A quoi nous sert la Pologne ?

Une association polonaise se référant au roi Sigismond le vieux, l’un des plus grand roi de Pologne au XVIe siècle, qualifié dans ce pays de « siècle d‘or », a lancé en Pologne une enquête sur l’utilité de l’État polonais, à laquelle l’auteur a répondu. L’auteur qui habite Cracovie soulève plusieurs questions fondamentales qui intéresseront les Polonais mais il aborde aussi, au travers du cas polonais, différentes questions comme celle du capitalisme, du socialisme réel, des migrants, de l’Union européenne, du libéralisme, de la culture, des rapports entre pays périphériques et pays dominants, bref de plusieurs thèmes qui intéressent aussi bien un habitant de l’Europe orientale que occidentale, d’un pays développé que d’un pays sous- ou moins développé. Mélanges de situations qui peuvent apparaître sans doute plus crument aujourd’hui à cause de la mondialisation capitaliste qui a abouti à « mixer » les problématiques qui, jusque là, pouvaient paraître plus distinctes. Son jugement est pessimiste car, en cette période de crise civilisationnelle généralisée, il faut avoir le courage d’apporter un diagnostic sévère si l’on veut comprendre la réalité d’un monde qui s’effiloche, même si on souhaitait voir les patients se porter mieux. (Bruno Drewski)


 

Compte tenu de l’état général actuel de l’État polonais, du niveau de sa culture politique, de celui de sa couche dirigeante, de celui des normes de coexistence sociale en vigueur aujourd’hui, ainsi que d’un certain nombre d’indicateurs économiques, démographiques et sociaux objectifs, on pourrait facilement se moquer de cette question, voire la rejeter d’emblée, l’État polonais étant de fait un pays inutile pour la plupart d’ « entre nous ». S’il n’y avait pas cette circonstance significative qui nous fait modérer la sévérité de cet avis. Cette circonstance, c’est le fait que les citoyens de nombreux pays autrefois riches d’Europe occidentale, ainsi que les habitants de la mère patrie de la prospérité et de la démocratie – les États-Unis – qui vivent de plus en plus dans de véritables villes de tentes dispersées le long des principales artères des grandes métropoles, expriment de plus en plus souvent leur profonde insatisfaction à l’égard de leur pays. Le monde a changé pour le pire sous nos yeux, et dans un nombre croissant de pays qui, jusqu’à récemment, étaient considérés comme riches et modernes, une proportion croissante de la population qui y vit ne se sent plus chez elle et ne voit aucune chance de mener une existence agréable. À cet égard, la Pologne ne fait donc malheureusement pas exception, même s’il existe encore des endroits situés dans son voisinage où de nombreux Polonais estiment qu’ils seraient plus propices pour y vivre.

Malgré cela, ou peut-être à cause de l’absence de perception de cette circonstance, une partie considérable des citoyens polonais, bien qu’ils ne le disent pas explicitement, répondent à la question posée en intitulé de façon négative – par les choix qu’ils font. En effet, le taux d’émigration n’a cessé d’augmenter depuis que les citoyens de la « Pologne libre » sont libres de partir à l’étranger. Rien ne fait plus appel à mon imagination que l’exode massif qui a commencé lorsque la Pologne a rejoint l’Union européenne, ce que j’interprète comme le constat que des millions de migrants renoncent de fait à leur citoyenneté polonaise. Si les différents obstacles qui empêchent encore l’installation facile de ces « ex-Polonais » dans des pays étrangers n’existaient pas, malgré la déclaration du principe de libre circulation des personnes dans l’UE, il y aurait encore plus de personnes qui quitteraient le pays situé sur les bords de la Vistule. Et aujourd’hui, non seulement le pourcentage de ceux qui déclarent leur intention de quitter la Pologne ne diminue pas, mais il augmente encore parmi les tranches d’âges les plus jeunes. Et pourtant, ce ne sont pas seulement ceux-là qui partent, mais aussi des personnes dans la force de l’âge qui estiment avoir encore quelques chances d’améliorer leur sort. Ce problème touche donc toutes les tranches d’âge, sauf les personnes âgées, car il est difficile de replanter un vieil arbre. J’appelle ces gens là des « ex-Polonais » en terme de citoyenneté même si je sais que nombre d’entre eux détiennent encore des documents de voyage polonais, mais je ne doute pas non plus que la principale raison de cet état de fait réside dans les exigences formelles et juridiques onéreuses, parfois difficiles, et les longues procédures permettant de changer et d’acquérir le permis de résidence permanente et la citoyenneté d’autres pays. Bref, la plupart de ces personnes renonceraient immédiatement à leur passeport polonais en échange d’un document analogue du pays où elles essaient de se rendre, si seulement cette possibilité leur était offerte.

