Retraites: était-il possible de faire pire?

De nombreux commentateurs (par exemple sur BFM radio mercredi soir) soulignent l’habileté manœuvrière du gouvernement, en particulier du ministre Woerth, dans la présentation et l’équilibrage du projet de loi. N’étant pas spécialiste de la communication politique, on se gardera de porter un jugement sur cette affirmation. Peut-être le gouvernement a-t-il bien communiqué ; mais a-t-il fait autre chose ? En effet, un examen superficiel de ce projet révèle de graves défauts de construction et des choix politiques discutables. S’il était mis en œuvre, ce projet réduirait les pensions et accroîtrait les inégalités, sans rétablir pour autant l’équilibre financier des régimes de retraite.


L’équilibre en 2018… mais ni avant ni après


Commençons l’analyse par l’examen de l’objectif de la réforme : rétablir l’équilibre financier des régimes. “Je garantirai la pérennité du régime de retraite”, affirmait le président Sarkozy le 11 juin sur TF1. C’est raté et c’est grave, car il s’agit de notre sécurité financière et de notre modèle social. Mais, bien entendu, cet échec n’apparaîtra pas avant 2012. Les projections dévoilées par le gouvernement soulignent que les projections du COR étaient fondées sur des hypothèses étranges : dans le but manifeste de faire apparaître un déficit plus élevé que la réalité observée, le COR avait supposé que la contribution de l’Etat au paiement des retraites de ses fonctionnaires restait gelée à son niveau de 2000. Or, elle est 15,6 milliards plus élevée. Le déficit à combler est donc moins élevé qu’affirmé.


Au cours des années à venir, le gouvernement prévoit des déficits qui seront financés par le fonds de réserve des retraites (FRR) mis en place par le gouvernement Jospin il y a une dizaine d’années. Le FRR, au lieu de servir à amortir le choc démographique des années 2020-2030, sera donc utilisé pour éponger les déficits conjoncturels liés à la crise de 2008 et sera vide en 2020. Avec ce genre de mesure, les retraites sont tout de suite plus « pérennes » !


En 2018, l’équilibre est supposé restauré, le déficit prévu de 30 milliards d’euros étant couvert par les mesures d’âge (apportant 20 milliards), les recettes nouvelles (5 milliards) et la dégradation de la retraite des fonctionnaires (5 milliards). Cette estimation est-elle crédible ? Le « gain » de 20 milliards correspond aux projections du COR ; ce qui laisse de côté trois questions :

– relever de deux ans le seuil de départ se traduit-il par un relèvement de l’âge de départ effectif ? Les deux tiers des partants n’étant pas en emploi au moment où ils liquident leur retraite, le passage à 62 ans va permettre une économie par la réduction de leurs droits, mais ils ne cotiseront pas plus longtemps. Quant à ceux qui sont en emploi, décaleront-ils leur départ ? Rien n’est moins sûr, à la fois parce que les employeurs continuent de pousser les seniors vers la porte et parce que l’état de santé de nombreux salariés n’est pas bon à cet âge.

– Que se passe-t-il après 2020 ? Après tout, la dégradation de l’équilibre financier des régimes est surtout prévue entre 2020 et 2030, avec une stabilisation progressive par la suite. Or, les mesures proposées ne répondent pas aux déficits prévus pendant cette période.

– Quel est le coût pour la société de ce report ? Les chômeurs, les invalides, les pré-retraités ou les malades toucheront leurs allocations deux ans de plus. N’oublions pas que le passage à 60 ans a été soutenu par l’administration, en 1982, car c’était la seule solution pour empêcher le coût des préretraites d’exploser. En outre, les employeurs recruteront moins de jeunes, ce qui aura des effets néfastes sur le chômage.


En résumé, le gouvernement propose une réforme qui consiste à financer les déficits jusqu’en 2018 par le recours au FRR, assure l’équilibre autour de 2020 et laisse l’avenir aux suivants. C’est donc effectivement une réforme « emblématique » du sarkozysme.


Les retraités paieront


Le seul tabou, avait dit le ministre Woerth, est le niveau des pensions. C’est pourtant ainsi que l’ajustement va se faire. Reculer l’âge de départ minimal à 62 ans cache un seuil tout aussi important : pour partir sans décote malgré une carrière incomplète, il faudra partir à 67 ans et non plus 65. Par exemple : Marc a commencé à travailler à 23 ans, mais a passé 3 ans à l’étranger comme expatrié. Il souhaite prendre sa retraite à 64 ans et son salaire moyen est de 2 500 euros. Avec les règles actuelles, sa décote est de 65 – 64 = 1 an, soit un taux de remplacement amputé de 5 points (il touchera 1612 euros). Avec la nouvelle loi, elle serait de 67 – 64 = 3 ans et il toucherait 1362 euros.


