Proche-Orient et médias : un journaliste explique pourquoi il renonce

Le Proche Orient et les médias: le ‘quatrième pouvoir’ sur la sellette…

La couverture des guerres successives dans le Golfe persique/arabe, de l’occupation de l’Irak et de l’Afghanistan, du conflit israélo-palestinien et de la ‘guerre contre la terreur’ n’a pas été bénéfique à la crédibilité des médias occidentaux. L’image du Proche-Orient répandue par ces médias est pour le moins déformée. Les journalistes n’échappent pas à la tendance à se surestimer. Ils collaborent aux médias écrits ou audiovisuels, considérés comme le ‘quatrième pouvoir’. Il est indéniable que les médias disposent d’un pouvoir énorme. Mais, est-il vrai qu’il existe dans nos démocraties parlementaires modernes, un quatrième pouvoir – à côté des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire? Le journaliste néerlandais et ancien correspondant au Proche-Orient, Joris Luyendijk, tranche cette question dans son livre ‘Ils sont presque humains. Images du Proche-Orient’.

«Le monde est au centre du journalisme,” constate Luyendijk, “il nous faut donc un journalisme qui s’occupe du journalisme, car celui-ci fait partie du monde. Les médias contrôlent le pouvoir tout en détenant un pouvoir exorbitant eux-mêmes. L’idée démocratique exige que le pouvoir se justifie. C’est avec cette idée que j’ai écrit ce livre.»

«Ceux qui se plaignent des médias, critiquent souvent des personnes ou des organisations qui n’ont pas respecté les codes journalistiques. Certes, ces codes sont souvent violés. Mais, mon expérience au Proche-Orient révèle un problème plus fondamental : ces codes ne suffisent pas.»

L’information sur le Proche-Orient (et le rôle de correspondant qu’il a rempli dans cette région), Joris Luyendijk les soumet à une analyse critique et autocritique.

La plupart des correspondants néerlandais apprennent le métier chez eux avant d’être envoyés à l’étranger. Le parcours de Joris Luyendijk a été différent. Il a étudié les sciences sociales et l’Arabe. Pendant un an il a fait de la recherche sur la jeunesse au Caire, capitale de l’Egypte. Il a publié les résultats de cette recherche dans un livre, ce qui lui a valu l’attention des rédactions du quotidien de Volkskrant et du journal de Radio 1 à Hilversum.

En 1998 le jeune Hollandais (il a alors 27 ans) part pour son premier reportage au Proche-Orient. A Wau, un village du Soudan – qualifié sans cesse par son journal comme ‘ravagé par la famine’ et ‘déchiré par la guerre civile’, – il visite un camp de réfugiés de l’ONG, ‘Médecins sans Frontières’. Cinq ans plus tard, il décide de mettre fin à sa carrière de correspondant. Il rentre aux Pays-Bas où il rencontre une dernière fois un ami-ambassadeur d’un pays arabe. Son excellence ne comprend pas pourquoi Luyendijk met un point à ses activités, juste au moment où les troupes américaines se dirigent vers Bagdad. Dans le bureau de l’ambassadeur ils regardent les images de CNN. Sur la place Fardouz (¨Place du Paradis) à Bagdad, une foule exaltée déboulonne l’immense statue du dictateur Saddam Hussein (“Thank you mister Bush!”). Cris de joie chez les Irakiens et le reporter de CNN parle d’un ‘moment historique’. L’ambassadeur se met à zapper à la recherche d’ Al-Jazeera. La chaîne arabe montre les mêmes Irakiens, fous de joie, mais contrairement à CNN, elle prend les images à plus grande distance, d’où il apparaît que les Irakiens jubilants sont peu nombreux, la plupart d’entre eux regardent passivement le spectacle organisé par les soldats américains. Le lendemain, les journaux hollandais titrent leur première page: ‘Bagdad fête la libération’.

A son arrivée au Caire en 1998, Joris Luyendijk a peu d’expérience journalistique. «J’avais travaillé quelques jours à la rédaction du journal et de la radio et mon idée du journalisme était celle du lecteur, auditeur ou téléspectateur moyen: les journalistes savent ce qui se passe dans le monde, leurs nouvelles en donnent un aperçu et cet aperçu peut être objectif. Les années suivantes ces idées s’estompaient. Au moment où je commençais à ‘m’occuper’ d’Israël et des Palestiniens, ma foi en l’impartialité du journalisme avait complètement disparu. Dès la première semaine à Wau jusqu’aux attentats du 11 septembre, je ne pouvais que constater que le journalisme était impossible à pratiquer au Proche-Orient. En tant que journaliste, on ne peut savoir ce qui s’y passe. Et cela vaut davantage pour le lecteur, le téléspectateur ou l’auditeur.»