 

Que retire la Pologne de ses émigrés ?

Le seul avantage que l’État polonais peut tirer de cette situation d’émigration massive et qui devrait être perçue comme une grave maladie sociale, est que ces migrants lui permettent de maintenir plus facilement un taux de chômage bas dans le pays et d’injecter de l’argent provenant de l’étranger dans le système monétaire et économique polonais, en particulier dans le secteur du logement, grâce aux apports financiers provenant de l’extérieur de la part de ces ex-Polonais qui – en achetant des appartements en Pologne – veulent faire de l’argent spéculatif sur un marché prometteur ou qui investissent dans un havre de paix pour leurs vieux jours « juste au cas où ». Mais il s’agit ici en fait d’avantages à court terme qui sont dans les faits illusoires pour la Pologne. L’émigration en temps de paix doit être considérée comme un fléau social ruinant le pays, et ses effets différés affligeront un jour cet État insouciant, alors que son comportement envers le phénomène d’émigration donne l’impression qu’il n’y voit aucun problème.

 

L’effondrement du système de santé comme indice

En Pologne, nous sommes confrontés depuis longtemps à l’inefficacité du système de soins de santé (si l’on peut appeler par ce terme le chaos et le désordre régnant aujourd’hui dans ce domaine). Permettez-moi de vous rappeler que depuis 1989, le « service public de santé » de cette ère « communiste » supposément criminelle a été progressivement remplacé par diverses inventions, en commençant par les caisses de maladie, puis en passant par la « commercialisation », la privatisation, les fonds divers, pour finir par les « évaluations des procédures médicales » concernant le moloch notoirement sous-investi et inefficace appelé « système de soins ». L’objectif commun de tous ces efforts de déformation était de réduire et d’alléger le système de soins médicaux hérités du socialisme et estimés trop généreux selon les dévastateurs néolibéraux. Il fallait dissimuler la vérité gênante d’un pays qui a été fondamentalement privé de toute chance de construire un système fonctionnel, cohérent et égalitaire permettant de garantir les besoins médicaux de base d’une population vieillissante. On a laissé les gens seuls face à leurs problèmes de santé.

Au moment où j’écris ces mots, la pandémie du coronavirus a impitoyablement mis en évidence toutes les lacunes et les pathologies de ce mécanisme qui survit avec peine. Je ne souhaite pas politiser cette question et je suis loin de dire que la responsabilité de la protection insuffisante des citoyens soumis à l’épidémie et l’incompétence de la lutte contre celle-ci incombe uniquement à l’équipe actuellement au pouvoir à Varsovie. Cette question est en effet directement reliée à la question bien plus ancienne de l’émigration, que j’ai évoquée plus haut. L’exode des médecins de Pologne a commencé dans les années 1990, bien avant que la Pologne ne rejoigne la « communauté » européenne, en raison du sous-investissement scandaleux dans ce secteur socialement important. Outre l’émigration individuelle, le pays a été dépouillé de son personnel médical hautement qualifié, dont la formation et la spécialisation ultérieure avaient été financées par la République populaire de Pologne, c’est-à-dire par la société dans son ensemble, sous ce régime politique détesté par les autorités et les médias d’aujourd’hui. Depuis 30 ans, des sociétés spécialisées dans l’exportation des médecins, des dentistes et des infirmières vers les pays riches de l’Ouest opèrent légalement en Pologne. Afin d’augmenter leurs profits, ces sociétés ont eu en plus l’idée diabolique de diriger un flot de riches patients provenant des pays occidentaux dans la direction opposée, vers la Pologne. Ces patients, qui payaient pour des « services et soins » médicaux bon marché, ont forcé les malades âgés, retraités et pensionnés invalides polonais à être exclus des files d’attente menant vers les sanatoriums, pour qu’on les envoient recevoir des traitements de second ordre, payés chichement par la sécurité sociale polonaise.