Les fonctionnaires seront particulièrement pénalisés, puisque le minimum garanti est aligné sur le minimum contributif, ce qui veut dire en clair que les fonctionnaires (femmes en particulier) ayant une carrière incomplète et un petit salaire verront leur pension baisser. D’autre part, les possibilités de départ avantageuses pour les mères de trois enfants au moins sont supprimées à compter de 2012.
Toutefois, la baisse des pensions sera moindre que ce qu’aurait donné un allongement de la durée d’assurance. Le gouvernement prend ainsi acte de ce que les réformes Fillon et Balladur vont entraîner une baisse des pensions de 10% à 12% d’ici 2020 et qu’il ne faut pas charger la barque. Il prend également acte de l’inefficacité de ces mesures pour décaler les départs : l’INSEE attend de la loi Fillon de 2003 un décalage de 8 mois seulement des départs en retraite d’ici 2030. Cette inefficacité est due à l’absence de politique d’ensemble favorisant l’emploi des seniors


Une réforme injuste


Le gain financier que permet le passage à 62 ans est moins dû, nous l’avons vu, à la prolongation d’activité qu’à la diminution des pensions liée à la décote. Il faut y ajouter que les employés et ouvriers, qui commencent à travailler tôt après des études courtes (surtout parmi les actuels quinquagénaires) ont plus que la durée d’assurance nécessaire. Jusqu’ici, s’ils partaient à 62 ans avec 42 ans d’assurance, par exemple, ils touchaient une surcote ; elle disparaît dans ce cas. Ils pouvaient partir à 60 ans avec 40 annuités ; ils ne le peuvent plus et doivent rester deux ans de plus, en cotisant gratuitement. En clair, le passage à 62 ans fait que les ouvriers financent la retraite des cadres.


On peut ajouter à cette argumentation le point suivant : l’espérance de vie  sans incapacité à 35 ans (définie, au niveau III, comme l’absence de problèmes sensoriels et physiques) est de 24 ans  pour les hommes ouvriers. Autrement dit, en moyenne, un homme ouvrier souffre d’incapacité à partir de 59 ans. 60 ans est donc l’âge pertinent si on veut éviter aux salariés une fin de carrière très douloureuse et aux employeurs d’avoir à gérer des salariés diminués qui ne peuvent plus accomplir efficacement leur travail.


Il faut souligner que l’espérance de vie sans incapacité à 35 ans des hommes cadres est de 34 ans, 10 ans de plus qu’un ouvrier. L’écart d’espérance de vie sans incapacité est donc beaucoup plus important que l’écart des espérances de vie brutes. Relever l’âge minimal de départ pour tout le monde est donc particulièrement injuste.


Certes, les situations de handicap ou d’inaptitude seront prises en compte au cas par cas, nous dit-on, sans qu’on sache comment. Mais ça n’a rien à voir avec une prise en compte sérieuse de la pénibilité, telle que le rapport Struillou (approuvé à l’unanimité au sein du COR lors de sa présentation) la proposait (pour plus de détails, voir le post de Camille Peugny). Qu’on songe par exemple au cas d’un ouvrier travaillant en milieu cancérigène, qui ne présente pas de pathologie grave à 60 ans et doit donc continuer à travail et qui est emporté en un an par un cancer généralisé à l’âge de 63 ans, après avoir bénéficié de sa retraite un an. Qu’on songe à la caissière de supérette qui ne sait pas que ses problèmes d’épaule et de poignet sont des maladies professionnelles (mal) reconnues et qui travaille à temps partiel jusqu’à 62 ans faute de pouvoir continuer à temps plein, alors qu’elle aurait le droit de partir à 60 ans si elle voyait un médecin.


Les fonctionnaires sont également particulièrement visés par le projet de loi. Ainsi, les mères de famille bénéficient de deux ans de majoration de durée d’assurance par enfant dans le secteur privé. Alors que toutes les mesures défavorables aux fonctionnaires sont justifiées par l’équité et le rapprochement des régimes, pourquoi le projet gouvernemental ne prévoit-il pas d’étendre cette mesure aux femmes fonctionnaires ? Quant à la baisse de salaire de 2,7% qu’ils vont subir du fait du relèvement du taux de cotisation, il ne compense pas des pensions plus élevées : selon le COR, le taux de remplacement (pension / ancien salaire) est de 64% pour un cadre du privé, 69% pour un fonctionnaire et 84% pour un non cadre du privé.


Ce projet est né d’une confusion entre les problèmes de long terme de nos régimes de retraite, liés à la démographie, et les problèmes de court terme liés à la crise et à la montée de la dette publique. Comme le dit la ministre de l’économie, il est d’abord fait pour rassurer les marchés financiers. Pour faire bonne mesure, à quelques encablures de la campagne présidentielle, une (modeste) contribution des entreprises et des hauts revenus est annoncée à grands sons de trompe. Comme il implique des politiques de long terme, l’emploi des seniors est une fois de plus évacué (pour être juste, deux mesures très limitées mais positives sont prévues). Bref, ce projet de loi est un bricolage qui ne résout rien et accroît les inégalités face à la retraite.


Source: Alternatives économiques

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