Venezuela: quelle politique publique pour l’économie sociale et solidaire ?

L’arrivée au pouvoir du Président Hugo Chávez en 1999 au Venezuela laissait présager des changements de fond dans les politiques publiques. Sa victoire rompait en effet avec une tradition de quatre décennies de gouvernants, sociaux-démocrates ou sociaux-chrétiens, élus en alternance suivant le pacte « Punto Fijo »2. Chávez avait pris la tête d’une rébellion militaire, le 4 février 1992, puis avait passé deux ans dans une prison militaire avant de bénéficier d’une amnistie. Pendant toutes ces années, il était en campagne politique puis électorale. Il avait été rejoint ainsi par une grande partie de la gauche dissidente, ainsi que par d’autres secteurs du centre et de la droite, mécontents de la tournure politique que prenait leur pays.
Extrait de Produire de la richesse autrement. Usines récupérées, coopératives, micro-finance… les révolutions silencieuses, ouvrage collectif, sous la dir. de Florian Rochat et Julie Duchatel, éditions du CETIM, Genève, 2008, 176 pages.

En 1989, avant la rébellion militaire, le peuple de Caracas et celui d’autres grandes villes du Venezuela avait lancé une insurrection contre le gouvernement de Carlos Andrés Pérez3, social démocrate élu pour un second mandat présidentiel. Il venait d’annoncer la signature d’accords avec le Fonds monétaire international, ce qui laissait prévoir une accentuation des difficultés économiques et des problèmes sociaux, déjà très graves, malgré la manne pétrolière. En effet, les recettes des exportations se concentraient entre les mains de minorités nationales et étrangères, alors que la misère pullulait dans les rues du Venezuela et que les services publics se détérioraient.

Les attentes que l’arrivée de Chávez à la présidence avait soulevées parmi le peuple étaient grandes. Mais l’héritage des quatre dernières décennies était lourd et s’illustrait par un paysage social et économique laminé par la pauvreté. Dans le domaine politique, l’administration publique était largement bureaucratisée et sujette à la corruption et au clientélisme. La part que le Venezuela percevait sur chaque baril de pétrole avait chuté à sept dollars, en conséquence de la soumission des gouvernements successifs aux intérêts des entreprises transnationales. Il fut ainsi très significatif que la chute du prix du pétrole s’arrête presque immédiatement lorsque Chávez prit le pouvoir et lorsqu’il annonça dans son premier discours sa décision de renforcer l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP).

Le contexte économique

Pour comprendre l’évolution des politiques économiques de la Révolution bolivarienne, initiée par Chávez, ainsi que les difficultés rencontrées en essayant de construire le nouveau tissu économique au service des intérêts de la majorité du peuple vénézuélien, il est nécessaire de prendre en compte la situation de rente de l’économie. Beaucoup de choses ont été écrites sur ce thème. A partir du moment où le pétrole a été découvert dans notre sol et avec sa subséquente exploitation de la part de compagnies étrangères, la composition du revenu national public s’est modifiée radicalement. Puis, avec le transfert de l’argent à des particuliers, c’est toute la nature de l’économie nationale qui a changé.

De tout temps, l’impact du développement de l’industrie pétrolière a suscité de nombreuses inquiétudes. L’économiste Alberto Adriani4 au début du 20ème siècle ou Juan Pablo Pérez Alfonso au milieu de ce même siècle, ont ainsi manifesté leurs préoccupations devant la transformation du Venezuela rural et agricole en un pays urbanisé, monoproducteur et monoexportateur de pétrole.

Ces inquiétudes ne réussirent pas à contrecarrer l’influence énorme des flux de pétrodollars qui entraient dans les caisses du Trésor public et qui se diffusaient dans toute l’économie nationale. Mais comme cet afflux d’argent se faisait dans le cadre d’une économie capitaliste, il profita essentiellement aux classes supérieures du pouvoir économique et politique. Il faut également signaler que ces classes n’étaient pas non plus préparées à assimiler un tel phénomène et à en profiter. Ceux qui auparavant accumulaient leur capital dans l’activité agricole furent supplantés par une bourgeoisie émergente importatrice et bancaire, dont la croissance était étroitement liée avec l’activité des compagnies pétrolières étrangères, comme Shell et Creole.