Et l’État polonais n’a rien fait pour mettre un terme à ces pratiques scandaleuses d’exportations et d’importations médicales prédatrices, et pour fermer ces sociétés de gangsters. Au lieu de cela, avec un empressement fou, l’Etat a liquidé les hôpitaux publics en les forçant à s’endetter et à faire faillite, en transférant leurs actifs sociaux qui avaient été accumulés pendant de nombreuses années à divers pilleurs qui se sont constitués un butin à partir des privatisations effectuées. Il n’est pas vrai d’affirmer que, comme on l’a dit, l’État ne pouvait rien faire. Il s’est en effet dit à lui-même et à toute la société qu’il ne possédait « aucun bouton » à sa disposition pour améliorer ou même pour ne pas détériorer la qualité de vie, et que le processus d’érosion forcée allant du haut vers le bas du tissu des soins hospitaliers et ambulatoires construit au fil des décennies était naturel et constituait même le début d’un renouveau du système construit sur les ruines de l’ancien, cette fois sur la base de principes commerciaux solides. D’autres États libéraux n’ont pas été aussi passifs et ils ont pu défendre leurs intérêts, même s’il s’agissait de protéger les intérêts du plus fort contre celui du plus faible.

Les conditions d’accès au marché du travail dans l’UE et leurs effets

Lorsque nous, les Polonais, avons été admis dans l’UE, les pays occidentaux ont négocié des conditions favorables pour leurs économies, reportant de sept ans l’octroi de l’égalité des droits aux Polonais sur leur propre marché du travail, et cela malgré les annonces grandiloquentes et les déclarations creuses sur l’Union européenne comme espace de libre circulation des personnes et des travailleurs. Le flux était – non seulement libre, mais aussi fortement encouragé – mais dans un seul sens ! Il s’agissait d’organiser une fuite des cerveaux et de main-d’œuvre dans des domaines clés de l’emploi dans les pays occidentaux, là où il y avait une pénurie de personnel. l’UE a aidé les pays occidentaux frappés par la crise qui, dans une période difficile, ont gagné une armée de personnes instruites et prêtes à y travailler pour presque rien. L’admission des Polonais sur le marché du travail britannique n’est pas le résultat d’une bonne volonté ou d’une charité exceptionnelle de la part des Britanniques à l’égard des Polonais. C’était le résultat d’un égoïsme bien calculé qui correspondait à la nécessité du moment. Les employeurs britanniques n’ont pas eu à payer pour l’éducation et la formation des travailleurs polonais immigrés en Grande-Bretagne, ni à investir dans l’amélioration de la productivité de leur propre main-d’œuvre. Ils ont gagné immédiatement, en engageant une multitude de personnes qui pouvaient être payées beaucoup moins que ce que le marché local exigeait. Par conséquent, si nous parlons aujourd’hui de l’effondrement des services de santé en Pologne, du manque de personnel, du vieillissement des médecins et des infirmières et de la pénurie de médecins qui se chiffre par milliers, nous devons être conscients que cela n’est pas advenu du jour au lendemain par décret divin ou catastrophe naturelle, mais que c’est le résultat d’une mauvaise stratégie à long terme ou d’un manque de stratégie, d’une apathie, d’une suite de mauvaises décisions ou de manques de décisions de la part des responsables de l’État polonais et de la qualité de sa politique.

