Trois mots sur Thatcher

Ce qu’était le Thatchérisme me fut révélé un matin de rentrée des classes dans un petit village résidentiel du Yorkshire au début des années 1980. Une manière d’épiphanie.

 
J’accompagnais des amis anglais, conservateurs bon teint, qui inscrivaient leurs enfants dans l’école publique du village. Je fus décontenancé de voir des parents sortir de leur portefeuille des billets de cinq livres et les donner à tel ou tel membre du personnel de l’école. De quelles mystérieuses transactions s’agissait-il ?

Des coupes sombres – et même claires – ayant sérieusement affecté l’enseignement (je ne parle même pas de la suppression de la pinte de lait quotidienne par Thatcher quand elle avait été ministre de l’Éducation et des Sciences au début des années soixante-dix), les écoles durent trouver de nouvelles ressources. D’où, dans cette école comme dans d’autres, la création de clubs de toutes sortes (photo, football, philatélie, aéromodélisme etc.) que les enfants ne pouvaient fréquenter que contre espèces sonnantes et trébuchantes. Comme je me trouvais dans un environnement bourgeois et de droite, je n’entendis aucune récrimination parentale.

Le mythe fondateur de Maggie, c’est sûrement le père qui, épicier et brièvement maire de sa ville, fut le premier membre de la famille à sortir de la condition ouvrière. Sans oublier non plus l’humiliation qu’elle put connaître alors que, étudiante, elle fréquenta un jeune de la haute société. La famille du joli cœur refusa de la recevoir.

Intellectuellement, Thatcher fut un mélange d’idéologie dure et de pragmatisme débridé. Le credo de toute son existence est connu : « la société, ça n’existe pas » (There is no such thing as society), sauf, bien entendu, lorsqu’elle reçut diverses bourses durant toute sa scolarité et qu’elle bénéficia, à partir de 1945, de la gratuité totale des soins. Dans le domaine religieux, elle abandonna le méthodisme rigoriste et très petite-bourgeoisie de ses parents pour l’anglicanisme plus établi et plus chic de son riche mari divorcé. Comme parlementaire chevronnée, Thatcher fut une artiste en matière de négociations et de compromis.

Lorsqu’elle parvient au 10 Downing Street, elle rompt avec le consensus d’après-guerre, connu pour les Britanniques sous le nom de “ Butskellism ” , mot-valise forgé à partir de Butler (conservateur progressiste) et Gaitskell (travailliste modéré). L’héritage d’un État providence accepté par la droite, Thatcher va le refuser. En détruisant ce qui coûte et en privatisant ce qui rapporte. À Leeds, pour ne donner que cet exemple, j’ai assisté à une révolution dans les transports publics. Du jour au lendemain, la régie municipale dut laisser la place à des compagnies privées. On vit alors trente sociétés se battre pour le centre de la ville tandis que les quartiers périphériques étaient délaissés. La jungle libérale dans toute sa splendeur.

Par diverses lois et par le naufrage des industries traditionnelles, Thatcher affaiblit un syndicalisme jusqu’alors puissant, et elle insulta la dignité et l’intelligence de la classe ouvrière en criminalisant sa résistance. Comme son modèle Churchill dans l’entre-deux-guerres. Elle développa un discours idéaliste sur la réussite par l’effort, la prééminence de la famille (la sienne n’eut rien d’exemplaire) et de la propriété privée. Elle s’aligna sur les États-Unis reaganiens, fut hostile à l’Europe tout en sachant très subtilement exploiter les contradictions entre la France et l’Allemagne. Elle glorifia les valeurs de décence (sauf pour faire mourir Bobby Sands à petit feu) et de parcimonie, alors qu’autour d’elle ce ne fut qu’enrichissement fulgurant et corruption. Durant son règne de onze ans, la société britannique devint de plus en plus clivée et violente. Dans ce pays où l’on ne prenait pas forcément garde de fermer la porte à clé quand on partait de chez soi, toutes les habitations furent munies d’alarmes. Uni, le royaume devint désuni, avec des régions partant à la dérive et des millions de chômeurs et de précaires qui ne pouvaient plus se payer un morceau de viande. Les familles se décomposèrent. Je n’en mettrais pas ma main au feu, mais je pense qu’il n’est pas totalement fortuit que les deux grands drames footballistiques des années 1980 (Le Heysel et Sheffield, 140 morts en tout) impliquèrent des équipes anglaises. Le symptôme de maux très profonds.

Pour masquer les dégâts, en particulier ceux concernant les chômeurs, les services de Thatcher inventèrent quatorze (14 !) manières successives de les compter. Preuve que la fille d’épicier pouvait faire dire aux chiffres ce qu’elle voulait. Le nombre des Britanniques propriétaires de leurs maisons augmenta substantiellement, tandis que celui des actionnaires tripla. Tout comme le nombre des familles vivant en dessous du seuil de pauvreté. Les plus pauvres virent leurs revenus baisser de 10% en dix ans ; ceux des plus riches augmentèrent de 60% dans le même temps.

Thatcher citait son père à tout bout de champ, se servant de son enseignement dans ses discours sur la moralité, mais elle ne lui rendait jamais visite. Elle n’a jamais rien dit de sa mère, décédée en 1960, sauf pour mentionner qu’elle lui avait appris à repasser les chemises de son futur mari…

Lorsque son Alzheimer fut rendu public, je fis la proposition suivante dans les colonnes de je ne sais plus quel site de gauche : on prend la Maggie, on la plante toute seule à Piccadilly Circus et là, au nom du libéralisme, de la philosophie de Hayek, de sa propre philosophie, on la laisse se débrouiller.

Je reçus une bordée d’insultes.

Source http://bernard-gensane.over-blog.com/

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