Racisme et violation des Droits de l’Homme à Sucre, en Bolivie

Selon l’usage en Bolivie, samedi 24 mai, la ville de Sucre s’apprêtait à commémorer le premier soulèvement contre l’Espagne coloniale – festivité civique à laquelle participe l’ensemble de la population. Ce qui aurait dû être une fête réunissant les citoyens afin de célébrer les luttes pour l’Indépendance s’est transformé en une journée de furie raciste. La violence qui s’est déchaînée à Sucre contre les paysans indiens n’a nullement ravivé la mémoire des batailles héroïques : ce sont plutôt les heures les plus sombres de l’époque coloniale qui ont paru d’actualité.

Les faits

Pour la célébration du « Cri libérateur », le Président de la République de Bolivie, Evo Morales, devait venir à Sucre remettre aux délégations paysannes, réunies dans le stade Patria, des fonds destinés à financer des projets de développement ainsi que l’achat d’ambulances. La nuit précédente, des groupes organisés, notamment étudiants, armés de pétards et de dynamite, occupèrent le quartier du stade, décidés à empêcher l’événement. A l’origine de cette initiative se trouve le soi-disant « Comité Interinstitutionnel » qui prétend tracer l’avenir politique de la cité – sans jouir de la moindre représentativité populaire ni de la moindre autorité départementale. Ce Comité est animé par le Recteur de l’Université San Francisco Javier de Chuquisaca, par diverses personnalités universitaires ou de la mairie, par un groupement dénommé « Comité Civico », et par la fédération patronale du département. Tout cela en étroite collaboration avec les leaders de l’opposition du Département de Santa Cruz.

En raison du climat de violence instauré depuis la veille, le rendez-vous prévu avec Evo Morales est annulé.

Quand se présentent les paysans venus des campagnes alentour, accompagnés de leurs représentants traditionnels – tel le maire de Mojocoya –, ces membres des communautés indiennes, hommes, femmes et enfants, sont attendus aux entrées de la ville et s’y trouvent bloqués. On leur jette des pierres, on les frappe, et même les femmes et les enfants qui gisent à terre sont roués de coups de pied. Autour de Sucre, et dans divers quartiers, des événements d’une extrême violence se produisent : des indigènes sont insultés, poursuivis, volés et contraints de se réfugier dans des maisons qui sont ensuite saccagées.

Cinquante cinq paysans sont pris en otage et obligés à se mettre torse nu et à marcher mains attachées. Parvenus sur la place principale de Sucre, on les humilie sans que le public proteste, on leur ordonne de faire le tour de la place. Devant le siège des autorités (la Casa de la Libertad), on les force à se mettre à genoux, à embrasser le sol tandis que sont brûlés leurs drapeaux, leurs insignes et leurs vêtements traditionnels. Des groupes de jeunes isolés prennent en otages d’autres paysans, les enferment, les maltraitent, les frappent en leur imposant d’absorber des excréments de poulets.

On dénombre plus de cinquante blessés ; la presque totalité sont des paysans indigènes dont plusieurs sont dans un état grave. Des médecins de l’hôpital Santa Barbara et de l’hôpital universitaire ont refusé de prodiguer des soins à certains d’entre eux.

Ces événements inacceptables, reconstitués à partir de nombreux témoignages de paysans, de témoins oculaires et d’articles de la presse locale (El Correo del Sur du 25 mai 2008), pourraient être interprétés comme la conséquence du climat d’affrontement politique que connaît actuellement la Bolivie. En fait, ils trouvent leurs origines dans le resurgissement d’un profond racisme anti-indigène comme le montrent des appels « à tuer les Indiens », « à empêcher qu’ils entrent dans la ville », « à les traiter comme des animaux ». Ces incitations visent à persécuter, dévaloriser et exclure des citoyens boliviens, non seulement à cause de leur extrême pauvreté, mais aussi de leurs origines ethniques.

Refuser l’inacceptable

Nous appelons donc l’opinion internationale à la plus grande vigilance. Et à empêcher que le climat politique ne débouche sur un racisme institutionnalisé, largement accepté par l’opinion publique bolivienne, dans les rues de Sucre et ailleurs.

Nous demandons instamment aux autorités de Sucre de ne pas considérer les paysans indiens comme des citoyens de seconde catégorie : ils ont le droit d’exprimer leurs opinions politiques dans tout espace public, et d’appuyer, s’ils le souhaitent, un Président de la République démocratiquement élu. Le rôle des autorités est précisément de faire respecter ce droit inaliénable.

Rosalia Martinez, ethnomusicologue, Université Paris 8, CNRS, France

Tristan Platt, anthropologue et historien, Professeur à l’Université St Andrews, Écosse

Gilles Rivière, anthropologue, CERMA-EHESS, Paris

spécialistes des cultures andines et de la Bolivie

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