Certaines des personnes que nous avons perdues par l’émigration, en dehors des professions médicales et d’autres professions recherchées exigeant des connaissances spécialisées, constituaient une armée de main-d’œuvre excédentaire et superflue, que le marché du travail polonais, dévasté par la période post-récession d’après les changements systémiques de 1989, était incapable d’absorber. Il est peut-être utile de rappeler le fait gênant et oublié depuis longtemps qu’en 2004 encore, le taux de chômage des jeunes en Pologne était de 50 %. Après l’adhésion de la Pologne à l’UE, ces jeunes ont quitté le pays. Ils vivaient dans les villes, ils étaient relativement bien éduqués, et culturellement préparés à émigrer. Il ne s’agissait plus comme auparavant de migrants saisonniers quittant la campagne pour travailler dans l’agriculture allemande. La plupart d’entre eux ont intégré de manière permanente les marchés du travail, les systèmes fiscaux et les régimes de retraite du pays d’accueil et ils ne reviendront jamais en Pologne. L’absence d’une population aussi importante, qui s’ajoute à un fossé intergénérationnel, laissera certainement sa marque sur la réalité polonaise dans de nombreux endroits à l’avenir. En résumé, la Pologne a été durement touchée par ces choix et les effets différés de cette abdication scandaleuse du rôle de l’État en matière de régulation et de correction des fluctuations du marché du travail ne se sont pas encore fait pleinement sentir.

Aujourd’hui, c’est presque un truisme de dire que le capital a une patrie et que les investissements étrangers ne sont pas de la philanthropie, mais lorsque j’ai parlé et écrit sur ce sujet il y a une douzaine d’années, les fanatiques libéraux que je connaissais se frappaient le front et m’envoyaient en Corée du Nord. Il est bon qu’une goutte puisse percer un roc et que les opinions anachroniques à la Balcerowicz-Petru1 soient désormais considérées comme une curiosité historique fossilisée, mais nous payons encore l’hégémonie de 30 ans d’une fausse idéologie qui était alors considérée comme le dernier mot de la science, et nous le paierons encore longtemps.

 

Un pays de pathologie sociale

Une telle Pologne, passive face à la pathologie et à la catastrophe sociale, était-elle et est-elle nécessaire à quiconque ? Peut-être vaut-il la peine, pour rafraîchir la tête de ceux qui sont imprégnés de propagande anticommuniste, de confronter les indicateurs démographiques de la « Pologne libre » aux données historiques pertinentes de la période du « communisme criminel », moqué et condamné. Lorsque nous avions une croissance démographique régulière et réelle (positive, garantissant le remplacement des générations), des taux de natalité impressionnants et une espérance de vie qui s’allongeait. Entretemps, après la « reconquête de l’indépendance », les tendances se sont inversées (à l’exception de ce dernier indicateur, mais à cet égard, nous nous distinguons par le bas de l’Occident), et après l’adhésion de la Pologne à l’UE, les jeunes issus du dernier baby-boom de la Pologne populaire des tournants des années 1970 et 1980 ont quitté le pays en grand nombre.

 

Qui participe du coup à ce « nous » ?

Un autre doute est soulevé par le destinataire collectif supposé de cette question – pourquoi « nous » et la Pologne ? Pour nous, c’est-à-dire, pour qui en fait ? Nous savons déjà que plusieurs millions de migrants n’ont plutôt besoin de rien en Pologne, car ils ont fait d’un autre pays le centre de leur vie. Et si nous examinons l’engagement social des personnes qui restent dans le pays, nous pouvons constater une énorme apathie et anomie sociale. Non seulement la Pologne n’est pas un État bien ordonné. Ce n’est pas non plus une société, et encore moins une communauté. Ce qui frappe le plus un observateur extérieur, c’est le manque général de respect d’objectifs situés au-delà des besoins égoïstes réduits au cercle de la famille immédiate. En Pologne, il n’y a pas d’esprit de communauté, à quelque niveau social que ce soit, que ce soit au niveau du quartier, en passant par le pouvoir communal, jusqu’au sens plus large au niveau régional, territorial et enfin national. Nous sommes une population, mais nous ne formons pas une société. Si nous nous organisons, c’est sous une forme quasi tribale-clanique. Les catégories qui font exceptions à cette règle sont, elles, très conscientes de leurs intérêts, bien équipées en ressources politiques, ce sont de petits groupes d’intérêt concentrés principalement dans les grands centres urbains et luttant non pas pour le bien commun, mais pour obtenir des privilèges spéciaux pour eux-mêmes.

