Québec : pourquoi tant de haine?

Il y a deux semaines, un ami m’appela d’Alger. Il avait appris le décès d’un de ses camarades de jeunesse. N’étant pas au courant du triste événement, je réussis tant bien que mal à glaner des informations sur ce sujet après quelques appels et l’inestimable secours de Google. Sous le vague titre « Accident mortel au métro », quatre lignes sur le site de Radio-Canada annonçaient laconiquement la dramatique disparition de cette brillante personne que rien ne destinait à cette fin tragique. « Un homme d’une soixantaine d’années est mort après s’être cogné la tête contre un wagon de métro », disait la nouvelle [1]. Aucune mention de son nom, de son origine ni de sa religion. Quatre minces lignes en guise d’épitaphe pour un homme mort incognito, tel un soldat inconnu de l’immigration. Son corps fut transporté en Algérie pour y être inhumé, sans que sa communauté (et encore moins la société d’accueil) ne se rende compte de sa disparition.

 

Jeudi dernier, le métro de Montréal fut le théâtre d’un accident aussi dramatique que le précédent : une femme perdit la vie dans les escaliers roulants. D’après les premières hypothèses, son foulard se serait malencontreusement coincé dans le mécanisme de l’escalator, provoquant un inévitable étranglement. Le funeste accident aurait certainement connu le même traitement médiatique que le premier si ce n’était la présence de deux mots qui cristallisent à eux seuls toute la tension sociale du Québec : femme et foulard.

Femme? Serait-ce une femme musulmane?

Foulard? Serait-ce un foulard islamique, un hijab?

Et voilà que la machine médiatique s’emballe et que les titres fleurissent. « Étranglée par son hidjab » [2] ont titré certains médias racoleurs dont le seul souci est de mousser les ventes ou de « booster » l’audimat. Son nom, sa nationalité, sa religion et tous les détails de sa vie (ou presque) sont proposés à la consommation.



Plus grave encore : le raz de marée de commentaires racistes et islamophobes qui a submergé la blogosphère québécoise. « Une terroriste de moins à Montréal », « Si elle n’avait pas de hijab, elle serait encore vivante », « maintenant on voit pourquoi on ne veut pas de hijab au Canada », « Bon débarras », « Une excellente raison pour interdire le voile. Trop dangereux au Canada! Dans leur pays ils ont des chameaux, mais ici on a des métros », « Je suggère qu’on oblige des escaliers roulants dans les maisons habitées par des musulmans », « moi je parle bien le français, j’ai une bonne éducation et je n’ai pas d’empathie pour ce peuple », « C’est quand même plate : ça a dû retarder bien du monde à monter les marches » [3], etc.

 

Pourquoi tant de haine? Pourquoi cette absence de compassion? La vie humaine ne représente-t-elle plus rien aux yeux de ces goujats? Quel rôle l’école joue-t-elle dans l’éducation de ces butors? Que doivent penser les enfants de la défunte qui, en plus de surmonter la douloureuse perte de leur mère, doivent supporter des propos aussi insultants et dégradants?

 

Et comment expliquer l’immense différence entre les réactions médiatico-sociales qui ont accompagné les deux malheureuses disparitions? La réponse à cette question est contenue dans le titre volontairement ostentatoire du second décès. En effet, dans ce cas, on connait l’assassin, le meurtrier, l’étrangleur. Celui-là même qu’on dénonce, qu’on montre du doigt, qu’on jette à la vindicte populaire. Le hijab, c’est lui le coupable! C’est lui qui a étranglé la dame.

 

Pour les adeptes de son bannissement de la fonction publique, cet accident représente  une preuve par 9 de la justesse de leur cause, voire le chaînon manquant de leur théorie « hijabophobique ».

 

Il est clair que depuis l’apparition de la charte des valeurs québécoises dans la scène publique et sa volonté d’interdire le port du hijab dans la fonction publique, les actes islamophobes contre les femmes musulmanes ont augmenté de manière significative [4]. Mais de là à s’en prendre à une personne décédée, il y une barrière qui vient d’être franchie.