Palestine, le tournant

Pour illustrer ce douloureux constat, Luyendijk utilise de nombreux exemples. «L’objectivité, c’est l’essence de tout journalisme de qualité», c’est avec cette conviction que Luyendijk part pour la ‘Terre Sainte’. En Israël et dans les territoires palestiniens occupés, il découvre très vite qu’il ne suffit plus de «reproduire les faits tels qu’ils sont ou d’entendre les opinions des deux parties.» Dans ce cas cela ne marche pas, car dans le conflit entre Israël et les Palestiniens, les médias sont soumis à toutes les manipulations.

«Cela commence par le choix des mots», constate Joris Luyendijk. «Dans le monde arabe j’avais été confronté au phénomène de la partialité du langage: dans les médias occidentaux, les musulmans qui basent leurs convictions politiques sur leur religion sont appelés ‘fondamentalistes’, un président américain qui fait le même usage de la religion s’appelle ‘évangéliste’ ou ‘profondément croyant’. Si ce président sort gagnant des élections, personne ne parlera de la ‘montée du christianisme’. Par contre, si les musulmans s’inspirant du Coran obtiennent gain de cause, plus d’un commentateur occidental remarquera ‘le raz de marée islamique’. Un dirigeant arabe qui entre en conflit avec un gouvernement occidental sera taxé d’anti-occidental’. Par contre des gouvernements occidentaux ne seront jamais appelés ‘anti-arabes’. Au Caire, j’avais recensé un grand nombre de ces exemples, en ‘Terre-Sainte’ ma liste s’allongea rapidement. Hamas est ‘anti-Israélien’, les colons juifs ne sont jamais ‘anti-Palestiniens’. Les Palestiniens qui recourent à la violence contre des civils israéliens sont des ‘terroristes’, les Israéliens qui se comportent de la même façon face aux civils palestiniens sont des ‘faucons’ ou des ‘partisans de la ligne dure’. Les politiciens israéliens qui se prononcent pour une solution pacifique, sont des ‘colombes’, leurs confrères palestiniens sont des ‘modérés’ – sous-entendant que tous les Palestiniens sont des fanatiques. Ces deux poids et deux mesures deviennent très visibles lorsqu’on renverse les données: ‘Les colombes palestiniennes s’inquiètent du discours anti-musulman, du juif modéré Shimon Peres.’ Ainsi le journaliste peut se montrer partial, simplement en qualifiant de façon différente des phénomènes comparables ou similaires des deux camps adversaires.»

«Fallait-il parler de ‘territoires occupés’ ou ‘contestés’ ou ‘libérés ? Ou ‘Cisjordanie’, ‘Rive occidentale du Jourdain’, ‘Judée’, ‘Samarie’ ou ‘territoires palestiniens’ ? Y-avait-il dans ces territoires, des ‘villages juifs’, des ‘colonies juives’ ou des ‘colonies juives illégales’ ? De qui devais-je parler : des juifs, des sionistes ou des Israéliens? Pas tous les sionistes sont juifs, tous les juifs ne sont pas Israéliens et tous les Israéliens ne sont pas juifs. Etait-ce des Arabes, des Palestiniens ou des musulmans ? Pas tous les Arabes sont Palestiniens, tous les Palestiniens ne sont pas musulmans et tous les musulmans ne sont pas Palestiniens.»

«Voilà le premier problème à résoudre si le journaliste veut être impartial en ‘Terre-Sainte’ – si j’ose utiliser ce terme. Il n’existe pas de mots impartiaux. Et, pour des raisons évidentes, une simple juxtaposition de tous les termes est exclue: ‘Aujourd’hui, à Ramallah dans les territoires occupés ou contestés ou libérés de la Rive occidentale du Jourdain ou de la Samarie, deux Palestiniens ou musulmans ou nouveaux-venus arabes ou terroristes ont été tués ou massacrés par des soldats israéliens ou par la force défensive israélienne ou par l’armée d’occupation sioniste’…»

‘Sympathy-vote’ et relations publiques

Joris Luyendijk découvre assez vite que «l’impartialité de l’information pose des problèmes, et toujours davantage.»