A la fin du 20ème siècle, la composition de la population vénézuélienne s’était inversée : au début du siècle, deux Vénézueliens sur dix vivaient en ville,or ils étaient neuf sur dix à la fin du siècle. Ainsi, est-on passé d’une économie à prédominance rurale et agricole à une économie où l’agriculture produit moins de 5 % du Produit intérieur brut (PIB). Le Venezuela a aujourd’hui le profil d’un pays capitaliste industrialisé, avec un secteur tertiaire, de commerce, services et finances dominant, mais avec les tares que les économistes et les organismes internationaux nomment comme relevant du sous-développement : pauvreté, concentration urbaine et marginalité.

Le caractère rentiste de l’économie vénézuelienne a une particularité qui consiste dans la propriété publique des ressources du sous-sol, particularité dérivée de la législation de l’époque coloniale. Cette disposition juridique n’accorde pas au secteur privé la propriété du sous-sol. Les revenus générés par l’exploitation pétrolière vont directement à l’Etat et se dirigent seulement ensuite au reste de l’économie. Les capitalistes ont ainsi dû affiner les mécanismes de contrôle politique du pays pour s’assurer du succès de leur processus d’accumulation. En d’autres termes, le pouvoir économique au Venezuela a dû s’efforcer de contrôler les structures du gouvernement, pour pouvoir s’approprier les revenus pétroliers. L’influence du capital sur les partis politiques et l’administration publique est devenue déterminante, surtout durant les décennies 1960-1990. Les organisations partisanes et entités gouvernementales se sont par conséquent complètement subordonnées aux intérêts capitalistes et particulièrement à ceux des secteurs importateurs et bancaires, comme le décrit l’économiste vénézuelien Orlando Araujo5.

Le contexte politique

Il est également nécessaire de se familiariser avec l’histoire politique du pays pour comprendre la structure économique héritée par la Révolution bolivarienne et les difficultés rencontrées pour sa transformation. Des gouvernements dictatoriaux ont dirigé le pays pendant les six premières décennies du 20ème siècle. Lorsqu’en 1958 chuta le dernier d’entre eux, le gouvernement Pérez Jiménez et on inaugura une étape de démocratie représentative. En 1961, une nouvelle constitution fut promulguée qui accordait un rôle fondamental aux partis dans la vie politique nationale, surtout au parti social-démocrate et social-chrétien, avec une participation subordonnée du parti communiste (qui étant le protagoniste de l’opposition à la dictature).

En toile de fond, d’un côté, l’industrie pétrolière continuait à faire des affaires avec le gouvernement vénézuelien6 omniprésent. Ce dernier n’était pas seulement un acteur politique, il jouait aussi un rôle dans l’économie, mais pas au sens du modèle néolibéral (celui d’arbitre entre les intérêts particuliers). En tant que propriétaire des hydrocarbures, il était devenu un acteur essentiel. Les partis se disputaient son contrôle, en plus des fonctions administratives propres à la direction de l’Etat, et la prérogative de gérer le pouvoir économique dérivé des revenus pétroliers.

D’un autre côté, le pouvoir économique restait attentif à l’évolution du pouvoir politique, surtout celle des partis, avec lesquels il avait noué des relations et finançait leurs campagnes électorales, au cas où ces partis accéderaient au pouvoir. Le pouvoir économique a ainsi pu modeler le pouvoir politique, grâce à son influence sur les agissements des partis, et a transformé ces derniers en des mécanismes de gestion de ses intérêts, encourageant le phénomène endémique de la corruption.

