Prix Solidaire 2012 : la famille Jonckheere pour son combat contre l’amiante : « Dénoncer, pas se venger »

Cette année, les lecteurs de Solidaire ont récompensé la famille Jonckheere. Cette famille, décimée par l’amiante, s’est battue pour faire condamner le responsable : la multinationale Eternit. Avec succès.

 


Éric Jonckheere, membre de la famille qui a remporté le Prix Solidaire, à ManiFiesta : 
« Notre but est d’apporter notre contribution à la fin de l’amiante,
que les gens des pays en voie de développement ne connaissent pas
les mêmes problèmes que nous. » (Photo Solidaire, Vinciane Convens)



En février dernier, après une procédure de onze ans, la multinationale était condamnée, en Italie et en Belgique. Même si elle est allée en appel, c’est une grande victoire pour toutes les victimes de l’amiante.

Nous avons rencontré Éric Jonckheere, partie civile dans le procès, co-président de l’Association belge des victimes de l’amiante (Abeva).

 

 

Comment l’amiante est-elle « entrée » dans votre famille ?

 

Éric Jonckheere. Quand mon grand-père a été engagé chez Eternit comme ingénieur en 1936. Mon père a aussi été engagé comme ingénieur, en 1956. C’était l’époque où tous les ingénieurs devaient habiter dans un rayon de maximum 10 km autour des usines parce qu’il y avait des tours de garde à faire, les week-ends, les soirées, etc. Quand il s’est installé avec maman, ils sont partis habiter à Kapelle-op-den-Bos. Nous avons habité dans cette fameuse Bormstraat, qui était le cul-de-sac près de l’usine.

 

Nous étions 28 enfants du même âge. On constituait une bande de jeunes assez fantastique, dans cette Bormstraat que nous avons longtemps considérée comme un petit paradis. Nous avons grandi là. C’était le plein emploi, les belles années. Nous étions tous fiers que nos pères travaillent chez Eternit. La décharge, pas loin de chez nous, était le terrain de jeux idéal pour tous les jeunes du village. Il y avait des tuyaux de 2m50 de diamètre. C’était les déchets qu’Eternit balançait. De chouettes souvenirs.

 

 

Quand les problèmes de santé ont-ils commencé ?

 

Éric Jonckheere. Nous avons découvert la signification du mot « mésothéliome » en 1986. Mon père avait terminé sa carrière dans le service du médecin-chef, à l’usine. Il a commencé à tousser. A Kapelle, on lui donnait des antibiotiques en lui disant qu’il ne fallait pas s’en faire. Il est décédé à la maison, en 1987, près de son jardin, dans la ferme que nous habitions, entouré de beaucoup de fleurs et de ses vieilles briques qu’il aimait tant.

 

En 2000, lors d’un voyage à l’étranger, maman a été prise d’un problème respiratoire aigu. On a découvert dans ses poumons un mésothéliome. Elle, elle n’avait jamais travaillé à l’usine. Elle s’est rappelée le discours rassurant de la direction, comme quoi les rejets étaient inoffensifs, que toutes les mesures étaient prises pour que la pollution ne s’étende pas au-delà de l’usine. Mais papa, quand il rentrait, durant les années où il travaillait dans l’atelier, comme des milliers d’autres travailleurs, avec ses vêtements maculés d’amiante…

 

J’avais assisté, dans les années 1970, quand la RTBF a commencé à faire ses reportages sur les dangers de l’amiante par Marianne Mangeot, à des conversations houleuses entre maman, qui s’inquiétait, et mon père, qui faisait confiance à sa direction. On lui disait que tout était mis en place pour que tout le monde soit protégé, aussi bien les ouvriers que les cadres. Il le croyait. Il était attaché à son usine. Son père était là avant lui. C’était une « belle » famille, la famille Emsens, il n’y avait pas de raison que l’on remette en cause ce que ces gens-là disaient. Travailler pour Eternit à cette époque-là, c’était comme travailler à la Sabena de la belle époque. Une société paternaliste, qui veillait sur ses ouvriers, qui leur fournissait une maison…

 

Durant les présentations classiques « que fait ton papa ? » à l’école, on arrivait avec un bloc d’amiante pour le présenter aux autres copains, on l’examinait, on retirait des fibres d’amiante.