«Dans la guerre médiatique le ‘sympathy-vote’ joue un rôle crucial. En général l’opinion publique s’identifie avec le plus faible et les partis adversaires cherchent donc à se profiler comme le ‘underdog’.» Le sang de leurs morts et de leurs blessés doit être montré, tout comme la cruauté et la haine impitoyable de l’ennemi. L’adversaire doit être infiniment noirci.

Joris Luyendijk a été envoyé pour la première fois en Palestine après le lynchage cruel de deux soldats israéliens. Il arrive à toute hâte sur le lieu du crime, accompagné de centaines de collègues venus du monde entier. La meute journalistique doit d’abord se présenter au centre de presse israélien pour l’accréditation obligatoire. «Là, j’ai reçu une version des faits prête à consommer : ces deux personnes ont été déchirées par une foule enragée. Regardez la haine aveugle contre laquelle Israël doit se défendre… Tout était axé sur le même message : ‘They are killing innocent Jews’ (Ils tuent des juifs innocents), le problème c’est la haine, la terreur palestinienne.»

Et puis, à grande vitesse en direction de Ramallah. «Là, il n’y avait pas de centre de presse. Pas besoin d’une accréditation. Personne au ministère de l’Information. Comme il n’y avait pas de version officielle palestinienne des événements, celle des Israéliens dominait automatiquement les médias. Plusieurs jours plus tard seulement, Joris Luyendijk a pu compléter ses informations et donner une vision plus nuancée du lynchage à Ramallah. Le jour avant la mort des deux soldats israéliens, le corps mutilé d’un jeune Palestinien a été découvert près d’une colonie juive dans la région de Ramallah. «Cette victime de ‘l’occupation israélienne’ fut accompagnée à sa dernière demeure par une grande foule – ce qui expliquait la présence de nombreuses caméras – lorsque la rumeur de l’incursion de deux commandos israéliens dans la ville se répandit. Ces commandos seraient sur le point de commettre ‘un nouveau massacre’. La tension à Ramallah était à son comble après la mort de plus de cinquante civils, tombés, les dernières semaines, sous les balles israéliennes.»

Les autorités palestiniennes – contrairement à celles de l’Etat d’Israël – n’avaient rien entrepris pour mettre à jour les vraies circonstances de la mort des deux militaires israéliens à Ramallah. Elles s’étaient bornées à une opération douteuse: après le lynchage, elles avaient essayé de confisquer toutes les images de cet incident sanglant. Les équipes de cameramen arabes s’étaient pliées à cette demande. Un reporter italien l’avait refusée et est parvenu à sortir ces images. Ainsi la routine ne fut pas brisée et la seule version israélienne des faits fit le tour du monde.

Israël maîtrise parfaitement le phénomène du sympathy-vote et peut s’appuyer sur une machinerie extraordinaire de relations publiques. Joris Luyendijk cite l’exemple de l’échec du sommet de Camp David (supervisé en juillet 2000 par le président étasunien Bill Clinton) entre le Premier ministre israélien Ehoud Barak et le leader palestinien Yasser Arafat.

Barak avait espéré imposer à Arafat une solution finale pour les territoires occupés, sans aucune concession substantielle de sa part. Pour les Palestiniens, sa proposition était inacceptable. Mais les spécialistes israéliens des relations publiques réussirent à présenter l’échec de Camp David comme le refus d’Arafat d’accepter l’offre généreuse de Barak. De nouveau, les autorités palestiniennes n’avaient rien entrepris pour contredire cette fabulation israélienne. Résultat : les médias occidentaux répandaient cette version romanesque du gouvernement Barak.

Lobby

«Avant de partir en Terre Sainte, j’avais entendu parler de ce fameux lobby israélien», se souvient Joris Luyendijk. «J’avais compris que les gouvernements israéliens pouvaient se doter des services des avocats les plus chers d’Europe et des Etats-Unis et qu’ils pouvaient compter dans tous les pays occidentaux, sur des milliers de sympathisants issus des meilleures universités et organisés ou non dans des Centres d’Information et de Documentation d’Israël (*), des branches locales du Likoud ou du Parti travailliste, le Congrès mondiale sioniste ou d’autres ligues sionistes plus modestes. Il y avait des synagogues très actives et une batterie de mouvements chrétiens fondamentalistes dont l’influence est très grande aux Etats-Unis. Mais, je n’avais pas la moindre idée à quel point ce lobby était un outil efficace de la politique médiatique israélienne. Aux Pays-Bas, des ambassadeurs et des lobbyistes rendaient visite aux rédacteurs en chef de la radio-télévision publique, des chaînes commerciales, des grands quotidiens et des hebdomadaires. Aux Etats-Unis, le lobby pro-israélien et les clubs chrétiens fondamentalistes pouvaient faire appel à de ‘bons’ correspondants et commentateurs. Aux Etats-Unis, des anciens collaborateurs du Mossad avaient mis sur pied un centre d’information qui scrutait méticuleusement la presse arabe et palestinienne à la recherche de la moindre expression d’antisémitisme ou de propagande anti-américaine et anti-occidentale. Je retrouvais régulièrement leurs rapports dans les éditoriaux et les articles de la presse néerlandaise, dans les interventions des parlementaires à La Haye, sans aucune référence des sources.»