Le régime de la démocratie représentative a ainsi promu la politique des partis et l’a consacrée dans la Constitution et les lois nationales. Leurs dirigeants refusaient les expressions politiques autonomes de la population, comme les manifestations, les grèves et autres formes d’activisme populaire. Par exemple, lorsque les organisations de quartier furent créées, les partis envoyèrent leurs militants pour noyauter cette forme de participation naissante et pour les convertir en annexes de partis. Les partis de gauche ont, quant à eux, rencontré de nombreuses difficultés pour se maintenir sur l’échiquier politique.

Le processus politique de ce que nous appelons la Quatrième république ou la démocratie puntofijista7 consistait donc en une promotion systématique des partis, allant à l’encontre des possibles expressions du peuple, et en laissant comme moyen unique de participation populaire les élections quinquennales. De cette manière, les partis et les entreprises restaient libres d’agir et de continuer à s’accaparer la richesse pétrolière de l’Etat. Ce processus n’était pas sans provoquer des réactions de résistance, rapidement contrecarrées par la démagogie électorale et le populisme gouvernemental voire réprimées lorsque ces expressions de rébellion se radicalisaient.

Le mouvement coopératif, dans ce contexte, a connu une croissance entravée, dépendant largement des nécessités de contrôle des processus d’organisation et de protestation populaires. Ainsi, on a pu voir des mouvements sociaux demandant au gouvernement de Carlos Andrés Pérez – un des plus compromis avec les intérêts du capital et de l’impérialisme – de promouvoir des coopératives, alors que les mesures économiques que ce gouvernement mettait en oeuvre, frappaient de plein fouet les secteurs populaires. Il faut également préciser que le manque de clarté des objectifs du mouvement coopératif ou l’infiltration de ce dernier par des tendances réactionnaires empêchèrent le mouvement de se développer de façon importante. Et le peu qui avait été atteint a accusé les effets de l’influence capitaliste.

Une lente transition

En entamant sa présidence, le président Chávez avait en tête la recherche d’un nouveau modèle économique pour son pays, mais son chemin restait à construire. Alors qu’il songeait à emprunter au début la « Troisième voie » de Tony Blair8, il se résolut à promouvoir le mouvement coopératif afin de limiter l’influence du secteur privé dans l’économie. Le secteur privé prospérait depuis des décennies à l’ombre de l’Etat et était parvenu à se doter de capitaux et d’équipements conséquents, en établissant un monopole sur de nombreux domaines vitaux de l’économie. Par exemple, lorsque le gouvernement entreprenait des travaux publics, il était obligé de contracter avec les entreprises privées, clients habituels de l’Etat car elles étaient les seules à avoir les marchines et les fonds suffisants pour entreprendre de tels travaux. Il en était de même pour les plans de distribution des aliments pour les secteurs les plus pauvres de la population, circuits détenus par ces mêmes entreprises.

Il est devenu ainsi nécessaire d’impulser et de fortifier un secteur économique à vocation sociale, puisque l’administration publique, empêtrée dans des problèmes de bureaucratie et de corruption, n’était pas capable de le mettre en oeuvre. Les forces armées restaient donc le dernier bastion d’élaboration de ce programme. Mais un tel mécanisme ne pouvait s’opérer que de façon transitoire, pendant que l’alternative se construisait. A son arrivée au pouvoir, Chávez encouragea la création de coopératives et lança un appel général au peuple pour s’organiser, ainsi qu’à l’administration publique pour qu’elle appuie les initiatives populaires. En 2001, un décret promulgua la nouvelle Loi spéciale des associations coopératives (LEAC). Cet instrument avait clairement pour intention de créer un tissu d’organisations d’économie sociale, dans le cadre d’un nouveau texte constitutionnel, approuvé par un référendum populaire en 1999. Ce texte consacrait le caractère d’Etat social, de justice et de droit de la République bolivarienne et se donnait pour but de passer d’un système de démocratie représentative, qui avait dominé pendant quatre décennies, à celui de démocratie participative.

