Soudan et Tchad : les stratégies de Washington et Paris

La zone sahélienne au Sud-Est du Sahara traverse depuis un quart de siècle des convulsions dramatiques sur fond de désertification, de rivalités pétrolières, et d’engagement néo-colonial de la France, du Royaume-Uni et des Etats-Unis.

L’épicentre de la crise, qui se diffuse de plus en plus dans les pays voisins, est le Soudan anglophone.

Samedi 1 décembre 2007

Soudan-Tchad-République centrafricaine

Mensuel Bastille-République-Nation, décembre 2007

http://atlasalternatif.over-blog.com/article-14276050.html

Un des plus grands pays d’Afrique mais aussi un des plus fragiles, où coexistent des populations très diverses (572 langues y sont parlées), avec un clivage important entre les populations musulmanes arabophones du nord et les populations noires chrétiennes ou animistes du sud. Ravagé depuis 1983 par la guerre civile qui opposait les rebelles sudistes l’Armée populaire de libération du Soudan aux forces régulières (un conflit à peine apaisé par un accord de paix précaire officiellement conclu le 9 janvier 2005 après qu’1,5 million de personnes aient perdu la vie), il doit faire face depuis février 2003 au développement d’une nouvelle guérilla dans sa partie occidentale, le Darfour.

Dans la guerre du Sud l’enjeu de la distribution de la manne pétrolière n’était pas négligeable. Le contrôle de l’or noir, découvert dans les provinces méridionales en 1980, était à l’arrière plan de la revendication autonomiste. Il n’est pas absent non plus du Darfour dont une partie couvre une concession pétrolière chinoise. L’eau est aussi au centre des conflits : les éleveurs arabes de chameaux, de plus en plus privés de pâturages, poussent de plus en plus vers le Sud, où ils entrent en compétition pour les terres avec les fermiers et les éleveurs sédentaires locaux, dans une province dont la population a doublé en vingt ans.

L’Etat fédéral soudanais, appauvri par la guerre et par les régimes draconiens imposés par le FMI (avec une dette de 29 milliards de dollars, le Soudan est douze fois plus endetté en proportion de son PNB que le Nigeria, quatre fois plus que le Tchad et que l’Ethiopie), tente difficilement de préserver une politique de souveraineté et de non-alignement sous l’impulsion d’un gouvernement à dominante islamiste depuis 1989. Il est aujourd’hui une proie facile pour des politiques impériales « décomplexées »

Les Etats-Unis qui, à partir de 1993, ont classé Khartoum dans la liste des « Etats voyous » (rogue states), ne se sont pas privés d’armer la guérilla sudiste, d’infliger au gouvernement fédéral des sanctions économiques à partir de 1997, et même un bombardement en 1998 contre l’unique usine pharmaceutique du pays, privant de médicaments une bonne partie de la population déjà soumise à l’embargo. La construction d’un oléoduc en 1999 par les Malaisiens, les Canadiens et les Chinois (qui importent 60 % du pétrole soudanais chaque année), et les royalties qu’elle génère, ont redonné une bouffée d’oxygène au pays. Mais Washington, qui avait été contraint de prêter main forte au processus de paix dans le Sud pour empêcher que TotalFinaElf soit le seul à tenir tête aux Chinois pour décrocher de nouveaux contrats pétroliers dans cette zone, a trouvé un moyen de peser à nouveau sur l’avenir du Soudan en s’ingérant lourdement sur le conflit du Darfour. Les lobbies évangélistes et sionistes, qui étaient actifs sur le front du Sud, ne cessent depuis quelques années d’accuser Khartoum d’organiser un « génocide » au Darfour, une position à laquelle s’est ralliée la quasi-unanimité du Congrès états-unien en juillet 2004, mais que ne partage pas le reste du monde.

En alliance avec les Britanniques, l’administration Bush a mené un lobbying insistant au sein des instances internationales pour l’intervention militaire au Darfour. Dès le 3 février 2005, le secrétaire général de l’OTAN a déclaré que son organisation était « prête à jouer un rôle » dans cette province. Le 1er septembre 2006, les anglo-américains ont obtenu du Conseil de Sécurité l’envoi de 20 000 casques bleus de l’ONU en remplacement des 7 000 soldats de la force d’interposition de l’Union africaine au Darfour.

Depuis lors les pressions sur le gouvernement de Khartoum se poursuivent, des ingérences favorisées par la nomination au sein de l’administration onusienne d’amis de George W. Bush comme Francis Deng, un Soudanais du Sud, directeur du Sudan Peace Support Project à l'Institut américain pour la paix, au poste de conseiller spécial pour la prévention des génocides auprès du secrétaire général de l’ONU. Mais la partie n’est pas gagnée d’avance face aux pays du Tiers-Monde (notamment africains), à la Russie et à la Chine de plus en plus résolus à contrer, là comme ailleurs, l’hégémonisme occidental.

