A Calais, le démantèlement de « la jungle » commence dans l’incertitude

Le démantèlement de « la jungle » de Calais a commencé lundi 24 octobre. Les quelque 7.000 migrants qui y sont installés sont censés être répartis dans différents centres à travers la France. Mais l’opération policière se mène dans une précipitation que déplorent les associations de terrain.


Le vent peut bien imposer, sans relâche, ses bourrasques humides et glaciales sur la lande, Khan agite son morceau de carton déchiré, tel un soufflet, au-dessus du foyer qui se consume lentement dans ce barbecue improvisé à partir d’une tôle. Comme un rituel nécessaire à la bonne cuisson du sheek kebab, ces rouleaux de viande délicatement épicés qu’il vendra pour quelques pièces. Cela fait 5 mois qu’il est arrivé à Calais, après un long périple depuis l’Afghanistan qu’il a quitté six mois seulement après son expulsion d’Angleterre, où il avait vécu 9 ans.

Des mois sur les routes auxquels la « jungle » n’aura finalement offert qu’un court répit, puisque son démantèlement a commencé ce lundi 24 octobre, à l’aube. Comme 6 à 7.000 des autres migrants qui habitent ce camp ouvert au printemps 2015, Khan ne sait pas grand-chose de ce qui l’attend dans les prochains jours. Officiellement, il devra prendre l’un des 170 cars affrétés pour l’emmener vers l’un des 287 CAO, ces Centres d’Accueil et d’Orientation montés d’urgence à travers la France ces dernières semaines. Lorsque les premiers avaient été créés il y a un an, le dispositif visait à orienter les migrants dans leur démarche administrative : s’ils demandent l’asile en France, ils sont alors redirigés vers les CADA, centres d’accueil pour les demandeurs d’asile.

Mais la situation de Khan est différente : il est « dubliné ». C’est-à-dire qu’il a dû laisser ses empreintes en Italie et c’est donc là-bas qu’il doit retourner, comme le prévoit l’accord européen de Dublin : la demande d’asile ne peut être examinée que dans un seul pays européen, celui dans lequel on a relevé pour la première fois votre identité. Cette situation pourrait concerner une majorité des migrants présents à Calais. Et signifier, pour Khan, que le voyage en bus de cette semaine n’est que le premier d’un nouveau périple.

Le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, aurait pourtant promis d’infléchir cette règle en autorisant la demande d’asile en France aux migrants acceptant le départ volontaire de Calais. Une promesse orale qui n’a manifestement pas convaincu sur le terrain : « On nous dit qu’on va ‘’dé-dubliner’’ les migrants, mais le gouvernement avance masqué, c’est très flou » dénonce François Guennoc, l’un des responsables de l’Auberge des migrants, association de soutien humanitaire sur place. Un manque de garanties d’autant plus problématique à l’heure où la CIMADE s’inquiète de la menace des centres de rétention qui auraient été mobilisés pour l’occasion.

D’autres incertitudes planent sur cette vaste opération de démantèlement, prévue pour durer au minimum toute cette semaine. Ainsi du sort des mineurs isolés, qui seraient plus de 1200 sur le camp selon une évaluation de France Terre d’Asile. A quelques heures de l’évacuation, l’absence de réponse sur les hébergements d’urgence qui doivent les accueillir est préoccupante : « il faut que cela soit fait » martèle Céline Schmitt, porte-parole du HCR (le Haut-Commissariat aux Réfugiés) en France, qui en fait une priorité parmi ses revendications. De même que Human Rights Watch, dont des observateurs sont sur place : « Les autorités françaises ont fixé un délai irréaliste et artificiel pour trouver des solutions alternatives adéquates pour de nombreux enfants non accompagnés se trouvant à Calais » explique Michael Bochenek, conseiller juridique de HRW.