L’économie sociale dans la Révolution bolivarienne

L’économie populaire et solidaire est définie dans les documents officiels comme un système de production, de transformation et de circulation des biens et des services visant à satisfaire les besoins sociaux, par des relations de production justes, économiquement viables, écologiquement durables et respectueuses de la diversité culturelle.

Le gouvernement bolivarien se donne pour tâche de substituer au système capitaliste un modèle économique alternatif, solidaire, durable et collectiviste, orienté vers le développement social et humain intégré et de mettre en place une réorganisation socio-productive territoriale, ancrée sur les vocations naturelles des communautés, les valeurs du peuple et l’exploitation rationnelle de nos richesses.

Au début de l’année 2004, le président Chávez a lancé la Misión Vuelvan Caras. Cette mission est le centre de convergence de toutes les missions9 participatives. Elles ont pour but d’inclure les secteurs pauvres et marginalisés et d’incorporer les citoyens au tissu socio-productif, dans une perspective d’économie solidaire.

Les citoyens ont été appuyés par des organisations de conseil et des institutions de micro-finance. C’est ainsi qu’est né le Ministerio para la Economía Popular (Ministère pour l’économie populaire), qui est maintenant le Ministerio del Poder Popular para la Economía Comunal (Ministère du pouvoir populaire pour l’économie communale – MPPEC). A cet organisme, furent rajoutés, le Banco del Pueblo Soberano (Banque du peuple souverain), le Fondo de Desarrollo Microfinanciero (Fonds de développement microfinancier), le Banco de Desarrollo de la Mujer (Banque de développement de la femme), le Fondo de Desarrollo para el Fomento de la Agricultura y la Pesca (Fonds de développement pour la promotion de l’agriculture et de la pêche), l’Instituto Nacional para la Pequeña y Mediana Empresa (Institut national pour la petite et moyenne entreprise) et le Fondo de Crédito Industrial (Fonds pour le crédit industriel). La Superintendencia Nacional de Cooperativas (Superintendance nationale des coopératives), l’Instituto para el Desarrollo rural (Institut pour le développement rural) et l’Instituto Nacional de Capacitación Educativa Socialista (Institut national de formation éducative socialiste) sont les dernières entités créées.

Le MPPEC a aussi pour but d’élaborer de nouvelles politiques visant à construire le nouveau tissu socio-productif pour le développement endogène et à coordonner toutes les instances du gouvernement national, régional et local à cette fin, considérant le mouvement coopératif non seulement comme une forme organisatrice du travail productif mais aussi comme un projet de vie.

L’objectif général de la Misión Vuelvan Caras est de contribuer à la construction d’un nouveau modèle économique et social, à travers les Núcleos de Desarrollo Endógeno (Noyaux de développement endogène) et les unités économiques associatives de production endogène. Le but de ces dernières est de satisfaire les besoins humains de base, en intégrant la population exclue et en garantissant la souveraineté de la nation. La création des Redes Socioproductivas (Réseaux socio-productifs) a été stimulée. Ces réseaux sont des systèmes intégrés de coopératives et d’autres unités productives de l’économie populaire, dans lesquels participent des organisations sociales et politiques, qui coordonnent les efforts, apportent des ressources pour développer les potentialités, améliorent leur efficacité, qualité et durabilité, en contribuant au développement endogène du pays.

Les objectifs spécifiques de la Misión Vuelvan Caras sont :

– Satisfaire les nécessités prioritaires de la société locale, régionale et nationale, suivant les principes d’équité, de justice sociale et de solidarité ;

– Construire des relations sociales d’appui mutuel, d’équité et de solidarité entre coopératives et secteurs sociaux complémentaires de producteurs et de consommateurs ;

– Créer des conditions pour que les unités productives de l’économie populaire résistent à la concurrence capitaliste et conservent pour leur développement la valeur ajoutée dans les différentes phases de production ;