 

Quand il y avait des discussions houleuses entre papa et maman, papa allait demander à son supérieur, qui le rassurait. Il passait sa main sur le bureau de mon père et léchait sa main en lui disant « tu vois, si c’était dangereux, je ne ferais pas ça ». Il n’était pas du tout au courant, lui non plus. C’est ce que l’on a essayé de montrer aux procès : à partir d’un certain niveau de pouvoir, ces gens savaient mais ils ont tout fait pour ne pas que « ceux d’en bas » le sachent.

 

 

Comment votre combat contre l’amiante a-t-il commencé ?

 

Éric Jonckheere. En 2000, maman se rend compte qu’elle est gravement malade. Elle ne veut pas d’acharnement thérapeutique, mais elle veut que ça se sache. Surtout le jour où elle apprend que ses cinq garçons ont eux aussi leurs poumons plein d’amiante. Elle va chez Eternit, qui lui propose une indemnité de 42 000 euros, tout comme on la proposait aux travailleurs atteints de cancers, pour pourvoir aux soins. Mais elle refuse cette enveloppe, parce qu’elle est associée à un renoncement de toute action judiciaire. Pourtant, 42 000 euros, cela lui aurait fait du bien pour qu’elle puisse bénéficier de tous les soins sans que sa famille aille piocher dans les comptes épargnes. Mais comme nos économies le permettaient… Cela n’a pas fait l’objet d’une discussion dans la famille. On était tous d’accord.

 

Eternit a mis fin à ce système d’indemnisation « privé » en 2007, au moment de la création du Fonds amiante (AFA). Au grand regret de l’Abeva, l’immunité fut inscrite dans la loi relative à la création du Fonds Amiante. On protège l’industrie. Et ce ne sont pas que les partis de droite. Ils ont tous accepté, sauf Ecolo.

 

Le patronat et le lobby de l’amiante ont réussi à préserver leur immunité, en échange de leur participation modique au financement du Fonds. Le dispositif retenu présente aussi deux incohérences importantes. Les victimes de cancers du poumon causés par l’amiante ne peuvent prétendre au Fonds alors qu’ils sont reconnus par le Fonds des maladies professionnelles (FMP). Les victimes non professionnelles, les indépendants et leurs ayants-droits reçoivent une indemnisation globale plus faible que celles relevant du FMP. Dès le lancement de ce nouveau Fonds, Eternit a supprimé son système d’indemnisation « privé ». Ici encore, elle transfère ce coût à la collectivité, et cela ne peut que nous outrer; mais le Fonds est tout de même un grand progrès car il permet d’indemniser les victimes nombreuses d’entreprises qui ont disparu.

 

A l’Abeva, nous disons : « Ok pour l’indemnisation, mais une possibilité pour la victime, si elle le souhaite, de se retourner contre le pollueur. » Qui n’est pas toujours Eternit, j’insiste là-dessus, ce ne sont pas les seuls à avoir utilisé l’amiante. Et si jamais la victime indemnisée par l’AFA tente la voie judiciaire et qu’elle gagne, la victime s’engage à rembourser l’AFA si les montants octroyés par la justice sont supérieurs. Pourquoi le petit boucher de Bertrix ou le garagiste de la Panne alimentent-ils l’AFA alors qu’Eternit ne paie presque rien ? On demande aussi que ce ne soit pas forcément la victime qui attaque le pollueur mais l’AFA lui-même. Qui pourrait faire une action collective contre l’industriel. C’est le principe du pollueur-payeur.

 

 

Vous avez été soutenus dans votre bataille contre Eternit ?