Le conflit du Darfour est d’autant plus difficile à gérer qu’il met en présence des groupes rivaux eux-mêmes subdivisés en factions : le Mouvement de libération du Soudan (MLS), présidé par l’avocat basé en France Abdel Wahid Mohamed el Nour, défenseur des tribus Four, un dur qui prône la mise en place d'un programme "pétrole contre nourriture" et l'interdiction de survol du Darfour sur le modèle irakien en vue du renversement final du gouvernement soudanais ; le Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE), présidé par le docteur Khalil Ibrahim, un islamiste dissident qui plaide pour les intérêts du Soudan central ; le Front uni pour la libération et le développement (UFLD) ; ainsi que des chefs de guerre non affiliés à des mouvements comme Djar el Neby et Souleiman Maradjane, Cela complique les négociations menées à l’échelle régionale (la dernière en date en octobre dernier sous le patronage du colonel Kadhafi à Tripoli fut boycottée par le MLS et par sept factions du MJE).

Les effets « collatéraux » sur les voisins du Soudan – le Tchad, et la République centrafricaine – sont sensibles : sur les 2 millions de personnes déplacées depuis 2003 pour échapper aux tueries, 200 000 se sont réfugiées au Tchad ; et les frontières poreuses permettent des incursions armées de part et d’autre. Le gouvernement tchadien du président Idriss Déby (qui appartient lui-même à l’ethnie zaghawa également présente au Darfour), s’étant rallié aux rebelles du Darfour après avoir soutenu le gouvernement soudanais, doit maintenant affronter une Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD), groupe armé du général Mahamat Nour directement appuyé par Khartoum. En République centrafricaine où se sont réfugiés 36 000 civils du Darfour, le régime de François Bozizé doit affronter une Union des forces démocratiques pour le rassemblement dont toutefois les liens avec la crise du Darfour sont loin d’être établis.

Jusqu’à très récemment, la France de Jacques Chirac a défendu deux axes d’action dans cette région du monde. Au Darfour elle a tenté de contribuer à la pacification en faisant entendre des nuances par rapport à ses alliés anglo-américains, refusant de parler de « génocide », et s’opposant à la création d’un tribunal ad-hoc (sur le modèle rwandais et yougoslave) pour juger les crimes de guerre. Dans les pays voisins, elle a poursuivi sa politique traditionnelle de soutien aux gouvernements vassaux du Tchad et de République centrafricaine (auxquels elle est liée par des accords de défense), jusqu’à même s’impliquer lourdement dans des combats d’un autre siècle (à l’abri des projecteurs médiatiques et en dehors de tout débat public). Ainsi en avril 2006, fournissait-elle un soutien logistique à l’armée tchadienne aux portes de N’Djamena. En novembre 2006, puis à nouveau en mars dernier, l’armée française prenait directement part à la bataille de Birao contre l'Union des forces démocratiques pour le rassemblement en République centrafricaine.

Le tandem Sarkozy-Kouchner a sensiblement modifié cette orientation chiraquienne. Sur le dossier du Darfour, Paris s’est aligné sur l’axe anglo-américain. Certes le docteur Kouchner n’a pu pour l’heure faire triompher son projet de « couloir humanitaire » pour acheminer l’aide aux civils, paravent chimérique d’une invasion militaire véritable (puisqu’il faudrait une infanterie nombreuse pour les sécuriser), mais la France a fait voter le 31 juillet dernier au Conseil de Sécurité de l’ONU en association avec l’Australie une résolution autorisant le déploiement de 26 000 soldats et policiers au Darfour dans le cadre de la Mission des Nations unies et de l'Union africaine au Darfour (Unamid) et l’usage de la force pour protéger les civils baptisée. En échange la France espérait obtenir une implication de ses partenaires européens dans l’ensemble de la zone. Ce vœu est déjà partiellement exaucé, puisque Paris, au cours de la session spéciale du Conseil de sécurité de l'ONU le 25 septembre dernier, a pu faire adopter à l’unanimité par le Conseil de Sécurité des Nations Unies l'envoi, au Tchad et en République centrafricaine, d'une force pouvant comporter jusqu'à 4 000 soldats. L'opération comporte deux volets : l'un, policier, relevant de l'ONU (300 policiers onusiens appuieront environ 850 policiers tchadiens devant être déployés dans les camps de réfugiés fuyant le Darfour voisin) ; l'autre militaire, sous l'égide de l'Union européenne (UE), dont le contingent aura pour mission de "sécuriser "des zones parcourues de milices armées, dans l'est du Tchad et le nord-est de la République centrafrique. Un général irlandais en prendra bientôt le commandement.

L’idée s’inspire des précédents congolais (BRN du 23 mai 2006), mais aussi, dans un sens, macédonien et afghan, où le contribuable européen fut lourdement sollicité pour éteindre des braises de conflits en partie suscités par Washington, et suppléer l’US Army pour la défense des intérêts économiques occidentaux dans ces régions. Il n’est pas exclu qu’elle fasse bientôt école dans d’autres parties de l’Afrique. Ainsi, le jour même du vote sur l’envoi d’une force européenne au Tchad, le ministre des affaires étrangères britannique Kim Howells a-t-il attiré l’attention des Nations-Unies, sur le problème des réfugiés du Zimbabwe – un pays dans le collimateur de Londres du fait de sa politique de redistribution des terres. L’expérience toutefois demeure pour le moment d’une portée limitée, du fait des réticences émises par le Tchad (de plus en plus méfiant à l’égard de la France, pas seulement à cause de l’affaire de l’Arche de Zoé), par certaines ONG, mais aussi par les partenaires européens de la France peu désireux d’engager leurs armées dans la protection de régimes issus du dispositif de la Françafrique.

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