– Empêcher que les coopératives désarticulées soient l’objet d’exploitation de la part d’entreprises et de monopoles capitalistes, étant donné qu’elles contrôlent la production, les matières premières, les industries, la technologie, les moyens de transport et les canaux de commercialisation ;

– Renforcer la capacité d’administration et de gestion ce qui permet, entre autres, de satisfaire les normes comptables, légales et de fonctionnement en accord avec l’activité productive développées ;

– Impulser à travers le réseau de participation de chaque secteur producteur, des conseils d’alimentation et autres instances de participation populaire ;

– Contribuer à consolider le mouvement coopératif national et la formation et développement du Frente Vuelvan Caras ;

– Renforcer les relations de coopération et d’intégration entre les pays d’Amérique latine et des Caraïbes sur les bases d’équité et de solidarité en promouvant l’ALBA10 avec l’articulation des réseaux internationaux socio-productifs solidaires.

Il faut aussi noter la création des Centros de Intercambio Socioproductivo (Centres d’échange socio-productif – SIC). Ces institutions ont pour but de permettre l’échange et la distribution de biens et de services sur la base d’équivalence des valeurs échangées. Ce sont des espaces de rencontre entre les producteurs, les consommateurs et l’Etat pour permettre la planification participative de la production, de la consommation et des prix des biens et services produits par l’économie populaire. Le but est d’éliminer les pratiques monopolistiques et oligopolistiques, de contribuer à la construction de modèles de consommation responsable et durable, de construire des espaces d’échange de biens et de services selon les critères d’équité et de solidarité et de promouvoir l’efficacité du nouveau système économique pour élever constamment la qualité de vie de la population, en atteignant le niveau le plus élevé de conscience révolutionnaire du peuple.

Le point de départ de la promotion du développement endogène et des entreprises de production sociale est :

– Établir les potentialités productives par municipalité ;

– Identifier les espaces productifs ;

– Identifier les sujets protagonistes ;

– Établir la forme d’enchaînement productif ;

– Élaborer la formation socio-politique et organiser les coopératives ;

– Etablir les compétences techniques productives ;

– Compléter le projet socio-productif ;

– Attribuer le financement ;

– Établir le mode de distribution du surplus de production dans la société.

Dans cette dynamique, le gouvernement ne cesse de se confronter à une réalité capitaliste, individualiste. Le travail de transformation des sujets ou acteurs protagonistes ne peut pas être considéré de manière isolée.

Les hommes et les femmes qui participent à la Misión Vuelvan Caras (nommés les lanceros et lanceras11) se sont réunis en Congrés national les 2-3 septembre 2006 à la Morita, dans l’Etat d’Aragua. Ces personnes, qui sont devenues les acteurs du développement endogène bolivarien, ont défini l’économie sociale et solidaire comme un sous-système de production et de distribution qui, à travers le gouvernement révolutionnaire, favorise l’organisation du peuple travailleur avec la participation des Conseils communaux12 dans la production, distribution et consommation des biens et services.

Victor Zapata, président de la coopérative « La Mata del Congrio » du noyau de développement endogène Santa Rita, déclara qu’il n’y avait rien de plus important que « d’aimer le projet avant l’argent ». Il a ainsi compris les paroles de Chávez selon lesquelles la Misión Vuelvan Caras serait destinée à échouer si elle reproduisait le même schéma consommateur et capitaliste. A ses débuts, cette coopérative cultivait des bananes, oranges, ananas et du manioc sur les 2500 hectares de terres. Elle possède aujourd’hui 428 buffles et tente actuellement d’établir des échanges avec d’autres coopératives, comme avec une de Caracas, « El Paují ». Elle lui a offert des animaux pour que cette coopérative puisse produire du lait et le vendre à bas prix.

