Opération destruction des mosquées

Les tentatives visant à effacer les villages arabes restés vides après la Guerre d’Indépendance n’ont pas oublié les lieux saints ni les vestiges archéologiques. Il apparaît clairement aujourd’hui qu’au plus haut degré de la hiérarchie de l’armée israélienne, existait une politique délibérée de démolition des mosquées. Au moins trois d’entre elles ont été détruites sur ordre de Moshe Dayan, qui commandait alors dans la zone sud. Le chef d’état-major, Yigal Yadin, archéologue et fils d’un archéologue, ne s’est pas ému des protestations du Département des Antiquités.

Haaretz, 5 juillet 2007

www.haaretz.co.il/hasite/spages/878239.html

La petite ville de Majdal, aujourd’hui Ashkelon, était encore une ville mixte en juillet 1950. Environ 3.000 Palestiniens y résidaient dans un ghetto fermé et cerné d’une clôture, à côté des habitants juifs arrivés depuis peu. Avant la guerre, Majdal était, avec ses 21.000 habitants, un centre administratif et commercial doublé d’une grande importance religieuse : à proximité, parmi les ruines de l’Ashkelon antique, se trouvait le Mash’had Nabi Hussein, une construction de la fin du 11e siècle où, selon la tradition, avait été inhumée la tête d’Hussein fils d’Ali et petit-fils du prophète Mohammed, et dont la mort près de Karbala en Irak a marqué, dans le monde musulman, le schisme entre chiites et sunnites. Des pèlerins musulmans, pas nécessairement chiites, avaient coutume de se rendre sur le site. Depuis juillet 1950, il ne leur reste plus rien à visiter, l’armée israélienne ayant fait sauté le Mash’had Nabi Hussein.

Ce n’est pas le seul lieu saint musulman détruit après la guerre d’indépendance. D’après un ouvrage de Meron Benvenisti, des 160 mosquées qui se dressaient avant la guerre dans les villages palestiniens qui ont été inclus dans le territoire d’Israël par les accords d’armistice, moins d’une quarantaine subsistent encore aujourd’hui. Ce qui est exceptionnel dans le cas du Mash’had Nabi Hussein, c’est qu’on dispose de documents sur sa destruction : il y a une prise de responsabilité directe par ni plus ni moins que le commandant de la zone sud de l’époque, un officier du nom de Moshe Dayan. Les documents nous apprennent que la destruction du lieu saint à Ashkelon était un acte délibéré, faisant partie d’une opération plus large comprenant au moins deux autres mosquées, l’une à Yavneh et l’autre à Ashdod.

Cette documentation doit être portée au crédit d’un homme de l’establishment : Shmuel Yeivin, qui était alors chef du Département des Antiquités, premier avatar de l’actuelle Autorité des Antiquités [Israel’s Antiquities Authority – NdT]. Yeivin – comme le précise Raz Kletter, un archéologue qui a mené une recherche sur les deux premières décennies de l’archéologie dans l’Etat d’Israël – n’était pas un militant politique et il ne luttait pas non plus en faveur des droits des Arabes. Yeivin, explique Kletter, était simplement un homme de sciences, formé à l’école britannique, un homme du département des antiquités du gouvernement du Mandat, et qui considérait qu’il fallait préserver de la démolition toute construction antique et tout lieu saint, qu’il le soit pour les juifs, les chrétiens ou les musulmans. C’est pourquoi il a envoyé des lettres de protestation et c’est pourquoi il passait pour un noudnik [un raseur, NdT] aux yeux des chefs de l’armée israélienne.

