Un Monty Python's contre l'Axe du Bien

Terry Jones, un des Monty Python's qui nous ont fait tant rire depuis les années 70, utilise les armes de destruction massive par le rire contre Bush, Blair et les médias dociles. "Ma guerre contre la "guerre au terrorisme" vient de sortir chez Flammarion. Traduction, préface et notes par Marie-Blanche et Damien-Guillaume Audollent. Extraits choisis…

Début de la Préface

Il est des mots qu'on ne prononce pas impunément. Même dans nos « démocraties », et surtout pas lors de la grand-messe d'un gouvernement triomphant. En ce jeudi 29 septembre 2005, à Brighton, la conférence annuelle du New Labour blairien, reconduit aux affaires quelques mois plus tôt pour un historique troisième mandat, bat son plein. À la tribune, Jack Straw, ministre des Affaires étrangères, disserte doctement sur la « libération » de l'Irak, devant un parterre de délégués venus des quatre coins du Royaume-Uni, lorsque fuse du public un discret mais cinglant « Nonsense ! »

Aussitôt empoigné par les pandores du service d'ordre, l'auteur de cet éclat, Walter Wolfgang, est expulsé sans ménagements, tandis que le ministériel orateur reprend le fil de son propos. Quand l'importun ¬ un octogénaire juif, qui a fui l'Allemagne hitlérienne en 1938 ¬ tente de réintégrer la salle de conférence, il se voit illico menacé d'inculpation sous le coup de la récente loi antiterroriste.

Tony Blair et sa clique auront beau, dès le lendemain, se répandre en plates excuses sur tous les plateaux de télévision, le mal est fait : les grands de ce monde n'apprécient guère qu'on se mêle de pointer l'inanité criminelle de leurs rodomontades. Cette anecdote, que les médias français n'ont quasiment pas relayée, prend valeur de symbole : celui de l'affolement qui, face à l'indignation populaire ou à la simple expression d'un désaccord, s'empare des autorités « démocratiques ».

C'est à ce genre de petits détails qu'on mesure ce qui a changé depuis que la Maison Blanche et Downing Street ont lancé, dans la foulée des attentats contre le World Trade Center et le Pentagone, leur « combat monumental du Bien contre le Mal ». Quelques déluges de fer et de feu plus tard, relayant une vérité embedded claironnée de Londres à Washington, les éditorialistes des deux côtés de l'Atlantique saluent, la main sur le coeur, le « vent de liberté » qui souffle sur le Proche et le Moyen-Orient. La « démocratie » est en marche ; la « guerre au terrorisme » porte ses fruits : circulez, il n'y a rien à voir !

Cependant, n'en déplaise à ses tailleurs (de costard), l'empereur est nu :

Oussama Ben Laden court toujours, et Saddam Hussein n'avait pas d'Armes de Destruction Massive ; qui plus est, de Guantánamo Bay à Abou Ghraib, en passant par Bagram et de nombreuses prisons secrètes « délocalisées », l'Amérique torture au nom d'une « liberté » qui, servant de faux nez à ses ambitions impérialistes, est de plus en plus bafouée à travers le monde.

« La première victime de la guerre,

c'est la grammaire »

Au soir du 11 Septembre, l'Occident frappé de stupeur erre à tâtons dans un monde en ruine. Incroyable, innommable, indicible : il n'y a pas de mots pour dire le désastre. C'est d'abord dans le pouvoir de sidération de cette horreur sans nom que s'enracine notre défaillance à contrecarrer les dérives qui ont suivi la chute des tours : avec elles, s'est effondrée notre aptitude à échafauder dans la langue des images d'une réalité mal dite qui, en nous la rendant intelligible, nous délivreraient du vertige insensé de cette malédiction. « Ground Zero, note Christian Salmon, c'est une zone de langage effondré. Au pied des tours en ruine, c'est le récit américain qui gît en pièces . »

« Ou vous êtes avec nous, ou vous êtes contre nous » : afin de recoller les morceaux de leur autorité symbolique, les dirigeants américains sautent sur l'occasion pour se replier tambour battant sur un discours manichéen, qui menace et tranche. À ma droite, la démocratie, blanche comme l'agneau ; à ma gauche, le terrorisme aux noirs desseins. Foi d'Aristote, c'est beau comme de l'antique !