« De temps en temps le bien-aimé Shimon Peres partait en tournée médiatique. Il ne rendait pas visite aux onze correspondants néerlandais en Israël, mais il prenait l’avion à destination d’Amsterdam, où il était interviewé par des journalistes des rédactions intérieures, qui manquaient d’expérience pour le soumettre à des questions pertinentes. Une interview à bout portant était en tout cas exclue, étant donné que chaque journaliste ne disposait que de dix minutes.»

Joris Luyendijk voit encore deux autres raisons qui expliquent la prédominance des positions israéliennes dans les médias occidentaux. Israël ne dispose pas seulement de plus de moyens en matière de relations publiques; l’occidental moyen (et certainement le Néerlandais) lui est proche (au-delà de ses préférences politiques). Cela ne s’explique pas par «la judaïté d’Israël, mais par le fait que ce pays appartient à l’Occident : Israël produit une littérature et des films occidentaux ; compte parmi ses citoyens des musiciens classiques de grande renommée, joue dans la Champion’s League et participe à l’Eurovision de la chanson». Israël dispose encore d’un autre atout très important. «A chaque retour au Pays-Bas, à chaque occasion où je discutais ‘de la situation’ avec des collègues, cet atout était présent. Lorsque je voulais défendre le point de vue israélien, un mot me suffisait : l’holocauste. Mes interlocuteurs me comprenaient immédiatement et je n’avais qu’à ajouter deux ou trois phrases… Puis j’essayais de transmettre la version palestinienne et il me fallait plus de dix phrases. Car pour les Palestiniens l’holocauste n’est pas un élément central, ce qui importe pour eux, c’est ce qu’ils ressentent, comme l’ingérence occidentale dans leur région. Celle-ci a commencé par les croisades, a continué par l’occupation coloniale pour être achevée par la création d’un Etat occidental, – Israël -, au cœur du monde arabe et aux dépens de la population autochtone.»

Le statut spécial de l’Etat d’Israël et son crédit moral qu’il tire du ‘judéocide’ des années quarante, commis par les nazis allemands contre les juifs, incitent les journalistes à une forme permanente d’autocensure.

Luyendijk le cite comme exemple : «Dans un article sur la perception palestinienne du conflit j’avais barré cette phrase: ‘en termes de relations publiques, l’holocauste vaut de l’or pour Israël’. On ne peut pas publier cette phrase dans un journal, car il est probable que les survivants de la persécution et de l’extermination des juifs se sentent vexés en la lisant. Mais l’alliance historique avec l’Occident donne aux campagnes médiatiques israéliennes des avantages considérables. Chaque semaine j’en recevais des preuves. De temps à autre, un des Etats arabes se dotait d’un système de missiles chinois ou russes. Immédiatement les Israéliens convoquaient les journalistes : conférences de presse, briefings : ‘Ces missiles peuvent atteindre Tel Aviv ! Ce qui implique évidemment un nouvel holocauste imminent ! En même temps, Israël continuait à encaisser annuellement des milliards de dollars comme ‘aide militaire’ américaine, grâce à laquelle l’Etat juif dispose d’une force de dissuasion et de destruction dépassant celle de l’ensemble de ses pays voisins. Cet armement n’est jamais le sujet d’une conférence de presse israélienne.»