Autre point sensible, les personnes traitées médicalement : « Rien n’est proposé alors qu’il y a des risques de ruptures de soin et que nous n’avons aucune sécurité sur le transfert des dossiers médicaux ou sur le suivi de traitements particuliers » constate Solenne Lecomte, coordinatrice de La cabane juridique, un centre d’information et de soutien juridique installé dans le camp.

Aussi, plusieurs associations ont-elles tenté de s’opposer au démantèlement par l’intermédiaire d’un référé, finalement rejeté par le tribunal administratif de Lille la semaine dernière. « Personne ne s’oppose au principe du démantèlement – bien sûr que ce ne sont pas des conditions de vie et qu’il faut offrir un accueil digne et décent – mais on ne peut pas mener ce démantèlement dans de telles conditions, avec une telle précipitation » justifie-t-on à Emmaüs, requérant au référé. « Le gouvernement a imposé un délai intenable, sans concertation avec les acteurs de terrain ni diagnostic sur les réels besoins » poursuit Solenne Lecomte qui a également pris part au référé avec La Cabane juridique.

Présente sur le terrain depuis plusieurs mois, la chercheuse Yasmine Bouagga s’interroge également sur le retard pris par les autorités : « Pourquoi ce grand plan de CAO n’a-t-il pas été mis en place auparavant ? ». Un questionnement largement partagé par les différents acteurs. « La question du démantèlement ne devrait même pas se poser si le système d’accueil fonctionnait comme le prévoit la loi, s’insurge un responsable d’Emmaüs. Ce genre d’opération répond surtout à l’agenda médiatique du gouvernement. »

Car en organisant à la hâte ce dispositif d’une ampleur inédite en France, les équipes de Manuel Valls peuvent en effet se targuer – enfin ? – d’une vraie mesure de gauche : « Il est hors de question de laisser encore plus longtemps ces personnes dans la boue et la détresse. Nous avons avec Bernad Cazeneuve ouvert, en un temps record, un nombre important de places en centre d’accueil dans toute la France », ne manquait pas de revendiquer Emmanuelle Cosse dans une interview récente à Libération, précisant plus loin que « pour la première fois, un gouvernement met sur pied une véritable politique d’accueil, quand les gouvernements précédents ne faisaient que reporter le problème ».

Sur place, les forces déployées par l’Etat, quasi-exclusivement policières et militaires, donnent à l’opération l’allure d’une mission « coup-de-poing ». « On parle d’action humanitaire, mais il n’y a pas de travailleurs sociaux mobilisés !, dit Solenne Lecomte. Ce n’est pas aux associations de servir de caution morale à un opération policière et électorale. »

L’arsenal sécuritaire, lui, a bien été préparé. Aux 18 unités de force mobile soit environ 2.000 gendarmes et CRS, présentes en permanence sur place depuis octobre pour un coût quotidien évalué à 150.000 euros, sont venus s’ajouter 1.250 policiers. Des caméras de vidéo-surveillance auraient par ailleurs été installées sur les 300 mètres de route qui séparent l’actuel camp du grand hangar de 3000 m2 qui a été loué pour l’occasion, premier lieu de passage des migrants qui y seront « triés » en 4 files distinctes : les hommes seuls majeurs, les mineurs isolés, les familles et les personnes vulnérables. Ce vendredi, à notre passage, les grilles du hangar étaient fermées et solidement gardées par des CRS avec qui il fallait négocier et présenter sa carte de presse pour pouvoir prendre le lieu en photo, depuis l’extérieur… sur la voie publique.

De même, une inscription nominative sur liste a été exigée plusieurs jours en avance par le ministère de l’Intérieur, afin de pouvoir assister à l’opération sur place cette semaine. « Les migrants qui veulent partir en CAO ne demandent qu’à avoir des bus pour les y emmener, ils n’ont besoin ni de police ni de bulldozer » ironise Philippe Wannesson, observateur de la situation sur place avec son blog « Passeurs d’hospitalité ». La tension est permanente. « La sur-militarisation du territoire est manifeste, à travers les barrières, les barbelés, les bombes lacrymogènes, dit Sébastien Thiéry, politiologue, qui mène une recherche sur le camp depuis plus d’un an. Il y a un état de violence permanente, c’est de notoriété publique ».

