Alors l’art se souleva

Dès avant guerre, la rupture avec les codes de l’art bourgeois avait été consommée. Après 1917, les artistes s’emploient à rendre les enjeux révolutionnaires sensibles, ce qui ouvre sur de nouvelles voies esthétiques. Mais non sans contradictions pour eux-mêmes.

En 1919, George Grosz et John Heartfield, membres actifs du Club Dada à Berlin, affirment avec panache que « le titre d’artiste est une insulte ». Car « le terme “art” est l’annulation de l’égalité entre les hommes » (1). Tous deux sont… des artistes. Ils n’ont pas 30 ans. Ils ont connu et haï la guerre au point d’américaniser leur nom par dégoût du nationalisme, ils viennent d’adhérer au tout jeune Parti communiste allemand et de voir l’écrasement meurtrier de la révolution spartakiste. Grosz et Heartfield approuvent les « Treize points du dadaïsme » berlinois, et notamment celui qui prône une « association internationale et révolutionnaire des créateurs et intellectuels du monde entier sur la base du communisme radical (2)  ». Ce ne sont pas des « paroles verbales », mais l’expression d’une aspiration ardente. Dans le sillage de 1917 et de la déferlante insurrectionnelle qui secoue l’Europe, de l’Allemagne à l’Autriche, de l’Italie à la Hongrie, les avant-gardes artistiques qui se joignent à l’avant-garde politique vont entreprendre pendant quelques années effervescentes d’élaborer les esthétiques propres à servir cet engagement. Si les urgences et les possibilités ne sont pas identiques selon les pays, sera commun le questionnement sur le rôle même de l’art et de l’artiste, dans la perspective de la vie collective à construire.

La rupture avec les codes de l’art bourgeois — par le cubisme, le futurisme, l’abstraction, le symbolisme, etc. — a été opérée avant la guerre, c’est maintenant le sens même de la démarche qu’il faut, en cette aube, définir. En quoi, comment, jusqu’où les artistes peuvent-ils contribuer à la révolution, advenue ou à venir, aider, par leurs compétences propres, à l’embellissement des humains ? À cette question, qui n’a plus rien d’abstrait après le surgissement de la révolution d’Octobre, les artistes les plus novateurs vont, en Russie, dans une tension souvent productive avec les représentants du pouvoir, proposer pendant une petite dizaine d’années des réponses hardiment inventives, ouvrant parfois sur des contradictions violentes. L’Allemagne puis la France, pour s’en tenir à deux pays où l’avant-garde est très active sur fond de lutte politique, se saisiront à leur façon et à leur rythme de ces avancées.

La première réponse, la plus directe, sera que l’art doit être utile. Et son application la plus directe, c’est d’abord sa mise au service de la cause. Propagande, oui. Les affiches fleurissent sur les murs des usines, sur les tramways, aux endroits les plus fréquentés, pour rendre sensibles mots d’ordre, explications, incitations. Le poète et dramaturge Vladimir Maïakovski collabore aux « fenêtres Rosta », ces affiches de près de trois mètres sur trois qui commentent les dernières nouvelles. Le même Maïakovski, qui fonde en 1923 la revue LEF (« Front gauche de l’art »), « libre association de tous les travailleurs de l’art », écrit avec entrain sur l’édification économique ou la lutte contre la bureaucratie, fait briller des slogans pour une campagne sanitaire ou célèbre les mérites des tétines soviétiques. Car « les lefistes se battent pour imposer l’affiche, l’illustration, la réclame, le photomontage et le cinémontage, c’est-à-dire des formes d’art utilitaro-figuratif qui puissent servir de moyens de réalisation de masse (3) ». Le plasticien Alexandre Rodchenko, le peintre Marc Chagall, le metteur en scène Vsevolod Meyerhold, qui exerceront tous une influence majeure bien au-delà de la Russie, participent à de grandes fêtes civiques, célébration et commentaire des événements.