« L’information m’est parvenue qu’il y a peu, l’armée a fait sauté la grande construction située sur le site des vestiges d’Ashkelon et connue sous le nom de Maqam a-Nabi Hussein qui est un lieu saint de la communauté musulmane », écrivit Yeivin le 24 juillet 1950 au lieutenant-colonel Yaakov Patt, chef du département des missions spéciales du Ministère de la Défense, avec copie au chef d’état-major de l’époque, Yigal Yadin, ainsi qu’à d’autres officiers supérieurs. « Cet édifice était encore debout lors de ma dernière visite sur place le 10 juin, autrement dit l’état-major de l’armée n’avait trouvé aucune raison de le détruire entre les jours de la conquête et le milieu de l’année 1950. Il m’est difficile d’imaginer que l’endroit ait été détruit en liaison avec une affaire d’hommes infiltrés, dans la mesure où il n’a pas cessé d’en pénétrer dans les environs, durant toute cette période. »

Soit dit en passant, la démolition fut parfaitement réussie. De cet antique et saint édifice, il n’est pas même resté une pierre.

La plainte de Yeivin porte apparemment sur des questions de procédure, mais ce n’est qu’une apparence. L’armée doit comprendre qu’il y a « des édifices sanctifiés », écrivait-il, et si l’armée veut néanmoins y faire quelque chose, « il est logique, honnête et courtois de commencer par discuter avec les institutions qui veillent sur ces terrains et ces édifices, et de les consulter afin de chercher des voies permettant d’éviter des actes de destruction ». Mais ce n’est pas ce qui se passe, jugeait Yeivin qui ajoutait : « Il m’a été communiqué qu’à la même heure, on a également fait sauté la mosquée du village abandonné d’Ashdod ». « Ce n’est pas le premier cas. J’ai déjà eu de nombreuses occasions d’attirer votre attention sur des cas semblables en d’autres endroits. Des ordres explicites ont été donnés par le chef d’état-major pour la conservation de tels lieux et de tels édifices ; mais il semble que tout ceci soit sans effet auprès de commandants d’un certain genre… Je suis d’avis que le commandant responsable de cette démolition soit poursuivi en justice et puni, dans la mesure où dans ce cas-ci, il n’y avait pas le prétexte d’une prompte opération liée à la guerre. »

Le lieutenant-colonel Yaakov Patt, ainsi qu’il ressort d’une étude des archives de l’armée israélienne, a transmis la plainte de Yeivin au chef d’état-major Yadin. Mais il semble cependant que Yadin, qui fut par la suite l’archéologue numéro un en Israël et qui était le fils du professeur Eliezer Soukenik, lui-même archéologue réputé et collègue de Yeivin au Département des Antiquités du Mandat, il semble donc bien que Yadin ne s’en soit pas ému. Au bas de la lettre de Patt, avec la protestation concernant la démolition de la mosquée, il y a une note manuscrite : « 1. Confirmez la réception de cette lettre et faites-moi savoir que l’affaire est traitée… ; 2. A joindre aux documents de Dayan pour ma rencontre avec B.G. [Ben Gourion] ».

On peut très raisonnablement supposer que la note manuscrite est de Yadin lui-même, dans la mesure où il est difficile de croire que quelqu'un d’autre était en mesure de rencontrer Ben Gourion avec « des documents de Dayan ». Et Yadin, selon ce qui apparaît dans une autre note manuscrite de la lettre, n’a pas accordé trop d’importance à cette plainte. « Il porte de l’eau à la rivière », ajoutait-il à la main, autrement dit, rien de nouveau dans la plainte de Yeivin, affaire connue.

Dayan non plus ne s’est pas véritablement ému. Dans la réponse qu’il a envoyée au bureau du chef d’état-major, apparemment le 10 août (la date n’est pas clairement lisible), sous le titre « Destruction d’un lieu saint », Dayan écrivait : « 1. Je demande à répondre oralement au chef d’état-major à propos de cette lettre. 2. La démolition a été exécutée par le district de la plaine côtière et sur mes ordres ». Les premiers mots du paragraphe 2 ont été raturés mais une lettre du 30 août permet de dissiper tout doute. Dayan y répondait à une lettre ayant pour objet « Dommages occasionnés aux antiquités de la région d’Ashkelon » : « Le chef d’état-major s’est adressé à moi et je lui ai fait part de mes explications ; l’opération s’est faite sur mes ordres ».