Mais le spectacle du monde a toujours partie liée avec la grammaire qui l'articule : Eux et Nous, le Bien et le Mal, le Vrai et le Faux sont d'abord des choix de mise en scène. Sitôt distribuées les cartes de ce jeu de dupes, qui condamne les « cerveaux disponibles » au suivisme électoral et patriotique, le langage est pris de curieuses contorsions. Triomphe d'une nouvelle et fruste grammaire, dont les règles perverties orchestrent les récits pernicieux de la « guerre au terrorisme ».

Révolté par l'hypocrisie du pouvoir et l'inertie du plus grand nombre, Terry Jones ¬ écrivain, comédien et metteur en scène britannique ¬ a décidé de contre-attaquer, pour démasquer les contradictions que recèle cette « guerre » et la forfaiture qu'elle constitue. Passant au crible d'une implacable verve satirique les faits d'armes et les méfaits de langue de George W. Bush

et Tony Blair, l'e-Monty Python's revisite avec une féroce nonchalance les arcanes d'une croisade irrationnelle et mensongère. Dans ce « journal de guerre », constitué d'une quarantaine de textes ciselés au fil des mois , il nous invite à renouer les fils d'une réflexion trop souvent contaminée par le novlangue des « informations » :

« Mon dictionnaire, écrit-il lors du déclenchement de l'offensive contre l'Irak, définit une «guerre» comme un «conflit ouvert, armé, entre deux parties, nations ou États». Dès lors, larguer des bombes, protégé par l'altitude, sur une population déjà en difficulté, aux infrastructures ruinées par des années de sanctions et vivant sous la coupe d'un régime oppressif, ce n'est pas une «guerre». C'est du tir aux pigeons. » Quelque temps plus tard, il note : « la vraie «guerre» n'a commencé qu'après l'occupation de l'Irak et la mise en place d'un gouvernement de collabos [!]. Mais est-ce ainsi que les journaux, la télévision et la radio la désignent ? Non : ils parlent d'«insurrection» et de «terrorisme», parce que ce sont les mots qu'aiment employer MM. Bush et Blair. » Et les grands médias « reprennent tous en choeur l'air de pipeau que jouent ceux qui sont au pouvoir ».

Constatant que « la première victime de la guerre, c'est la grammaire », Terry Jones se met en devoir de traquer les symptômes de cette « guerre des mots » secrètement déclarée à l'opinion publique par les spin doctors de la Maison Blanche et de Downing Street, au détour de leur campagne contre le « terrorisme », ennemi aussi insaisissable que flou. « Le langage est censé rendre les idées claires, et compréhensibles pour tout un chacun, écrit-il.

Mais il est impossible de faire la guerre à un substantif abstrait :

comment saura-t-on qu'on a gagné ? Quand le terme en question aura été supprimé du dictionnaire, peut-être ? »

Extraits:

Morceaux choisis

Cachez ce suspect

que je ne saurais voir

6 janvier 2002

J'ai été transporté de joie à la vue d'une photo parue la semaine dernière dans le New York Times, où l'on voit des troupes américaines, à Shibarghan (Afghanistan), surveillant des prisonniers soupçonnés d'appartenir à Al-Qaida. L'article qui accompagne l'image raconte que les soldats de la 101e Division aéroportée ont reçu l'ordre de relayer les Marines dans le sud de l'Afghanistan, ouvrant la voie à une présence militaire à long terme dans le pays.

La photo a aussi été publiée dans le London Times, mais aucun des deux journaux n'a soufflé mot de ce qui m'a tellement enthousiasmé, en tant que président de la Société Humaine Pour la Pose de Sacs sur la Tête des Suspects (SHPPSTS). La photographie montrait clairement que les prisonniers suspectés d'appartenir à Al-Qaida avaient les bras liés dans le dos et la tête recouverte d'un sac fermé par un collier de métal.

À la SHPPSTS, nous agissons depuis des années auprès de l'armée, pour généraliser la pose d'un sac sur la tête de quiconque est soupçonné de quoi que ce soit.