Un chiffre illustre l’augmentation sensible de la constitution de coopératives ou, pour le moins, la volonté de créer des coopératives. En 2002, environ 1000 étaient enregistrées et, en 2006, ce chiffre était de 104 070. Au total, entre 1966 et février 2007, Sunacoop13 recensait 191 113 coopératives dans tout le pays. Mais, malgré ces chiffres, Sunacoop révèle que 102 furent liquidées pour avoir présenté des irrégularités et pour n’avoir pas fourni les informations requises et que 124 598 coopératives étaient inactives, soit presque deux tiers du nombre total de coopératives.

Une expérience de coopérative qui marche

La coopérative Agropecuaria Brámon (COOPEBRAM), située dans la commune de Junín de l’Etat de Táchira dans les Andes vénézueliennes, regroupe des petits producteurs de café dans cette zone traditionnellement connue pour cette culture et pour la qualité des grains qui y sont produits. Son café est même exporté vers l’Europe. Les producteurs de café reprirent en main une centrale de production14 abandonnée qui disposait d’équipements et de machines permettant de produire de grandes quantités de café, sous l’impulsion du Plan Café promu par Chávez.

Cette coopérative est de petite taille, comptant environ 100 associés, mais elle a démontré une extraordinaire efficacité pour gérer les ressources au bénéfice des petits producteurs. Avec un crédit de 100 millions de bolivares anciens15, elle a réalisé un chiffre d’affaires de plus d’un milliard. Un tel degré d’efficacité n’a été atteint par aucun organisme public de crédit agricole, puisqu’ils sont limités à des prêts pour des fins spécifiques. Si l’on remettait directement les ressources de ces organismes aux mains des organisations de petits agriculteurs, comme cela fut démontré pour la COOPEBRAM, l’efficacité économique de l’appui gouvernemental augmenterait, puisque qui mieux que les acteurs eux-mêmes connaissent les besoins de la production et la meilleure manière d’administrer les ressources.

Vision critique

Lorsque le président Chávez arriva au pouvoir, le développement du mouvement coopératif était précaire, voire marginal. Le modèle centraliste et le modèle fédéraliste coexistaient, alors qu’ils étaient porteurs de visions contradictoires et dont la dynamique avait conduit à une même dépréciation. Il faut cependant noter l’exception de la Federación de Cooperativas de Caficultores de Venezuela (Fédération des coopératives des producteurs de cafés du Venezuela – FECCAVEN) qui, en quatre décennies, est devenue une organisation paysanne exemplaire. Mais la crise économique de la culture du café a réduit au minimum cette expression organisationnelle.

Ainsi, à son arrivée au pouvoir, Chávez se retrouvait dans une situation où l’économie sociale n’avait aucune entité pratique. Les coopératives, qui peuvent être la base d’une économie sociale, se trouvaient dégradées par le manque d’attachement aux principes coopératifs ou affaiblies par la crise économique.

Recherchant une alternative populaire qui permette d’introduire un processus de transition vers une économie sociale, le président a promulgué la Ley Especial de Asociaciones Cooperativas (Loi spéciale des associations coopératives), destinée à promouvoir le mouvement coopératif. Cet instrument améliore largement ce qui existait antérieurement, mais a aussi ses faiblesses, comme l’observe l’expert en coopératives, Leornardo Mora Arias16.

En effet, cette loi élimine la norme qui interdisait à deux coopératives de même activité (par exemple d’épargne et de crédit) de travailler dans une même circonscription géographique ou la même municipalité. Avec cette élimination, le principe de coopération s’est fragilisé, donnant lieu à une concurrence entre coopératives, alors que l’idéal est qu’elles se renforcent mutuellement pour pouvoir contrecarrer la présence d’entreprises capitalistes dans le secteur. Si cette loi doit être réformée, il faudra corriger cette faille.