Cette réponse était à ce point embarrassante que Yaakov Prolov, chef du département des opérations à l’état-major, s’est adressé par écrit au bureau du chef d’état-major pour qu’on lui dise quoi répondre à Yeivin. « Il y a eu ici une erreur et il y a lieu de supposer qu’elle ne se reproduira pas », lui indiquait quelqu'un dans une note d’une écriture identique à celle de la note attribuée à Yadin dans la lettre précédente. L’art d’étouffer une affaire n’est, visiblement, pas nouveau.

Le nouveau paysage

Sans surprise, la chose s’est reproduite. A la fin octobre, Yeivin écrivit une autre lettre, directement à Yadin, cette fois. Dans cette lettre, il se plaignait de la « démolition de la vieille mosquée de Yavneh », un édifice millénaire dont le minaret se dresse toujours sur une colline au sud de Yavneh, près de la gare. Yeivin rappelait à Yadin qu’on lui avait promis que les responsables seraient cette fois punis mais il découvrait maintenant l’existence d’un fossé inexpliqué entre les ordres explicites interdisant de toucher aux mosquées et la politique menée sur le terrain.

« Je viens de recevoir une réponse officielle du chef de votre bureau (Michael Avitzour) et à sa lecture, je me retrouve complètement désemparé », écrivait Yeivin à Yadin. « D’un côté, j’ai là devant moi votre ordre explicite où il est expressément question de la préservation des lieux ayant une valeur archéologique ou historique… De l’autre côté, je lis dans la lettre du lieutenant colonel Michael Avitzour que la mosquée de Yavneh "a été détruite le 9 juillet 1950, après le moment où l’on a annoncé la cessation des démolitions de mosquées". Comment concilier les deux choses ? »

La phrase de la lettre d’Avitzour citée par Yeivin montre que la destruction de mosquées était un phénomène suffisamment répandu pour qu’il soit nécessaire d’émettre un ordre spécial pour l’arrêter. Dans la suite de sa lettre, Yeivin lui-même écrivait : « Les conversations que j’ai eues sur cette matière (la destruction de mosquées) avec diverses personnes qui ont à traiter des questions de la politique en la matière m’inquiètent au plus haut point ». Il n’indiquait pas avec qui il avait pu discuté mais notait : « Je ne me vois pas la possibilité d’écrire explicitement à propos de tout ».

David Eyal (ci-devant Trotner) qui était à l’époque le commandant militaire de Majdal, dit « ne pas vouloir revenir » sur cette période. L’historien Mordechai Bar-On, qui fut le chef du bureau de Dayan alors chef d’état-major, et qui est resté proche de lui durant de nombreuses années, dit n’avoir pas lui-même servi dans le commandement de la région sud à cette époque et n’être dès lors pas très au fait des destructions des mosquées d’Ashkelon, Yavneh et Ashdod, et qu’en tout cas, il n’a jamais entendu Dayan parler d’un tel ordre qu’il aurait donné.

« En tant que commandant au sein du commandement central, nous avons expulsé les Arabes de Zakariya (aujourd’hui Kfar Zakarya) mais nous n’avons pas démoli la mosquée et elle est encore là aujourd’hui », dit Mordechai Bar-On. « Je sais qu’au sud, à Boureir et à Houj (près de l’actuel Bror Hayil), on a rasé les villages et que la mosquée a disparu avec eux, mais je n’ai pas connaissance d’un ordre de destruction visant seulement des mosquées. Ça ne me paraît pas logique. »

L’affaire des destructions de mosquées n’apparaît pas dans le livre écrit par Kletter, « Just Past ? The Making of Israeli Archeology » (« Seulement le passé ? La formation de l’archéologie israélienne »), paru en Grande-Bretagne il y a environ un an. Kletter, un archéologue qui a travaillé pour l’Autorité des Antiquités au cours des vingt dernières années, ne se considère pas comme un « nouvel historien » et n’a aucun compte à régler avec le sionisme ni avec l’Etat. Pourtant, dans son livre, l’histoire de l’archéologie israélienne se profile, de manière significative, comme une histoire de destruction : destruction totale de villes et de villages rasés au sol, destruction de toute une culture, tant son présent que son passé, depuis des reliefs hittites vieux de 3.000 ans jusqu’à des synagogues situées dans des quartiers arabes rasés, depuis un mausolée romain rare (qui fut endommagé mais sauvé de la destruction à la dernière minute) jusqu’aux forteresses qu’on a fait sauter l’une après l’autre. S’il n’y avait eu quelques passionnés comme Yeivin et d’autres pour plaider la cause de ces monuments historiques, il se pourrait bien que tous auraient été effacés de la surface de la terre.