Mais plus largement, au-delà de la contribution à la mobilisation révolutionnaire, une autre fonction échoit à l’artiste : le professionnel qu’il est va introduire le peuple à la connaissance de l’histoire, des codes et de la pratique de l’art. Les écrivains donnent des cours (André Biely), éditent des classiques (Alexandre Blok), et les plasticiens vont enseigner aux Ateliers supérieurs d’art et de technique (Vkhoutemas), créés en 1920. Le cursus de cinq ans, dont le programme s’appuie sur les propositions du peintre Vassily Kandinsky, pionnier de l’abstraction, a pour ambition de répondre aux besoins artistiques et techniques du pays, qui donneront forme à l’espérance qu’il porte. Dans le même élan, les troupes, composées le plus souvent d’amateurs, de théâtre d’agit-prop, d’une vitalité splendide, vont entretenir des liens tant avec Meyerhold qu’avec Maïakovski ou avec le jeune Sergueï Eisenstein, qui bientôt tournera Le Cuirassé « Potemkine » (1925) (4).

L’avant-garde œuvre à la transformation sociale sans pour autant se renier

L’étonnant, c’est évidemment que la mise au service d’une cause n’amoindrisse pas le travail artistique. Or l’avant-garde trouve les moyens de remplir la fonction d’instrument de transformation sociale à laquelle elle entend se vouer sans se renier, et peut-être même en s’accomplissant. Car l’art expérimental et l’art populaire vont conjuguer leurs ressources, comme en témoignaient dès l’abord les affiches de propagande hardiment et « naïvement » stylisées qui ne renonçaient à rien des plus vives innovations graphiques. Et semblablement, la prééminence du collectif sur le singulier, la nécessité de rendre sensibles les enjeux révolutionnaires contribuent à l’invention de ressources esthétiques. Il suffit de rappeler les fulgurances du cinéma d’alors, son exemplaire usage du montage entre autres, d’Eisenstein à Vsevolod Poudovkine (La Mère), la liberté d’un théâtre qui, parti du refus radical des normes conventionnelles, va intégrer les ressources populaires du music-hall, du cirque, du cinéma, et sortir de sa « boîte ».

Mais cet enrichissement réciproque est menacé par un obstacle considérable, sans doute intrinsèque à la tension entre les contraintes de la demande sociale et le jeu propre au développement de l’art. Si l’art reconnaît à la demande sociale une absolue priorité, n’accepte-t-il pas alors de se dissoudre en artisanat, en métier ? L’artiste doit-il se transformer en technicien spécialisé ? Alexandre Rodchenko, Vladimir Tatline, Kazimir Malevitch, qui enseignent aux Vkhoutemas, sont partie prenante du constructivisme. Ce mouvement, lié au cubisme et au futurisme, élabore un art non figuratif au moyen d’éléments géométriques. Il est traversé de courants divergents : l’un se dirige vers un art fonctionnel, qui s’épanouira dans l’architecture, le design, la typographie ; l’autre tend à privilégier la forme pure. L’étude des matériaux et des techniques liés à la fabrication d’objets utilitaires devient prioritaire dans les écoles d’art, les Vkhoutemas privilégient désormais les demandes des usines : jusqu’où aller ? Certains parmi les constructivistes approuvent l’évolution, et souhaitent la mort de l’art en tant que coupé de la vie commune ; d’autres partiront, comme Kandinsky. Plus largement, c’est la question du lyrisme, du solo de l’intériorité qui se pose. Quelle place pour le « je », quel droit pour l’expression peu « constructive » ? L’artiste doit-il ne plus être que le porte-parole du peuple, et sommé de s’en faire comprendre « Le voici donc mon pays / Quelle grande gueule je faisais / à brailler, dans mes vers, du peuple à être l’ami ! / Ma poésie, ici, n’est plus bonne à personne / au reste moi non plus (5)  ». Le poète Sergueï Essenine meurt en 1925, dans des conditions contestées, meurtre ou suicide, mais sa douleur et sa lutte avec ces contradictions sont, elles, incontestables. Maïakovski se donne la mort en 1930. On ne saurait réduire son suicide à une seule raison. Mais lui qui aura accompagné la révolution sans fléchir tout en restant en marge du Parti, qui aura vu certaines de ses œuvres se heurter à l’incompréhension et su néanmoins poursuivre, sait que l’époque héroïque dont il fut acteur est terminée. Le « camarade gouvernement », pour reprendre le terme de sa dernière lettre, n’est plus porté à accueillir la liberté d’invention des camarades artistes…

