel sur l’immigration”, le sociologue Saïd Bouamama décrit l’histoire de ces mouvements et en relève les enjeux économiques, politiques et sociaux. Un ouvrage somptueusement illustré et très précieux pour déconstruire ces discours sur les étrangers qui visent à diviser. Nous vous proposons la préface de l’historienne Anne Morelli, qui souligne à propos de ce manuel: “Rappeler, avec autant de pertinence et d’exemples, que la dimension économique de l’immigration est centrale est extrêmement salutaire.” (IGA)


 

Si un manuel est un livre qui expose les notions essentielles relatives à un sujet, le manuel de Saïd Bouamama respecte parfaitement son contrat. Il traverse une abondante bibliographie – essentiellement française – pour démontrer, une fois de plus, le lien étroit entre économie et migrations.

La baisse des coûts de production et les stratégies de maximisation des profits sont à la base de nombreux déplacements de population pour les activités impossibles ou difficiles à délocaliser (les mines hier, les soins aux personnes aujourd’hui).

Ce n’est en rien du complotisme que de le rappeler.

Et le travailleur docile, craignant pour son emploi, reste aujourd’hui encore l’idéal patronal.

Dans les mines belges de l’après Seconde Guerre mondiale, le patronat charbonnier n’était pas satisfait de la main-d’œuvre qui lui était envoyée suite à l’accord bilatéral signé avec l’Italie en 1946. Les futurs mineurs étaient en effet, pour une bonne partie, des syndicalistes, des communistes ou des anarchistes, marqués par la répression violente des mouvements sociaux qui ne leur permettait plus de trouver du travail dans leur pays. Le patronat charbonnier belge, après avoir essayé – en vain – d’écarter dans les centres de recrutement en Italie, ces « subversifs », imagina une autre stratégie.

Il organisa un recrutement parallèle par la filière vaticane. Les curés de paroisse étaient désormais responsables du choix des futurs migrants, dociles et pieux, qu’ils confiaient dès leur arrivée en Belgique à des « missionnaires » catholiques italiens qui les encadraient et les inscrivaient à un syndicat non revendicatif.

Ils firent ainsi contrepoids aux premiers candidats mineurs, indésirables car « trop exigeants ». Lorsque la Belgique se tourna vers une immigration maghrébine, les Rifains du Maroc furent choisis car pieux et habitués à travailler dur pour peu d’argent.

De même, la précarisation de certains travailleurs actuels n’est pas pour déplaire aux employeurs.

Saïd Bouamama décrit avec beaucoup de pertinence les avantages, pour les employeurs, du travail clandestin, de la fausse sous-traitance, du travail « saisonnier permanent », des intérimaires à durée indéterminée. Le travailleur contraint d’accepter un travail précaire est forcément peu cher et peu revendicateur. Les intérimaires ne font pas grève…

Rappeler, avec autant de pertinence et d’exemples, que la dimension économique de l’immigration est centrale est extrêmement salutaire.

De même, il faut sans cesse garder à l’esprit que la mise en concurrence des travailleurs selon leur origine est une technique qui voit s’affronter en droits inégaux : Européens, non-Européens et « réfugiés ». Saïd Bouamama nous rappelle que l’Europe, pendant la guerre froide, considérait le « droit à la circulation » comme sacré pour les citoyens de l’Europe de l’Est et accueillait avec emphase ces réfugiés.

L’argument idéologique n’étant plus de mise, les réfugiés actuels, qui ne quittent pas le communisme, n’ont plus la chance d’être accueillis comme les Hongrois ou les boat people vietnamiens. Ils sont précarisés comme « sans papiers ».

Une autre face de la stratégie de mise en concurrence des travailleurs consiste à présenter les nouveaux arrivés comme les responsables de la dégradation de l’emploi des précédents. Les « anciens » sont présentés comme s’étant facilement intégrés, au contraire de leurs successeurs, inassimilables.

En Belgique, en 1933, le très sérieux « Bulletin de la Société Royale Belge de Géographie » décrivait, avec tous les stéréotypes habituels (crasse, promiscuité, bruit, nombre d’enfants, religion et parler étranges…), les juifs pauvres originaires de Pologne qui peuplaient certains quartiers de la capitale, et concluait à leur impossible intégration.

J’ai plus de difficultés à suivre l’auteur sur le terrain d’un lien essentiel entre colonialisme et racisme. Pour moi, le colonialisme peut exister entre personnes, sans différences de « race ». L’Irlande du XIXe siècle en est un bon exemple. Les colons anglais, de même que les protestants irlandais, ont développé un éventail de stéréotypes contre les Irlandais catholiques, supposés être fainéants, papistes fanatiques et alcooliques.

En réalité, il s’agissait de stigmatiser les pauvres et, dans un climat de tension sociale, c’est bien une question de classe : les Irlandais pauvres sont expulsés de leurs terres par d’autres Irlandais, propriétaires, qui les poussent à l’émigration. La famine de 1845-1852 va faire un million de morts et un million et demi d’émigrés. Ce n’est cependant pas un « génocide » puisqu’il n’est nullement question de race mais de position sociale.

Dans tous les phénomènes migratoires, on sous-estime par ailleurs le rôle du « push » dans le pays de départ. Que ce soient les fournisseurs d’esclaves de l’Afrique noire ou les dirigeants des pays méditerranéens après la Seconde Guerre mondiale, il y a, sur place, des possédants qui tirent profit de l’expulsion de leurs pauvres dont ils ne tirent pas d’avantages.

De cet opportunisme local, il est trop rarement question parce que, dans ce cas, l’exploiteur n’est pas forcément un homme blanc du Nord.

Sur d’autres points, nos chemins se séparent. Il s’agit de la négrophobie et surtout de l’islamophobie.

D’un point de vue historique, l’étranger a toujours été présenté comme un « autre » du point de vue religieux. En Wallonie, les Flamands puis les Italiens étaient déjà représentés comme « trop » religieux et donc très différents de la population locale sécularisée. Il y a là une continuité qui se retrouve dans la représentation des immigrés musulmans.

Mais on ne peut nier que cette particularité religieuse, politiquement utilisée contre les nouveaux arrivés par le discours dominant dans nos pays, a aussi été exploitée de l’extérieur par les régimes islamistes qui ont déclenché les violences des attentats qui ne font que renforcer les stéréotypes sur les musulmans.

Personnellement, en outre, je n’ai aucune honte à me définir islamophobe, catholicophobe, judéophobe, indouistophobe, bouddhistophobe…

En effet, je considère que toutes ces religions (et les autres aussi sans doute) sont des facteurs de division des travailleurs, qui les empêchent de reconnaître leur véritable ennemi commun, qui reste au XXIe siècle plus que jamais, le capital.

 

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