Il ressort des documents rapportés dans le livre que ces destructions n’ont été causées par les combats que pour une très petite partie d’entre elles ; pratiquement toutes se sont faites plus tard, parce que les vestiges du passé arabe dérangeaient le nouveau paysage et rappelaient des faits que tout le monde voulait oublier. « Les ruines de villages arabes et de quartiers arabes ou les ensembles d’immeubles restés à l’abandon depuis 1948 éveillent de pénibles associations causant un tort politique considérable », écrivait en août 1957 A. Dotan, du département de la propagande du Ministère des Affaires étrangères, dans une lettre que Kletter cite dans son livre et dont une copie fut aussi adressée à Yeivin du département des Antiquités, « Au cours des neuf dernières années, de nombreuses ruines ont été déblayées… Cependant, celles qui restent forment un contraste encore plus vif avec le nouveau paysage. Il conviendrait par conséquent de déblayer les ruines irréparables ou qui n’ont pas de valeur archéologique ».

Comme le précise son auteur, A. Dotan, cette lettre a été écrite « sur instructions de la Ministre des Affaires étrangères ». Pour ceux que cela intéresserait, la Ministre des Affaires étrangères était alors Golda Meir.

Kletter révèle dans son livre que Yeivin et les membres de son Département des Antiquités ont tenté, à l’occasion, d’arrêter ces destructions. Pas toujours, pas de manière suivie, et pas pour des raisons morales ni par un respect particulier pour les gens (les Arabes) qui avaient vécu pendant des siècles dans ces villes et ces quartiers. Leurs mobiles étaient scientifiques et Kletter est persuadé que cette attitude découlait de leur background. Avant 1948, ils travaillaient au Département des Antiquités du Mandat, sous direction britannique et aux côtés d’employés arabes. Kletter raconte qu’au sein du Département, ils avaient lutté pour « judaïser » les noms des sites d’antiquités, mais qu’ils lui restèrent loyaux au point qu’après la décision du partage en novembre 1947, Yeivin proposa que le Département des Antiquités demeure unifié même après le partage du pays en un Etat juif et un Etat arabe. Eliezer Soukenik, le père de Yadin, fit même un pas de plus. « Je ne crois pas que l’Etat juif conservera ses antiquités », déclara-t-il lors d’une discussion qui eut lieu en décembre 1947. « Nous devons placer la souveraineté scientifique au-dessus de la souveraineté politique. Nous sommes intéressés par l’archéologie de tout ce pays et le seul moyen tient en un département unique. »

Faux témoignage à Megiddo

« Yeivin n’était pas le plus grand archéologue au monde, mais il avait cette intégrité personnelle qui, dans l’héritage britannique, constitue la qualité la plus importante », dit Kletter. « Mais cet héritage ne s’accordait pas avec le nationalisme des années cinquante, car Ben Gourion voulait effacer tout ce qu’il y avait, effacer le passé musulman ».

Aux yeux de Ben Gourion, tout ce qu’il y avait dans le pays avant le renouveau de l’implantation juive, c’était le désert. « Les conquérants étrangers ont fait de notre terre un désert », déclara-t-il lors d’une assemblée de la Société israélienne de la Recherche, en 1950. On mesure à partir de là l’échec de Yeivin et des gens comme lui, à préserver quelque chose de ce passé. C’est précisément dans les années cinquante, alors que l’archéologie était en vogue et que des archéologues comme Yadin étaient devenus des héros de la culture, que les scientifiques se sont vus éloignés des postes de direction. Yeivin fut contraint de démissionner et ce sont des « exécutants » comme Teddy Kollek qui se retrouvèrent à la direction effective des sites antiques importants d’Israël.