Les avant-gardes en Allemagne vont à leur façon, pendant les premières années de la république de Weimar∞ (1919-1933), affronter la même question de l’utilité et de l’efficacité d’un art de combat. Le metteur en scène Erwin Piscator, dadaïste et communiste, formé à l’agit-prop et dont Bertolt Brecht sera d’une certaine façon le génial héritier, travaille à un théâtre prolétarien, considéré comme un moyen de libération idéologique. La scène, qui peut recourir si besoin à un match de boxe ou à des sketchs de cabaret, s’y divise en espaces de jeu juxtaposés, propices, entre autres, à la matérialisation des conflits de classe. Les plasticiens comme Grosz ou Otto Dix pratiquent une esthétique de la laideur, de l’outrance et de la distorsion pour « montrer aux opprimés le véritable visage de leurs maîtres (6)  », Heartfield élabore l’arme puissante du photomontage… Autant de formes pour saper les pouvoirs en place. Fondé par Walter Gropius, le Bauhaus, qui prend son essor en 1919, se situe quant à lui dans la lignée des Vkhoutemas : centre d’enseignement, il propose à l’avant-garde de concevoir et de produire les éléments concrets d’une société meilleure en travaillant sur l’habitat et l’architecture au moyen de la synthèse des arts plastiques, de l’artisanat et de l’industrie, pour un style « fonctionnaliste ». L’avant-garde se professionnalise, et le constructivisme gagne une légitimité économique, tandis que l’esthétique épurée du Bauhaus acquiert une réputation internationale, quitte à ce que son orientation politique s’émousse progressivement (7)…

En France, l’avant-garde la plus secouante, qui apparaît avec son Manifeste en 1924, c’est le surréalisme. Porté par son projet fondamental de transformer le monde et de changer la vie, en particulier en libérant les capacités créatrices de chacun, le groupe ne pouvait que rencontrer les promesses d’Octobre. Ses relations avec l’idéal et les réalisations communistes seront mouvementées. Néanmoins, l’esprit même du surréalisme est « au service de la révolution », comme l’indique le titre d’une revue née en 1930 (8). Sa volonté de socialiser l’expression poétique, d’en mettre les outils (écriture automatique, récits de rêves, cadavres exquis…) à la portée de chacun, pour que la poésie soit faite précisément « par tous et non par un », selon l’expression de Lautréamont, est en elle-même fauteuse de désordre et de bouleversement.

En ces « années brûlantes (9) », les artistes qui surent passer de la révolte à la révolution furent des héros aussi bien que des hérauts. Ils eurent le courage de mener le combat sur deux fronts : celui de la libération de l’art, à dégager des limites de son enfermement dans le petit individu isolé, et celui de la libération des opprimés. Et tant les contradictions qu’ils connurent que les formes qu’ils inventèrent demeurent, enthousiasmantes et poignantes, des émotions toujours à questionner, des voies toujours à explorer.

 

SOURCE: Le Monde Diplomatique

Illustration: Giangiacomo Spadari. – « La Notte dei surrealismi » (La nuit des surréalismes), 1992

 

NOTES:

(1) « La canaille de l’art », dans Günther Anders, George Grosz, John Heartfield et Wieland Herzfelde, L’art est en danger, Allia, Paris, 2012.

(2) Louis Janover, La Révolution surréaliste, Klincksieck, Paris, 2016 (1re éd. : 1989).

(3) Cité dans Serge Fauchereau, Avant-Gardes du XXe siècle. Arts et littérature, 1905-1930, Flammarion, Paris, 2016 (1re éd. :∞ 2010).

(4) Cf. Claude Frioux, « Lénine, Maïakovski, le Proletkult et la révolution culturelle », dans Littérature, no 24, Paris, 1976, et Denis Bablet (sous la dir. de), Le Théâtre d’agit-prop de 1917 à 1932, L’Âge d’homme, Lausanne, trois tomes, 1977-1978.

(5) Sergueï Essenine, Journal d’un poète, La Différence, Paris, 2004.

(6) L’art est en danger, op. cit.

(7) Béatrice Joyeux-Prunel, Les Avant-Gardes artistiques. Une histoire transnationale,Gallimard, coll. « Folio histoire », Paris, deux volumes, 2016 et 2017.

(8) Cf. Louis Janover, La Révolution surréaliste, op. cit.

(9) Cf. Louis Aragon sur John Heartfield, 2 mai 1935, dans Aragon, Les Collages,Hermann, Paris, 1965.

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