Pas de nouvelle…

Luyendijk décrit le travail quotidien du correspondant occidental au Proche-Orient. Son témoignage ternit l’image que le lecteur ou le téléspectateur peut avoir de ce métier. «Il semble être normal que tout individu prend la couleur de l’organisation par laquelle il est employé. Ce fut mon cas de toute façon.» «Je devais travailler durement pour répondre aux exigences de mes rédactions, pour accomplir toutes les tâches dont elles me chargeaient. Je n’avais plus le temps de réfléchir sur ces exigences et sur ces tâches. Lorsque mon article ‘Le Front islamique menace les Etats-Unis de nouveaux attentats’ avait été repris à la une du journal, j’étais fière comme un coq. L’article résumait les nouvelles des agences de presse et de la presse locale. Grâce à l’Internet, j’aurais pu rédiger ce texte aussi bien dans mon bureau à Amsterdam. Mais ‘j’avais’ ‘la une du journal’! Et j’avais droit aux félicitations de mes collègues de la rédaction. Les premiers six mois ce genre de succès me donnait satisfaction. Je me sentais bien dans ma peau. Quelque temps après j’avais acquis une certaine routine. J’avais le temps de réfléchir sur mon travail et surtout sur l’origine de mon malaise.»

Joris Luyendijk constate alors qu’il souffre toujours de l’influence qu’exercent les films hollywoodiens, les manuels d’histoire et les médias sur son image du monde arabe. «Comme correspondant je contribuais à l’image du monde arabe qui avait troublé ma vision lorsque j’étais étudiant. Dans mes archives personnelles, il n’y avait aucun article sur la pauvreté dans le monde arabe ni sur la fierté des pauvres dans ces pays. J’y trouvais des titres comme ‘Les sanctions doivent paralyser Saddam’/ Lockerbie, le dilemme libyen’/ ‘Israël accuse les médias égyptiens d’antisémitisme’/ ‘Pour l’Egypte Israël reste le grand ennemi’/ ‘Le monde arabe au tournant’… Ces titres avaient été créés à la rédaction par des ‘spécialistes-titreurs’. Ils sont spécialistes car ils maîtrisent la discipline: pour les lecteurs, ils résument l’essentiel d’un article en une phrase. Il s’avérait que je me limitais à mon domaine exclusif : les sommets, les manœuvres diplomatiques, les attentats, les bombardements. Mais ‘Les Egyptiens sont fiers malgré leur pauvreté’, ‘Moins de criminalité et d ‘alcoolisme dans le monde arabe’, ‘Les Arabes moins stressés que les occidentaux’… Ce n’étaient pas des titres pour la une, ce n’était pas une information. Et mes archives personnelles le prouvaient: cela allait de mal en pis. Dans mes articles, je n’évitais pas seulement de mettre en évidence mes expériences positives du monde arabe, je contribuais aussi à l’image répandue des Arabes sinistres, dangereux et exotiques. Je me pliais aux règles du jeu et je décrivais des ‘hommes furieux’ qui brûlent des drapeaux, brandissent des slogans… Je n’avais d’espace pour raconter toute l’histoire, pour montrer ce qui était invisible aux caméras.»

Une nouvelle sur le Proche-Orient se fait en premier lieu dans les bureaux des rédactions de la presse écrite et audiovisuelle occidentale. L’expérience de Joris Luyendijk en tant que correspondant au Proche-Orient en est la confirmation. Tout ce qui contredit les idées reçues des ces rédactions n’est pas une nouvelle. Dans le meilleur des cas, des articles de ce genre s’effacent en arrière plan du journal où ils échappent à l’attention du lecteur. En plus, la plupart des rédactions se font guider dans leurs choix par les grandes agences de presse et les ‘médias de qualité’ tels que CNN, la BBC, le New York Times. Le résultat, selon Joris Luyendijk, ne peut être qu’une déformation de la réalité et de l’image du monde arabe.

‘Donor darlings’ et les ficelles du métier

Selon Joris Luyendijk, la confiance aveugle des rédactions occidentales dans les ‘topdogs’, les grosses boîtes médiatiques (les grandes agences de presse et les ‘médias de qualité’ tels que CNN, la BBC, The Independent, The Guardian, The New York Times), se base sur une conviction très naïve. «Nous le faisons en supposant que leurs correspondants aient une vue globale, une connaissance profonde du monde arabe.» «Mais, un grand nombre de ces correspondants ne semblent pas connaître l’arabe, du moins pas assez pour mener une conversation ou pour suivre une chaîne de télévision arabe. Très souvent ils doivent faire appel à des collaborateurs et des interprètes.»