Le Département des Antiquités fut officiellement créé en juillet 1948, comme une composante du Département des Travaux publics au sein du Ministère du Travail. Dès avant la création du département, les vétérans du Département des Antiquités du Mandat ont travaillé à essayer de préserver les antiquités, essentiellement contre le pillage – et pas toujours avec succès. Le musée de Césarée fut entièrement pillé. Ce fut également le sort des objets et des documents trouvés à Tel Megiddo et rassemblés dans les bureaux de la mission de fouilles de l’Université de Chicago qui avait commencé les fouilles à cet endroit dès les années vingt. Des collections rares, comme celle du monastère Notre-Dame à Jérusalem, disparurent quasi complètement. Des collections privées et des magasins d’antiquités de Jaffa et de Jérusalem furent également pillés.

« Tous les objets (plus de cent fragments d’inscriptions et des morceaux de colonnes) ont disparu du musée gouvernemental des antiquités », rapporta Emmanuel Ben-Dor (qui fut plus tard nommé adjoint de Yeivin au Département des Antiquités), après sa visite à Césarée, « La collection qui se trouvait dans le bureau du patriarche grec a été détruite ». Le préjudice occasionné à Megiddo fut particulièrement embarrassant dans la mesure où les fouilles sur place étaient conduites par des archéologues américains et que le consulat américain demanda à savoir qui était responsable des destructions. Une enquête fut ouverte, sous la direction de Yeivin. Les responsables militaires locaux déclarèrent que c’étaient les unités arabes qui avaient dévasté les lieux. Yeivin découvrit que ce n’était pas vrai et que c’étaient des soldats israéliens qui avaient pillé et saccagé le site, puis incendié les bureaux de la mission archéologique.

Dans le rapport secret qu’il écrivit, Yeivin citait un extrait d’un courrier interne de l’unité en poste dans la région : « En consultation avec le commandant de régiment et l’officier des opérations de la brigade, il fut décidé qu’en cas d’enquête menée par le consul américain… nous ferions (à notre grande honte) un faux témoignage disant que le site se trouvait dans cet état-là au moment de sa prise et que le crime avait été perpétré, avant leur fuite, par des Arabes ».

Mais le vol d’antiquités ne constituait qu’une petite partie du problème. Le problème principal, c’étaient les destructions. En août 1948, l’armée a commencé à détruire le vieux Tibériade, apparemment sur une décision locale. Les tentatives pour sauver quelque chose parmi les perles de cette ville extraordinaire n’ont abouti à rien. En septembre, Jacob Pinkerfeld, employé à la « sauvegarde des monuments » pour le Département des Antiquités, visita les lieux.

« Dans le Tibériade ancien, l’armée a commencé à faire sauter une importante série de maisons dans la vieille ville », écrivit Pinkerfeld dans son rapport. « Dans les conversations avec tous les responsables sur place, l’accent a été mis sur l’importance particulière de la pierre ancienne présentant des lions en relief et intégrée dans un des murs. On nous a assuré qu’on veillerait tout spécialement sur cette antiquité de 3.000 ans d’âge, mais lors de ma dernière visite, j’ai trouvé précisément cette pierre-là en morceaux. » L’ampleur des destructions à Tibériade étaient telles que Ben Gourion lui-même en fut surpris lors de sa visite de la ville au début de l’année 1949.

La fureur destructrice a parfois occasionné des dommages à des lieux qui étaient des lieux saints pour les Juifs. Lors de sa visite à Haïfa, en août 1948, Yeivin découvrit que l’armée était occupée à détruire des parties considérables de la ville arabe du côté de la place Hamra (l’actuelle place de Paris), sous la baguette de l’ingénieur de la ville. Avec son langage plein de retenue, Yeivin exprima son étonnement à propos de ces destructions : « Nous avons vu de nos propres yeux un édifice à moitié détruit qui servait de synagogue dans la rue des Juifs. Aux dires de Juifs habitant les lieux et qui erraient parmi les ruines, deux ou trois autres synagogues avaient encore été démolies là… Il nous semble qu’avec un peu d’attention, il aurait été possible d’éviter de porter atteinte à ces bâtiments sacrés ».