Le faible taux de participation des Polonais aux élections – si on y voit une façon de mesurer le niveau d’acceptation du système politique, d’identification à des communautés sociales et l’implication dans les questions supra-individuelles et supra-particularistes – nous conduit à une conclusion similaire : nous ne formons pas une communauté. Dans l’arène politique, les modèles les plus destructeurs de comportement sectaire-tribal se révèlent. En commençant par la sélection négative du personnel, en éliminant tout véritable débat et toute participation à la vie publique, et en terminant cette observation par la façon dont sont attribués les postes les plus élevés de l’État qui s’obtiennent d’une manière ostensiblement instrumentalisée et cynique, sans tenir compte de l’effet démoralisant produit par les personnes au pouvoir sur les gouvernés, et de l’offense faite à leur sens de la dignité. Après tout, c’est une chose d’être dirigé par des étrangers envoyés de l’extérieur qui, par définition, représentent des intérêts étrangers, et c’en est une autre de se sentir dépendant d’un pouvoir manifestement incompétent, et parfois extrêmement irresponsable et stupide, mais qui est nominalement le vôtre.

 

Quelle démocratie ?

Au cours des trente dernières années, la « démocratie » polonaise, grossière à ses origines, a pris l’avantage sur la société, maîtrisant presque à la perfection l’art d’organiser des plébiscites et des votes sans véritables choix, sans pluralisme et sans véritable représentativité. Il n’est pas surprenant que dans cette situation, sauf en des occasions exceptionnelles, la population fasse massivement fi de toutes sortes de « devoirs civiques » périodiques et ne participe pas aux élections, qu’elles soient locales ou nationales, puisque personne d’entre eux ne peut guère influencer sur le résultat. Si, comme le soutenait Tocqueville se basant sur l’exemple des Etats-Unis du XIXe siècle, la démocratie fonctionne principalement au niveau local, la Pologne du XXIe siècle contredit cette thèse : nulle part ailleurs plus qu’au niveau local, que ce soit dans les communes et les villes enfouies dans les provinces profondes ou dans le agglomérations urbaines plus grandes, on ne trouve une distorsion plus flagrante de l’idée de pluralisme et de participation. Tout en bas de l’échelle, le système s’est pétrifié ; dans les petites comme dans les grandes villes, on a des maires qui restent trente ans en place, retranchés comme des satrapes sur leurs domaines, ce qui est devenu la norme. Des groupes d’influence bien organisés et très soudés, rassemblés autour d’un réseau de connexions entre les magistrats, les multiples services des administrations locales, les entreprises municipales et leurs sous-traitants, ont effectivement privatisé des villes entières et les ont subordonnées à des intérêts particuliers. Ces conglomérats sont constitués, y compris les familles ramifiées, d’importantes armées de personnes liées par une communauté d’intérêts privés. Si l’on ajoute à cela les abondantes ressources économiques, politiques et de savoir-faire dont ils disposent, leur supériorité sur la majorité apathique et passive devient évidente, et l’issue de la confrontation une fatalité.

 

Et qu’en est-il de la justice ?

Je pourrais ajouter bien d’autres éléments à cette liste de défauts et d’erreurs structurelles de l’État polonais existant aujourd’hui, dont l’un des plus importants serait l’organisation pathologique du système judiciaire, que Montesquieux, dans sa naïveté, considérait comme inexistant parce que dépourvu de sanctions. Dans la Pologne d’après 1989, ce pouvoir a eu une portée, une influence et une audience énormes, et il a causé par ses décisions une quantité incalculable de maux, guidé par une idée faussement conçue de justice compensatoire historique due à un esprit de « revanche » contre le régime précédent et qui a profité aux cliques d’intérêts particuliers qui se sont formées dans l’opposition comme au sein des structures officielles du régime précédent. En même temps, malgré ses origines ostensiblement démocratiques, ce « nouveau régime » n’a jamais pu se défaire de son mépris supra-systémique séculaire pour le citoyen ordinaire et provenant du féodalisme antérieur. Il n’est pas possible ici d’explorer les raisons de cette situation. Toutefois, si quelqu’un croit que les problèmes dans ce domaine n’ont commencé que lorsque le parti actuellement au pouvoir a tenté de prendre le contrôle total des tribunaux, et qu’auparavant nous étions censés avoir affaire à une machine bien huilée d’un État de droit démocratique, cela signifie qu’il ou elle n’a rien compris à ce qui s’est passé dans le pays au cours des trente dernières années. Tout comme les libéraux n’ont rien compris à ce qui s’est passé, car ils s’étonnent toujours du soutien indéfectible de la majorité désespérée de la société encore active sur le plan électoral à l’option au pouvoir actuellement, option dite « populiste » ou « illibérale ». Je n’écrirai pas sur la pathologie du système des partis mais il faut savoir qu’un cheval ressemble à un autre.