 

Mais où est donc passé le Québec dont je vantais, il n’y a pas si longtemps, les valeurs, les vraies, celles de l’inclusion, de l’ouverture à l’autre et du respect d’autrui? Où est passé cette province modèle que j’ai choisie pour élever mes enfants dans la diversité et pour leur inculquer les vertus du vivre-ensemble?

 

Ce Québec s’est réduit comme une peau de chagrin depuis que la parole a été monopolisée par des semeurs d’intolérance et des incubateurs de haine.

 

Telles les Djemila Benhabib, les Janette Bertrand ou les Denise Filiatrault et bien d’autres dont la liste est malheureusement trop longue. La première se fait passer pour une musulmane mais tire sur tout ce qui touche de près ou de loin à l’islam. La seconde a déclaré qu’elle n'aimerait pas être soignée par une femme voilée tandis que la troisième a traité de « folles » les femmes qui disent porter le foulard islamique par choix.

 

Quoi penser de ces personnes et de leur discours d’intolérance? Ne servent-elles pas de « mentors » à ces commentateurs xénophobes dont le nombre ne fait qu’augmenter sur la toile québécoise?

 

Et cette charte des valeurs n’a-t-elle pas ouvert la boîte de Pandore de l’intransigeance, du sectarisme et de l’irrespect de la vie humaine fut-elle drapée d’un foulard?

 

Qu’allons-nous dire à nos enfants à qui nous avons, depuis leur jeunesse, glorifié le Québec? Et que dire à nos élèves québécois à qui nous apprenons le respect de soi et d’autrui ainsi que l’inestimable valeur de la vie?

 

Rien. Sauf peut-être se permettre de leur lire le texte d’une chanson de Jacques Brel (5), légèrement remaniée pour la circonstance:



Regarde bien, petit, regarde bien, sur la plaine là-bas, à hauteur des roseaux, entre ciel et moulin, il  y a une femme qui vient que je ne connais pas.

Est-ce une lointaine voisine, une voyageuse perdue, une montreuse de dentelles? Est-ce une porteuse de ces fausses nouvelles qui aident à vieillir?

Est-ce ma sœur qui vient me dire qu'il est temps d'un peu moins nous haïr? Ou n'est-ce que le vent qui gonfle un peu le sable et forme des mirages pour nous passer le temps?

Non, ce n'est pas ma sœur, ma sœur a pu mourir. Cette ombre de midi aurait plus de tourments s'il s'agissait d’elle.

Regarde bien, petit, regarde bien, sur la plaine là-bas, à hauteur des roseaux,  entre ciel et moulin, il y a une femme qui part que nous ne saurons pas.

Il faut sécher tes larmes, il  y a une femme qui part que nous ne saurons pas.

Il  y a une femme qui part, tu peux ranger les armes…

Paix soit sur les âmes de ceux qui sont partis et dans les cœurs de ceux qui sont restés.



Références

  1. Radio-Canada, « Accident mortel au métro », 17 janvier 2014, http://m.radio-canada.ca/regions/Montreal/2014/01/17/001-accident-metro-langelier.shtml

  2. Maxime Deland, « Étranglée par son hidjab », Canoé, 30 janvier 2013,http://fr.canoe.ca/infos/societe/archives/2014/01/20140130-102109.html

  3. Mathieu Charlebois, « Histoire de foulard », Le recherchiste masqué, 30 janvier 2014,http://lerecherchistemasque.tumblr.com/post/75105100369/histoire-de-foulard

  4. Pierre Saint-Arnaud, « Charte des valeurs: des musulmans rapportent une hausse des gestes islamophobes », Le Huffington Post Québec, 5 novembre 2013, http://quebec.huffingtonpost.ca/2013/11/05/charte-des-valeurs-des-musulmans-rapportent-une-hausse-des-gestes-islamophobes_n_4220354.html

  5. Pour écouter Jacques Brel chanter sa chanson intitulée "Regarde bien, petit ": http://www.dailymotion.com/video/x10bjm_jacques-brel-regarde-bien-petit_music


 

Cet article a été publié par le quotidien algérien Reporters, le 4 février 2014 (pp. 12-13)

Source: http://www.ahmedbensaada.com/

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