La nouvelle loi souligne maintes fois (dans l’exposé des motifs) la nécessité de faciliter les démarches administratives pour créer une coopérative. Malheureusement, cette volonté, si favorable au développement du mouvement, est torpillée par l’administration publique elle-même, alourdissant les démarches administratives et compliquant le processus, que Chávez voulait au contraire stimuler. Cette tendance perverse est arrivée à des extrêmes tels qu’aujourd’hui, beaucoup de personnes sont découragées lorsqu’il s’agit de mettre sur pied des coopératives. Il faut en effet remplir de nombreux papiers et savoir gérer tellement de démarches que cela en est devenu excessif. Cette obstruction s’explique par le fait que l’administration publique a vu ses privilèges menacés par l’émergence d’un mouvement coopératif massif et soutenu par les politiques gouvernementales.

Ainsi si le peuple a largement adhéré à l’appel du président Chávez et si de nombreuses personnes ont voulu créer des coopératives, l’administration publique n’était pas préparée à répondre à une telle prolifération d’initiatives et fut rapidement débordée. Beaucoup des coopératives constituées se sont petit à petit orientées vers la réception des crédits de l’Etat et se sont détournées de l’optique de générer un processus d’organisation populaire, jetant les bases d’une économie sociale et solidaire. Ces coopératives sont devenues, selon une expression populaire, des « coopératives de porte-documents », qui existent seulement dans la serviette d’un directeur, qui se sont constituées dans le bureau d’un avocat – ce dernier ayant rédigé l’acte constitutif et les statuts – et non à l’occasion d’une assemblée générale de coopérants, pendant un exercice de délibération et de formation.

Face à ces détournements, des hauts-fonctionnaires du gouvernement ont exprimé publiquement des critiques sur les coopératives, en général sans mentionner les exceptions et sans analyser les causes profondes du problème. Ils ont ainsi fait le jeu de ceux qui voulaient empêcher l’émergence de structures organisées, capables d’apporter autonomie au peuple dans l’exécution de travaux publics et d’autres activités – secteurs investis par le secteur privé –, en collusion avec la bureaucratie. Ces fonctionnaires n’ont pas compris le fait que le mouvement coopératif promu par le président Chávez visait les classes les plus pauvres du pays, qui manquaient de formation administrative, comptable, juridique et organisationnelle. Cela explique les échecs, en plus de la tradition gestionnaire des agents des partis du passé, qui étaient préparés à séquestrer l’initiative populaire. A tout cela, il faut rajouter l’ignorance générale des bureaucrates, concernant le mode d’organisation coopératif, qui les empêche de distinguer une vraie coopérative d’une coopérative de porte-documents… sans parler du fait que ceux qui contractent les marchés publics ont toujours à la main un bon paquet de billets pour aider à leur brouiller la vue.

Perspectives

L’échec de la Réforme constitutionnelle proposée par le président Chávez lors d’un référendum national en décembre 2007 a empêché que l’on avance dans la création d’un cadre légal plus favorable à l’économie sociale et aux structures organisées du pouvoir populaire. Cependant, le président Chávez continue à mettre à l’ordre du jour l’instauration d’une économie sociale au Venezuela. La Constitution actuelle contient quelques outils qui permettent d’avancer vers ce but, bien que cela soit par des voies moins rapides. L’administration publique est obligée de travailler avec les Conseils communaux et les banques communales. Ces dernières sont les organes financiers des Conseils communaux et ont le statut juridique de coopératives. Le mouvement coopératif est, pour le gouvernement vénézuélien, l’instrument permettant de transférer des compétences et des ressources à des communautés organisées. Cette perspective implique la réalisation d’un effort héroïque de formation et d’appui des organisations qui seront la base d’une économie sociale communautaire. Une loi sera prochainement promulguée, par un décret présidentiel, validant le concept de propriété communale, qui était contenue dans l’ancien projet de Réforme constitutionnelle.

Ainsi, les communautés locales de tout le pays, organisées à travers les Conseils communaux et appuyées par les banques communales, avec la propriété sociale des actifs qui leur sont transférés, pourront compter sur des outils très puissants pour assurer la production et l’autosuffisance.