 

Culture et science

En répondant à la question sur la nécessité de préserver la polonité, je ne peux cependant pas ne pas mentionner deux questions dont l’importance de ce point de vue ne peut être surestimée. Ce sont les domaines de la culture et de la science. Je pense qu’il suffit de signaler l’énormité des problèmes que nous avons rencontrés en tant que communauté nationale dans ces domaines au cours des trente dernières années. La « Pologne libre » peut-elle se targuer d’un niveau de culture, allant de l’enseignement de masse à l’enseignement supérieur, qui égale ne serait-ce qu’un peu les réalisations de la période de la Pologne populaire ? Je sais que les anticommunistes fanatiques ont une explication toute prête à portée de main et affirment que les réalisations culturelles et scientifiques de la période de la Pologne socialiste ont été créées en dépit de l’ancien régime, et non grâce à lui. Or, même si l’on acceptait cette démagogie bizarre au pied de la lettre, comment expliquer alors la dégénérescence culturelle de la société actuelle, comment expliquer la colonisation progressive et la brutalisation de la culture de masse, quand la langue polonaise est soit éliminée, soit rabaissée à un niveau primitif ? Dans le domaine de la science, on a assisté à une explosion du nombre de facultés dans les universités d’État et à une croissance rapide des universités privées et du personnel scientifique, qui non seulement n’a pas été suivie de réalisations scientifiques observables, mais qui a eu pour conséquence une baisse du niveau de l’enseignement, du rang de la science, du statut social des scientifiques, du respect et de la confiance dans les représentants des professions académiques et – last but not least – d’une soumission impuissante des milieux scientifiques à la tutelle politique dans les conditions de concurrence pour les postes et les subventions.

Les seuls effets visibles des pseudo-réformes incessantes et dévastatrices sont que la Pologne compte le plus grand nombre de serveurs de restaurants et de coursiers des bureaux au monde possédant dans leur poche des diplômes « universitaires » inutilisables et un nombre toujours croissant de professeurs d’université rongés par le cancer de l’expansion administrative et une épidémie de termes ronflant et vides de sens réel. Pour dire les choses crûment, dans la nouvelle division internationale du travail, la Pologne n’a clairement aucun rôle à jouer dans le domaine scientifique au sens large. Mais la science n’est pas seulement un échange et une compétition internationale, mais ce sont aussi des tâches importantes à l’intérieur du pays, dans le domaine de la culture nationale. À cet égard, le bilan est tout aussi mauvais – la science a cessé de jouer un rôle sur ce plan.

Quant à la culture, au sens étroit du terme, les autorités qui en sont chargées ont décidé de se concentrer sur deux tâches : investir des sommes gigantesques dans les relations publiques internationales, ce qui consiste à exiger la reconnaissance universelle des prétendus mérites historiques de la culture polonaise dans le monde, et fournir au pays des jeux d’un niveau tellement bas que les autorités les évaluent en fonction de leurs propres capacités de perception et de chantage envers le « bas peuple ». Le résultat des activités dans ce dernier domaine est une primitivisation sans précédent des goûts et une commercialisation de pacotille de la culture de masse, qui ne peut susciter que dégoût et mépris chez des personnes élevées dans des conditions décentes. Si cela a été fait jusqu’à présent principalement par des entités privées, des stations de télévision et de radio commerciales, des agences « artistiques » et des journaux, cela aurait pu être expliqué par la réalisation de l’inventaire habituel de ce qu’est capable de faire le capitalisme privé. Mais quand l’argent et les institutions publiques sont impliquées dans ce même marécage, et cela à grande échelle qui plus est, alors on franchit les limites de sa raison d’être et on détourne le pays du bien commun.