D'abord, la pose de sacs sur la tête des suspects épargne, à ceux d'entre nous qui ne sont pas directement impliqués, de désagréables sentiments de sympathie envers les prisonniers. Il n'y a rien de plus déplaisant, pour un brave citoyen sans histoires, que de voir la mine défaite de pitoyables paysans, alignés pour être embarqués par nos boys à l'arrière d'un fourgon à bestiaux. Les prisonniers semblent souvent effrayés, accablés et affamés ¬comment avaler un petit déjeuner complet sans s'étrangler devant de telles photos ?

Or, une fois qu'ils ont la tête solidement enfermée dans un sac, il devient impossible de ressentir grand-chose envers eux. Cessant d'être des êtres humains, ils ne sollicitent plus de manière excessive nos émotions.

De plus, la pose de sacs sur la tête des suspects a un autre effet hautement séduisant : cela leur donne instantanément à tous un air coupable. On ne peut voir un homme avec un sac sur la tête sans se dire qu'il doit l'avoir mérité, et que de toute façon ce qui lui arrive lui pendait au nez.

Il en va probablement de même pour la personne qui a le sac sur la tête. Je ne me suis certes jamais trouvé dans une telle situation, mais j'imagine qu'on doit se sentir très désorienté. Un prisonnier qui a la tête couverte d'un sac n'a plus ni apparence ni sentiment d'être humain ; et la privation de vue, d'odorat et d'équilibre le pousse à redouter le pire.

Et cela nous conduit, bien sûr, à l'argument économique en faveur de la mise en sac des têtes. Prenez un suspect, ligotez-le, mettez-lui un sac sur la tête, et emmenez-le faire un tour dans un fourgon à bestiaux : il sera prêt à avouer tout ce qu'on voudra. Ce qui permet d'économiser beaucoup de temps, d'efforts et ¬ plus important encore ¬ d'argent, quand on cherche à repérer

des terroristes au milieu d'un groupe de quidams raflés par l'armée à cause de leurs barbes déplaisantes et de leurs sales coupes de cheveux.

C'est l'une des raisons pour lesquelles le gouvernement britannique était un fervent partisan de la pose de sacs sur la tête des suspects de l'IRA, au début des années 1970. C'était très efficace d'un point de vue économique.

Bien sûr, ces rabat-joie de la Cour européenne des droits de l'homme ont mis leur nez là-dedans et déclaré cette technique hors la loi, en 1978, soutenant qu'elle « équivalait à un traitement inhumain et dégradant ». En d'autres termes, ils disaient que c'était une forme de torture.

Par chance, les États-Unis ne sont liés par aucune des décisions lénifiantes de la Cour européenne des droits de l'homme.

En fait, ils peuvent même ignorer la Convention des Nations unies contre la torture, étant l'un des rares pays à avoir eu le bon sens de ne pas signer cet accord en 1985. L'Argentine, la Belgique, la Bolivie, le Costa Rica, le Danemark, l'Espagne, la Finlande, la France, la Grèce, l'Italie, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, la République dominicaine, le Sénégal, la Suède, la Suisse et l'Uruguay ont fait l'erreur de le signer, rejoints ensuite par l'Autriche, le Luxembourg, le Panama, le Venezuela, et même le Royaume-Uni et l'Afghanistan ; mais pas les États-Unis.

Bien leur en a pris. Aujourd'hui, force est de constater à quel point cette stratégie se révèle payante. L'armée américaine peut, en toute tranquillité, mettre des sacs sur la tête de qui bon lui semble.

Mais ce qui nous a vraiment emballés, à la SHPPSTS, ça a été que les rédacteurs en chef du New York Times et du London Times puissent publier une photo de suspects afghans avec des sacs sur la tête, sans l'accompagner du moindre commentaire. Ils présument manifestement que, dans la situation mondiale actuelle, nous sommes tous parfaitement à l'aise avec l'idée de mettre des sacs sur la tête de toute personne dont nous soupçonnons qu'elle nous déplaira.

Espérons que cela signifie que les Britanniques et les Américains sont enfin mûrs pour admettre que les seuls visages qui importent sont ceux des Britanniques et des Américains. Ce sont les seules « personnes » qui comptent désormais, et ¬ pour être tout à fait honnête ¬ le reste du monde peut tout aussi bien se trimbaler avec des sacs sur la tête. Ce qui est une excellente nouvelle pour nous, à la SHPPSTS.

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“Extrait publié avec l'aimable autorisation des éditions Flammarion.

(c) Flammarion, Paris, 2006, pour la traduction française.”

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