Conclusion

Les schémas hiérarchiques d’organisation de la société, qui sont ceux qui s’accommodent le mieux avec le système économique capitaliste, sont réticents à tout germe d’organisation populaire, toute tentative d’autogouvernement communautaire et tout processus d’autogestion. Le pouvoir économique et politique a besoin de subordonner toutes les énergies de la société, pour extraire la plus-value et maintenir le contrôle. La démocratie représentative du Venezuela, entre 1960 et 2000, a dépensé beaucoup d’énergie pour contrecarrer toute possibilité de développement autogestionnaire populaire. Les quelques expériences fructueuses comme la FECCAVEN ont réussi malgré ce système et ces pressions.

Il ne s’agit pas d’une résistance passive devant l’émergence d’organisations populaires, mais bien d’obstructions volontaires de la part des appareils politiques, de la bureaucratie publique et du pouvoir économique, ainsi que d’autres instances du pouvoir, comme les Eglises catholique et protestante. C’est dans ce contexte assez hostile que le président Chávez est arrivé au pouvoir et à mis en route une série de politiques de développement social. Les classes les plus humbles et les plus exploitées du Venezuela sont les seuls secteurs a avoir accueilli positivement ces changements. Pour cela, toutes les initiatives prises pour révolutionner cette situation font écho à la citation du poète populaire Aquiles Nazoa : « Je crois dans les pouvoirs créateurs du peuple ».

Cependant, le choc de l’initiative populaire avec le système de domination est devenu quasiment frontal. L’administration publique, historiquement subordonnée au pouvoir économique capitaliste, a rapidement compris que les avancées des organisations de la base affaibliraient ses privilèges. Comme elle disposait d’expériences et d’outils juridiques, ainsi que de procédures bureaucratiques à son service, elle mit tout en oeuvre pour empêcher tout progrès de l’économie sociale et du pouvoir populaire. Une tentative de coup d’état a eu lieu en 2002 lorsque le président Chávez a obtenu l’autorisation de l’Assemblée nationale de légiférer par décret et de promulguer des lois spéciales. Mais la fibre révolutionnaire qui s’était réveillée empêcha que ce coup d’Etat ne parvienne à remettre au pouvoir l’oligarchie classique qui avait régné jusque-là. La Révolution bolivarienne, malgré la propagande des médias nationaux et internationaux au service du capital, a toujours été respectueuse des lois et des droits et c’est, comme le répète le président Chávez, une révolution pacifique.

Un petit exemple permet de comprendre ce que défendent les bureaucrates et l’oligarchie. Lorsqu’un Conseil communal ou une coopérative exécute un marché public, les coûts sont réduits de moitié. D’ordinaire, l’autre moitié budgétée était destinée aux fonctionnaires et entrepreneurs corrompus. Aujourd’hui, les organisations populaires construisent leurs aqueducs, leurs routes, leurs édifices scolaires ou de santé, à moindre coût et pour une meilleure qualité, étant donné que cela va leur bénéficier directement. De plus, elles utilisent la main d’oeuvre locale. Si un excédent se dégage, l’organisation populaire a tout loisir de l’utiliser pour d’autres ouvrages au bénéfice de la communauté.

Le manque d’expérience et de formation continue d’être un obstacle qui doit être surmonté. La bureaucratie continue de freiner la coopération mais le chemin est clair : il faut renforcer le pouvoir populaire organisé. La réforme constitutionnelle soumise à référendum en décembre dernier visait la création d’un pouvoir populaire et le transfert des ressources aux communautés. Ce référendum échoua pour des raisons qui mériteraient un développement dans un article à part. Cependant, la volonté du président Chávez et du mouvement bolivarien pour promouvoir l’autogestion et l’autogouvernement du peuple a été clairement démontrée.

La Révolution bolivarienne a servi, dans une certaine mesure, de détonateur à d’autres processus révolutionnaires dans toute l’Amérique latine. La nécessité de changements profonds, qui était réprimée depuis tant d’années, est revenue à l’ordre du jour et se répand comme une traînée de poudre : l’esprit de Bolívar se diffuse de nouveau en Amérique latine.

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