 

Éric Jonckheere. Oui. On a d’abord un contact avec un cabinet d’avocats. Georges-Henri Beauthier, qui devait plaider notre cause, a passé la main à Jan Fermon car Eternit a choisi la langue néerlandaise. Il n’y avait pas de jurisprudence en Belgique, on part donc d’une page blanche. On mettra onze ans pour prouver que ma mère avait été exposée à l’amiante jusqu’à son déménagement. Nous n’étions donc pas hors délai de prescription.

 

L’autre problème était de prouver qu’ils savaient. C’est là que ces onze ans ont été bénéfiques. Durant ces onze ans, j’ai vu naître un réseau de victimes en Europe, un sentiment de confiance et de travail collectif entre les avocats en France, aux Pays-Bas, en Italie, en Suisse, qui eux ont appris à se faire confiance, à s’échanger des données.

 

C’était long et coûteux. Et on a encore perdu un frère en 2003, un autre en 2008. Mais, au final, ça nous a permis de bétonner l’affaire, avec le succès que l’on sait. Aussi bien à Turin qu’à Bruxelles.

 

 

D’où vient l’idée de la création de l’Abeva ?

 

Éric Jonckheere. Voyant que rien n’était fait, aucun chiffre sur le nombre de morts ou de malades, ma mère s’est dit qu’il fallait faire une association pour regrouper tous ces gens-là. C’est au moment de sa maladie, avec l’aide de Luc Van den Broeck, qu’ils ont créé l’association.

 

C’est une petite association qui ne vit que grâce aux dons, on publie un bulletin quatre fois par an, pour un millier de personnes. C’est une association bilingue, sans aide. On aimerait soutenir les gens qui découvrent qu’il y a dans leur famille quelqu’un qui a un mésothéliome, pousser les entreprises qui rénovent les habitations ou les toits vers des sociétés spécialisées, renseigner des centres médicaux.

 

Le mésothéliome est toujours un cancer malheureusement incurable. Autant nous avons été les leaders dans la production d’amiante, dans la consommation de l’amiante, autant je demande que la Belgique devienne un leader dans la recherche d’une cure des maladies liées à l’amiante. Prenons le leadership ! Il faut débloquer des fonds.

 

Et, au niveau de la justice, si on veut attaquer quelqu’un au pénal, il faut savoir prouver la faute intentionnelle. On veut que ça change en Belgique, il faut passer de la « faute intentionnelle » à la « faute inexcusable », comme en France.

 

C’est grâce à l’Abeva que l’on a pu découvrir l’existence de ce groupe à Harmignies, près de Mons, où il y avait une entreprise Coverit. Sur 256 travailleurs, au moment de la faillite, 153 sont au cimetière ! Si c’est comme ça à Harmignies, il n’y a pas de raison qu’il y en ait moins à Kapelle-op-den-Bos.

 

Comme nous sommes une ASBL nationale et bilingue, nous ne bénéficions pas d’aides auxquelles on aurait droit si on choisissait entre le Nord ou le Sud du pays. La Belgique est ainsi faite…

 

 

Vous revenez du Canada. Comment expliquer le retard de ce pays au niveau de l’amiante ?

 

Éric Jonckheere. Eux ne s’estiment pas en retard. Du fait de l’omerta, du lobby de l’amiante, ils pensent qu’il n’y a pas de problème d’amiante. Chez eux, ils prétendent que ce minéral peut être utilisé de façon « sécurisée ». Si les autres en font mauvais usage, c’est leur problème ! « Au Québec, on ne meurt pas de l’amiante », disent-ils.

 

Je suis revenu de là-bas un peu ébranlé car j’ai vu le diable. J’ai voulu me rendre à la fameuse mine de Jeffrey à Asbestos, d’où provient sans doute l’amiante que j’ai dans mes poumons. Accompagné d’un collègue français, nous avons voulu rendre hommage à toutes les victimes de l’amiante.