Impression déprimante

On a commencé à détruire les villages dès la fin des combats. Lors de sa visite dans le nord, Yeivin a vu l’armée faire sauter des villages à côté de Tibériade et près du Mont Tabor, et il a demandé qu’avant qu’on ne fasse sauter des villages, on consulte les gens du service des antiquités, car « dans beaucoup de villages, des pierres antiques ont été réemployées, intégrées dans l’appareillage des murs des maisons ». A Zirin (aujourd’hui, le kibboutz Yizraël), on a fait sauté la tour des croisés, et la forteresse à Oum Khaled, près de Netanya.

Pourtant, il y eut aussi des succès : ordre avait été donné de faire sauter la forteresse de Shfaram, mais quelqu'un du Département des Antiquités est arrivé vraiment à la dernière minute et a empêché la démolition. A Al-Mouzeirra (un village au sud de Rosh Ha’ayin), un véritable miracle se produisit. L’armée utilisait comme cible de tir un bel édifice à colonnes qui se trouvait au centre du village abandonné, sans savoir apparemment qu’il s’agissait du « seul mausolée subsistant, dans le pays, de la période romaine », comme le précise Yeivin. Mais lorsqu’en juillet 1949, il fut décidé de faire sauter ce mausolée, un inspecteur des antiquités s’est rendu sur place et la destruction fut empêchée. L’endroit est aujourd’hui connu comme « la ruine de Manor » et il est recommandé dans toutes les propositions d’excursion dans la région.

Kletter raconte qu’en février 1950, à l’initiative de Yeivin et d’autres personnes qui avaient, semble-t-il, compris que sans une intervention gouvernementale, le passé urbain d’Israël disparaîtrait tout simplement, Ben Gourion donna son accord pour la création d’une commission gouvernementale sur « les sites et monuments sacrés et historiques ». De hauts représentants de l’armée et des ministères ont participé à cette commission qui, en octobre 1951, a remis son rapport. Dans ses conclusions, on peut lire qu’il faut préserver « comme entités », « Acre, quelques quartiers de Safed, de petites parties de Jaffa et de Tibériade, de petites parties de Ramleh et de Lod, quelques parties de Tarshiha ». La lutte pour la préservation des autres villes et des centaines de villages était déjà perdue.

Mais même ces engagements-là, les institutions ne les ont pas respectés. Kletter raconte que Yeivin avait été l’un des premiers à lutter contre la décision de raser complètement Jaffa, décision prise en août 1950. Ensuite, se sont joints à la lutte, des artistes qui s’étaient établis dans la ville abandonnée, ainsi que des membres des services du développement, et c’est ainsi que quelques quartiers ont été sauvés de la destruction totale. A Lod, Yeivin eut moins de succès. En juin 1954, il adressa une lettre de protestation au Ministre de l’Education, suite à la décision de « démolition du quartier ancien de la ville de Lod ». La loi israélienne, à la suite de la loi britannique, établissait que seul ce qui avait été construit avant 1700 était considéré comme « antiquité », mais Yeivin écrivait qu’il fallait aussi préserver ces sites-là, pour le tourisme mais aussi parce que ce sont « des biens culturels et pédagogiques, et des témoignages historiques vivants que tout Etat éclairé est tenu de sauvegarder ».

A la lecture du livre de Kletter, on peut avoir l’impression très nette que les destructions n’étaient pas fortuites et que ceux qui les ont perpétrées étaient conscients de la portée qu’elles avaient. Le fondement idéologique de ces destructions est détaillé dans cette fameuse lettre envoyée par le Ministère des Affaires étrangères en août 1957, sur instructions de Golda Meir. Après avoir demandé au directeur général du Ministère du Travail de « déblayer les ruines », A. Dotan, le fonctionnaire du Ministère des Affaires étrangères signataire de la lettre, distinguait « quatre types » de « ruines » avec le motif de leur destruction :