 

Qui a donc besoin de la Pologne ?

Nous arrivons donc ici à la question de savoir qui a le plus besoin de la Pologne. En premier lieu, elle est nécessaire à la classe dite politique, c’est-à-dire à l’élite qui s’auto-sélectionne. Eux, ils ont besoin de nous tous, en tant que serviteurs et contribuables qui maintiennent matériellement les fondations de cet édifice branlant, qui servent de public impassible au mauvais théâtre politique et de toile de fond à la façade de cet État faible, et enfin ils ont besoin de « nous » en tant que recrues qui défendront les vies et les biens de cette élite contre d’éventuelles menaces physiques venant de l’extérieur, jusqu’au moment où, comme pour son prédécesseur de 1939 sur lequel l’État polonais actuel se modèle d’ailleurs, ils devront quitter le pays en empruntant le chemin le plus court vers l’exil. En contrepartie, l’État-providence nous versera une pension – pour ceux qui seront chanceux, environ 1 600 zlotys en moyenne, et pour les malchanceux, 40 groszy. À cet égard, l’histoire de la Pologne n’a donc pas beaucoup changé depuis l’entre-deux-guerres ou les siècles de décadence précédent. Le paradoxe de cette histoire est que la seule période de l’histoire moderne de la Pologne où cette relation n’a pas été complètement renversée, c’est-à-dire où l’État était au service de la société et non l’inverse, a été la période de la République populaire de Pologne, c’est-à-dire la période que les historiens d’aujourd’hui considèrent collectivement comme la période où dominait un pouvoir illégal et en manque de légitimité nationale. Je n’ai pas l’intention de convaincre les enthousiastes fanatiques de cette création infructueuse et éphémère des puissances étrangères que fut la Pologne de l’entre-deux-guerres désormais glorifiée sur le fait que les relations sociales y étaient perverties. Ceux qui ont l’esprit ouvert comprendront par eux-mêmes ce qu’était et pour qui a existé le mythe d’une Pologne devant s’étendre d’une mer à l’autre, de la Baltique à la mer Noire.

La Pologne ne sera donc utile à personne tant que persisteront les anachronismes de la fameuse tradition nationale de la « tête brûlée » et de l’anarchie, tant qu’elle ne sera pas capable d’assimiler les acquis les plus précieux de la culture européenne, y compris l’héritage jamais bien réparé des Lumières européennes, tant qu’elle ne sera pas capable de développer – malgré la réticence de certains milieux modernes à adhérer à cette terminologie – l’idée d’une nation civique cohérente (à ne pas confondre avec une nation ethnique), par opposition à l’erreur pars pro toto qui s’est répétée au fil des siècles dans la perception de la nation : la nation n’a jamais été majoritaire, elle n’a pas même inclus la noblesse sensu largo, qui par son statut de propriété, son mode de vie et sa culture ne différait souvent pas de la paysannerie ordinaire, mais la Pologne était réduite à la noblesse au sens le plus étroit : les possédants et les magnats. Contrairement aux États impériaux qui opprimaient les peuples vivant à l’étranger et situés loin du centre colonial, la Pologne a été pendant des siècles l’oppresseur de sa propre population, qu’elle ne voulait même pas élever au rang de nation. Même l’abolition du servage accordé aux Polonais l’a été par le biais des puissances étrangères s’étant partagé le pays (et il est ici indifférent de savoir dans quelle mesure ces décisions étaient doublées d’un calcul politique de leur part). Et avec le recouvrement de l’indépendance, l’État polonais de papier a restauré certaines de ses formes issues de la Pologne nobiliaire, formes qui ont survécu en son sein jusque dans les années 1930. Et après le soi-disant rétablissement de l’indépendance, en 1989, la Pologne est devenue un État d’élites compradores qui ont lié leur destin aux intérêts de mandants étrangers.

Si les Polonais ont voté massivement pour l’adhésion à l’UE, ce choix était avant tout motivé par leur désir d’être soumis non pas à telle ou telle autorité nationale personnalisée, mais à des principes rationnels d’organisation de la société et de l’État, ainsi qu’à des normes équitables de coexistence sociale. Les Polonais voulaient simplement se libérer de l’emprise des oppresseurs et des dictateurs nationaux, vivre comme des Européens et obtenir une autorité pour régler leurs inévitables différends futurs avec la puissance nationale dont ils souhaitaient ainsi limiter la portée et l’omnipotence.