 

Il fallait faire passer un message : un avenir sans amiante s’offre à eux. Des reconversions industrielles sont envisageables. Et qu’ils pensent aux milliers de malades que leur merde provoque. Comment se fait-il que ce qui est extrait au Canada n’est même pas utilisé chez eux ? Comment le Premier ministre, qui pousse à la production de l’amiante fait, dans le même temps, désamianter sa maison, tous les cabinets ministériels et tout le Parlement ?

 

 

Ce discours, vous avez pu le tenir à la famille Emsens ?

 

Éric Jonckheere. Non. S’ils acceptent une rencontre, ni mes frères ni moi ne sommes animés par la vengeance. Nous ne pouvons pas nous permettre des combats qui vont réveiller des cellules cancéreuses qui sont en nous. Je dois m’entourer de gens qui poussent dans le même sens : dénoncer mais pas se venger. Cela nous bouffe, la vengeance. J’ai trois enfants, je veux les voir vivre, grandir. On ne peut plus rien faire pour ceux qui sont morts, mais on doit se battre pour le futur. Et éviter que, de nos jours encore, des jeunes soient contaminés.

 

Mais oui, j’aimerais bien rencontrer la famille Emsens pour voir si la nouvelle génération est animée par les mêmes motivations que ses aïeux ou si il y en a un qui se dit « nous avons une responsabilité dans tous ces drames humains, agissons ! ». Nous, depuis tous ces décès, nos réunions de famille à Noël ne sont plus tout à fait les mêmes.

 

 

Vous vous battez pour les gens des pays du Sud. Quels sont les problèmes actuels là-bas ?

 

Éric Jonckheere. On en parle très peu. Mais l’industrie de l’amiante, une fois qu’elle a dû fermer ses portes ici, a dû se délocaliser là où on pouvait encore l’utiliser sans trop de contraintes. Le problème a été exporté là-bas. En Afrique, par exemple, ils travaillent encore avec de l’amiante, puisqu’il n’y a pas de législation en la matière. Ces gens sont obligés de travailler dans des conditions inhumaines. Et ils ne sont pas au courant des dangers. Comment se fait-il qu’on puisse encore envoyer en Inde nos bateaux pourris, pour les dépecer au bord des rivages ? C’est eux qui font tout le sale boulot. Bien sûr qu’ils ont besoin d’acier, et de travailler. Mais on pourrait leur envoyer les bateaux après qu’ils soient tout à fait décontaminés en Europe. Lançons des filières de décontamination pour ne pas tuer ces gens-là. On l’a bien fait pour le Berlaymont. On est capable de le faire. Ne les privons pas d’un boulot, mais ne les privons pas de leur santé.

 

 

Preuve que votre combat touche beaucoup de gens, vous avez reçu le prix Solidaire cette année…

 

Éric Jonckheere. Il y a un certain déclic qui s’est produit chez nous quand quelqu’un de votre journal m’a téléphoné pour me dire qu’un jury avait trouvé notre combat exemplaire. On savait qu’il y avait un regard bienfaisant des médias, mais de là à ce qu’un jury, qui nous était tout à fait inconnu, nous retienne pour un prix, et puis gagner ce prix… On est fiers, mais surtout reconnaissants. On a été reconnus comme une famille tout à fait ordinaire qui a mis le bien général avant notre propre bien. C’est ce que voulait maman.

 

Sur la scène de ManiFiesta, on a beaucoup pensé à nos parents. Mais aussi à nos deux autres frères qui sont aussi décédés. Quelque chose que j’ai beaucoup aimé à ManiFiesta, en plus que ce soit la fête de la solidarité, c’est qu’elle était bilingue, cela devient tellement rare…

 

Notre but est d’apporter notre contribution à la fin de l’amiante, que les gens des  pays en voie de développement ne connaissent pas les mêmes problèmes que nous.



Source : Solidaire, 10/10/2012.


 

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