« Premièrement, il faut se débarrasser des ruines au cœur des localités juives, dans les centres importants ou sur les principales artères de communication ; les ruines des villages dont les habitants sont dans le pays, comme Birwa au nord de Shfaram et les ruines de Saffuriya, nécessitent un traitement rapide ; dans les régions où il n’y a pas de développement, comme le long de la voie de chemin de fer de Jérusalem à Bar-Giora, on a l’impression déprimante d’une terre de civilisation qui respirait ; il faut également prêter attention aux ruines situées dans des régions touristiques par excellence comme les ruines du village circassien à Césarée, toujours debout mais désert… C’est pourquoi il serait souhaitable que le Ministère du Travail se charge lui-même de la mission du déblaiement des ruines… Il serait bon de prendre en considération que la collaboration d’instances non gouvernementales requiert de la prudence dans la mesure où, du point de vue politique, il est souhaitable que l’opération soit menée sans que personne ne s’aperçoive de sa signification politique ».

Kletter dit avoir été surpris en découvrant l’ampleur des destructions mais comprendre, dans une certaine mesure, les sentiments des auteurs de ces destructions. La décision de ne pas permettre aux réfugiés palestiniens de revenir était inévitable, selon lui, si l’on voulait créer ici un Etat juif. Telles étaient les règles du jeu dans le monde de ces années-là, dit-il, et si la population juive (Yishouv) avait perdu en 1948, on peut présumer que les Arabes vainqueurs se seraient comportés d’une manière semblable à l’égard des Juifs. Et dans la mesure où il aurait été impossible de conserver des centaines de villes et villages palestiniens abandonnés, il n’y avait pas d’autre choix que d’en détruire la plupart, affirme Kletter. Il n’en veut pas non plus aux archéologues israéliens des débuts de l’Etat de ne s’être quasiment souciés que des sites juifs ou, dans le meilleur des cas, des sites chrétiens ou romains, et d’avoir presque totalement ignoré les sites musulmans. Il est naturel que des chercheurs s’intéressent avant tout à leur propre culture, dit Kletter. En outre, face aux pressions politiques exercées sur eux par des gens, comme Ben Gourion, qui ambitionnaient ouvertement d’effacer le passé arabe de ce pays, ils se sont comportés honorablement. « L’archéologie israélienne à ses débuts a des sujets de honte et aussi beaucoup de sujets de fierté », écrit Kletter.

De son livre, Kletter dit pourtant qu’il est « le livre d’une perte, d’une destruction, le livre de tout ce qui aurait pu être ici et ne sera plus. La perte d’une archéologie qui débuta avec un héritage scientifique mais ne poursuivit pas, la perte d’une énorme documentation historique, la perte d’un paysage de villages. Je ne pense pas que ce paysage de villages nous appartenait, il appartient aux gens qui vivaient ici, mais il y a néanmoins un ardent désir de ce paysage perdu. Nous ne pouvons pas le faire revenir, mais il vaut au moins la peine que nous sachions la vérité et que nous ne nous mentions pas ».

Kletter dit que la grande chance de ce pays c’est qu’il s’y trouve un nombre si considérable de monuments qu’il n’y avait pas moyen de les démolir tous. Mais même ceux qui ont été détruits continuent, d’une manière ou d’une autre, de vivre une autre vie. Le Mash’had Nabi Hussein, ce lieu saint à Ashkelon, a été, il est vrai, complètement rasé en 1950, mais les fidèles musulmans n’y ont pas renoncé et, il y a quelques années, les Ismaéliens, faction liée aux chiites et dont le centre se trouve en Inde, ont érigé une sorte de petite scène en marbre à l’endroit où se dressait l’antique Mash’had, et depuis lors, des milliers de croyants visitent chaque année cet endroit situé en bordure de l’hôpital Barzilai. A Yavneh, il ne reste de l’ancienne mosquée, rasée, qu’un minaret avec, à ses côtés, des ondulations de ruines et un figuier. Mais lors d’une visite sur ce site, il y a une semaine, on pouvait voir sur la colline un groupe de vieux Ethiopiens priant avec ferveur sous ce figuier. Comme si cet endroit demeurait saint, même si ses habitants ont changé.

(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)

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