Il n’y a d’ailleurs qu’à baisser les yeux pour voir les innombrables cartouches de gaz lacrymogène jonchant les abords du camp : « Le gazage est devenu une activité récurrente depuis l’automne dernier, y compris le soir du réveillon. Le bidonville est bombardé sur une base quasi-quotidienne »rapporte Philippe Wannesson. Début octobre, Le Canard Enchaîné, comparant les « veillées d’arme » à Calais et à Notre-Dame-des-landes, estimait à plusieurs centaines le nombre de grenade lacrymogène lancées en moyenne toutes les 24h, sur le camp : « à 40 euros l’unité, ça fait pas mal d’argent parti en fumée… ». Samedi soir encore, plusieurs tirs de grenades lacrymogène ont pu être observés à l’entrée du camp.

Des <span class="caps">CRS</span> en action samedi 22 octobre.

Un service s’est même spécialisé sur la question des violences policières à La cabane juridique, qui dit avoir déposé plus d’une cinquantaine de plaintes depuis le début de l’année. « Il y en a 4 ou 5 fois plus, mais ils préfèrent abandonner par peur de témoigner. C’est le cadet de leurs soucis dans la situation d’urgence et de précarité dans laquelle ils se trouvent, d’autant que c’est une charge émotionnelle très importante » raconte L., chargée du recueil des témoignages pour la cabane juridique.

Ces abus policiers vont de la rétention d’effets personnels type téléphone portable ou, plus surprenant, chaussures – on raconte partout que le jeu des policiers consiste à déchausser les migrants – jusqu’au lynchage et les multiples blessures qu’il entraîne, tel que le racontent en BDYasmine Bouagga et Lisa Mandel dans le blog qu’elles tiennent depuis plusieurs mois. « Il y a un incroyable sentiment d’impunité » poursuit L. Et pour cause : si des enquêtes de l’IGPN [Inspection générale de la police nationale, NDLR] ont bien été diligentés, elles ont rarement débouché : plusieurs mois plus tard, la victime n’est parfois plus là, les témoins ont disparu ou n’ont plus l’énergie d’aller plaider. « Il faut voir les procès-verbaux d’audition, dit-on à la Cabane Juridique. Sans compter la violence symbolique : l’Hôtel de police de Coquelles où se trouve l’IGPN est situé au même endroit que le centre de rétention… ».

Un état de violence qui pourrait entacher le démantèlement, cette semaine. Depuis plusieurs jours, une grande campagne de communication prétend en avoir déjà identifié les responsables : le mouvement « No Border » – dont 150 membres seraient en « embuscade » selon Le Figaro – auquel se joindraient des zadistes, dont « la menace est réelle » affirme Nord Littoral du 19 octobre. La répression judiciaire est préparée à leur encontre, comme l’indique la circulaire du ministère de la Justice révélée par Reporterre la semaine passée et qui prévoit des dispositifs spéciaux de sanction en cas de manifestations et mouvements collectifs.

Ce climat hostile a en tout cas fini de décourager Khan, fataliste quant à son sort dans les prochains jours. Agé de 40 ans, ou de 50 ans peut-être, il a depuis longtemps arrêté de tenter le passage en Angleterre qu’il rêve pourtant de retrouver. « Je n’ai plus l’âge pour ça ». Fatigué, le regard fuyant, il assure qu’il restera en Italie s’il finit par y être renvoyé. « Inch’allah » dit-il au son des chants du muezzin, un peu plus loin derrière. Puis il tend l’une de ses brochettes d’agneau, tout juste rôties. La viande fond délicieusement dans la bouche. Il n’en acceptera aucune pièce. Delphine, ma consoeur locale, observe : « Ils nous accueillent mieux dans leur bidonville que nous ne les accueillons en France. »

 

Source: Reporterre

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