Malheureusement, deux changements importants sont intervenus entretemps. Premièrement, l’Europe a abdiqué sa fonction d’arbitre supranational, considérant que la tâche d’organiser la vie à l’intérieur des frontières nationales des membres nouvellement admis dans la « communauté » dépassait ses capacités. Si elle intervient dans les affaires nationales, l’UE ne le fait non pas du haut de normes juridiques abstraites et de standards européens supranationaux, mais à partir de positions partisanes, préférant les gouvernements ou les oppositions alliés à l’establishment dominant de Bruxelles et punissant ceux qui, à tort ou à raison, se rebellent contre lui. Elle n’a jamais cessé non plus d’intervenir violemment pour défendre la logique mondialiste de l’orthodoxie économique néolibérale, quels que soient les dommages que cette ingérence ont causés dans le passé ou menacent de causer à l’avenir. Peu de gens se souviennent encore de l’implacable commissaire européenne Neelie Kroes et de sa croisade contre les chantiers navals polonais, mais les successeurs dignes de son nom ne manquent pas à Bruxelles aujourd’hui, avec le même niveau d’arrogance.

Deuxièmement – et c’est là que réside la cause du problème – l’idée même d’une Europe commune et son incarnation matérielle ont profondément évolué au cours des quarante dernières années, passant du concept d’État-providence à une utopie néolibérale mondialisée et à une concurrence inégale entre le centre et la périphérie. En 2004, nous sommes entrés dans une Europe différente. Pas l’Europe dont la meilleure période de prospérité d’après-guerre est désormais décrite dans la littérature comme les « trente glorieuses ». Pourtant, pendant longtemps, l’élite politique polonaise n’a pas abordé la question de savoir à quoi cette Europe commune devrait ressembler, ce qu’elle devrait être, se contentant de l’axiome selon lequel la raison d’être de la Pologne est d’appartenir à l’Union européenne, indépendamment de ce que cela signifiait en pratique. En réponse à la négligence et aux omissions de l’élite compradore, une bourgeoisie nationale a surgi aujourd’hui, qui tente de réveiller les démons du vieux nationalisme polonais, le chauvinisme, le cléricalisme, l’histoire mythifiée, le statut de superpuissance et la phobie de ses voisins les plus proches. Elle se crée des ennemis dans des pays très proches de ses propres frontières, souvent des pays plus puissants, tandis qu’elle cherche des amis parmi des pays éloignés et qui ne s’intéressent à la Pologne que de manière instrumentalisée, temporaire ou ostensible. Personne n’a besoin d’être convaincu que le monde peut se passer de la Pologne, car cette affirmation est un truisme. Il suffit de chercher sur internet (je m’adresse à ceux qui ont été privés de cours d’histoire à l’école) des cartes historiques de l’Europe quand la Pologne n’était pas présente pendant très longtemps et de réfléchir à la répétitivité des événements historiques.

Tant que des élites parasites vivront et prospéreront en Pologne, et que la citoyenneté ne sera pas véritablement représentée, presque personne n’aura donc besoin de la Pologne.

 

Jarosław Dobrzański est philosphe, Historien des idées. Maîtrise de philosophie de l’Université Jagellonne de Cracovie, Maîtrise et Doctorat d’histoire de la Russie et de l’URSS à l’Université Notre-Dame aux Etats-Unis. Expérience professionnelle : Université de Cracovie, Maître d’hôtel en France, Instructeur à l’Université Notre-Dame, Stagiaire à University of Illinois, Urban-Champaign, puis dans des entreprises transnationales du pétrole en Pologne. Traducteurs de plusieurs ouvrages scientifiques en polonais. Auteur de nombreux articles scientifique et de réflexion sur la société.

 

Source: Le blog de la pensée libre

 

Note :

1 Deux réalisateurs et idéologues phares des politiques néolibérales prônées et lancées sous l’impulsion de George Soros et de Jeffrey Sachs en Pologne à la fin de 1989.

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