Comment un correspondant ordinaire procède-t-il au Proche-Orient? Luyendijk le décrit : «Comme moi, ces collègues habitent les meilleurs quartiers de la capitale. Retournons donc la donne: supposons un correspondant marocain qui ne parle pas le néerlandais, ni une autre langue européenne. Il devient envoyé spécial à La Haye, s’installe dans une grande villa à Wassenaar ou à Laren, où il passe ses temps libres, où il a ses amis – qui parlent tous l’arabe. Ses enfants fréquentent l’école arabe, son épouse rejoint le Cercle des Femmes arabes. Quelle image ce correspondant marocain aura-t-il des Pays-Bas? Des émissions à la télévision, des débats électoraux, des discours de la reine, du Premier ministre ou de l’entraîneur de l’équipe nationale, des conversations de rue, du journal télévisé, des rubriques d’actualité, des téléromans, des blagues et du cabaret hollandais il n’en comprend pas le moindre mot. Il prend connaissance des journaux et des hebdomadaires grâce aux services de traduction dont il ne contrôle pas ce qu’ils traduisent ou omettent. Il est incapable de parler avec des Hollandais ordinaires. Ses interlocuteurs sont des expatriés arabes, des Arabes néerlandais, des Hollandais arabes, des Hollandais ayant épousé des Arabes et, évidemment, des collègues-journalistes en provenance du monde arabe. Heureusement, les Pays-Bas appartiennent au monde libre où l’interviewé ne doit pas avoir peur que l’interprète travaille pour le compte des services secrets…»

«La découverte que moi et mes collègues, regardions ‘notre’ région avec des œillères fut douloureuse», constate Joris Luyendijk. Aussi douloureux fut le constat que tous les journalistes (presque sans exception) se raccrochent aux ‘ficelles du métier’. Les correspondants dressent des listes avec les noms de militants pour les droits de l’Homme et autres talking heads. Ils construisent leur ‘réseau’. Les opinions de ces interlocuteurs sont publiées dans les quotidiens, ils apparaissent à la télé, sont interviewés par les radios. Cela s’appelle le journalisme ‘directe’. Très vite Luyendijk a le sentiment ‘qu’il y a quelque chose qui cloche’. D’autant plus qu’il entend des diplomates occidentaux se moquer de cette catégorie d’informateurs dont les correspondants occidentaux se servent. Dans le milieu diplomatique, ils sont surnommés ‘les donor darlings’ (les chouchous des donateurs). Très souvent ils sont payés par des donateurs occidentaux. Ils disposent d’un salaire plus que modeste grâce au fait qu’ils se reconnaissent sans problèmes dans l’agenda politique occidental. Ils sont en mesure de fournir une comptabilité plus ou moins transparente ou au moins des garanties contre toutes sortes de malversations. Ils maîtrisent parfaitement le jargon, ils sont capables de jongler avec toutes les expressions à la mode et ils parlent un anglais impeccable: good governance, civil society, empowerment, gender, development.

Ils sont parfaitement au courant des besoins des correspondants étrangers. Et Luyendijk se pose la question pertinente : «Comment est-ce que je considérais l’organisation hollandaise financée par l’Iran ou l’Arabie saoudite?»

Joris Luyendijk raconte sa traumatisante expérience de l’occupation irakienne du Koweït en 1990 et la guerre déclenchée par George Bush senior contre le régime de Saddam Hussein. Sur le terrain, il constate que l’armée américaine se sert de la présence de journalistes étrangers à des fins de propagande de guerre. Les commandants américains empêchent les journalistes de faire leur travail et ils n’acceptent que les ‘embedded journalists’, ceux qui sont prêts à être incorporés dans la machine médiatique de l’armée. Les journalistes ne pouvaient rien entreprendre sans l’autorisation du commandement en chef américain. Ils dépendaient complètement du porte-parole militaire, qu’ils rencontraient dans l’hôtel Sheraton. «Il nous tenait en laisse et il le savait», conclut Joris Luyendijk.

‘Ils sont presque humains. Images du Proche-Orient’ est un livre qui démonte les mythes et dévoile les mœurs et coutumes journalistiques. C’est un livre indispensable dans la bibliothèque de tout journaliste qui prend son métier au sérieux ou de tout lecteur, téléspectateur ou auditeur qui se méfie du ‘quatrième pouvoir’…

(*) Cidi – ‘Centrum Informatie en Documentatie Israël’ – est un des plus puissantes organisations pro-israéliennes aux Pays-Bas.

(Joris Luyendijk, ‘Het zijn net mensen. Beelden uit het Midden-Oosten’, Podium, Amsterdam, 2006, 224 pages, 18 euro, ISBN 90 5759 316 5.)

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