Notes sur l’Amazonie brésilienne et les mouvements paysans en Amérique latine

De Quito à l’Amazonie brésilienne, le voyage s’effectue via Bogota. Comme il y a trois heures entre les deux vols, des amis viennent me rejoindre pour le dîner à l’aéroport : une collaboratrice de Piedad Cordoba, qui a joué un rôle important pour la mise en route des négociations avec les FARCS et le président du Mouvement paysan colombien. La conversation porte sur le thème des négociations : un fort courant exige la participation de la société civile. Une réunion est prévue la semaine suivante à ce sujet. Par ailleurs, la question agraire est au centre des discussions entre le Gouvernement et la guérilla. La Colombie est le pays d’Amérique latine qui a la répartition la plus inégale des terres en Amérique latine. C’est cela qui fut à l’origine de la rébellion armée des FARCS et pratiquement rien n’a changé depuis plus de 40 ans, au contraire. Le leader paysan n’hésite pas à dire que malgré les déviances du mouvement, « ils sont des nôtres ».

 
 
 

Le lendemain: arrivée à Maraba, dans l’Etat du Para (grand comme deux fois la France), après 23 h. de voyage et une escale à Brasilia. Des responsables locaux du Mouvement des Sans Terre (MST) sont à l’aéroport et ils m’amènent à l’Université, où se tient une réunion commune du MST et de la Commission de la Pastorale de la Terre (Conférence épiscopale brésilienne). A l’ordre du jour les problèmes de la terre, les luttes paysannes, l’agriculture paysanne, les grands projets hydroélectriques. Grâce à Celia Congilio, sociologue et professeur de l’Université Fédérale du Para, proche du MST, une collaboration étroite existe entre un groupe d’intellectuels et les mouvements sociaux. Elle explique que c’est une lutte constante au sein de l’institution universitaire.

 

Ensuite, tour de la ville et réunion avec les responsables du MST. Nous traversons une des rivières faisant partie de l’ensemble du fleuve Amazone, sur un pont de plusieurs kilomètres. Y passe un train interminable, trois locomotives et plus de 200 wagons de minerais de fer de la mine Vale do Rio Doce, que nous visiterons le lendemain. La réunion est destinée à préparer les rencontres des jours suivants, notamment dans une implantation (assentamento) du MST, Palmares à quelques 225 km de là et la visite de la mine de l’entreprise Vale do Rio Doce a Carajas. Les amis du MST me donnent le livre de Fiorelo Picoli, O Capital e a Devastação da Amazonia, qui me permettra de préciser les informations qui suivront.

 


L’Amazonie brésilienne

 

L’ensemble de la forêt amazonienne s’étend sur 5,5 millions de klm2, dont 63 % au Brésil. Elle forme la moitié du territoire de cet immense pays. C’est une forêt fragile, au sol peu profond, tropicale et luxuriante. On y retrouve la moitié des espèces vivantes animales de la planète, quelques 2 millions d’espèces végétale et 500 000 herbes médicinales. D’où l’intérêt des firmes pharmaceutiques. Elle est constituée pour 30 % de grands arbres (jusqu’à 50 m) au Para, des châtaigniers et 70 % d’arbres moins élevés, entre 15 et 20 m. Quelques 25 millions de personnes vivent sur son territoire.

 

Sa destruction systématique a commencé au Brésil avec le coup d’Etat militaire de 1964. Depuis 1970, 17 % de la forêt brésilienne a été détruite. A cette date, on estimait la dévastation récente à 4 %. Entre 1970 et 2000, plus de 15 % furent déboisés et si rien ne change, en 2020, le total de la destruction sera de 42 % de la superficie originale. La déforestation commence par l’abattage des meilleurs arbres, puis vient, pour le reste, l’incendie et l’usage des défoliants, ce qui détruit toute vie végétale et animale et enfin le défrichage à l’aide de bulldozers. Le général Emilio Gerrastazu Médici (président entre 1969 et 1975) avait eut ce mot, fin des années 60 : « Terres sans hommes et Hommes sans terre », pour justifier la pénétration au sein de la forêt amazonienne de l’agriculture et de l’élevage, de même que des activités extractives. Il s’agissait, en fait, d’introduire cette région dans le marché mondial. A vrai dire ce n’était pas la première fois.

 

Entre 1870 et 1910, l’exploitation du latex avait connu un grand succès. On y doit la naissance de Manaus sur les bords de l’Amazone, ville implantée en pleine forêt, dont l’opéra, copie de celui de Paris, a longtemps fait l’orgueil du Brésil. Mais cette activité, lourdement payée par les populations indigène amazoniennes, tant au Brésil qu’au Pérou, à cause des conditions inhumaines de travail et des razzias parmi les tribus pour fournir de la main d’oeuvre (pratique semblable à celle du Congo de l’époque) prit fin peu de temps avant la première guerre mondiale.

 

Le président Fernando Enrique Cardoso (entre 1995 et 2003) partisan d’une modernisation accélérée du pays, s’inscrivit dans une continuité du processus d’extension de la frontière agricole et durant le premier gouvernement Lula 2004 – 2008) on estime que l’équivalent de 8 terrains de football disparaissaient chaque minute. Ce n’était pas seulement en vue d’une activité agricole, qu’une telle politique était menée, mais aussi pour l’exploitation des minerais, qui sont nombreux : fer, manganèse, étain, chrome, nickel, cobalt, uranium, or, cuivre, bauxite, gaz, charbon, etc. Une nouvelle période d’exploitation de ces ressources s’ouvre depuis une dizaine d’années, vu l’augmentation des prix des matières premières sur le marché mondial et l’épuisement progressif des gisements connus. Cela affecte aussi l’Amazonie. Les conflits miniers se multiplient en Amérique latine : 157 en 2012 (impliquant 215 communautés) et 21 au Brésil.

 

Ces divers processus entrainèrent une concentration des terres nouvellement défichées. En 1975, 99,8 % des propriétés avaient plus de 100 ha. Une activité spéculative s’installa également. Les terres étaient vendues et revendues. Actuellement 1% des propriétaires possèdent 44 % des terres. Elles servent aussi au blanchiment de l’argent. Avec le régime militaire, l’Etat distribua des titres de propriété à de grands propriétaires terriens, sur des surfaces défrichées et officiellement inoccupées, mais où vivaient de petits agriculteurs ou des communautés indigènes qui étaient alors expulsés. Des étendues immenses furent ainsi concédées. On cite le cas de Carlos de Medeiros, avec 9 millions d’ha (équivalent du Portugal) ou Cecilio Rego Almeida, dont la propriété équivaut à la superficie de la Belgique et des Pays-Bas réunis (1). Mais c’est aussi le cas de sociétés multinationales. La plus grande entreprise possède 1.500.000 ha (Jari S.A.) une autre, japonaise (Suiá-Missu) 678.000; Georgia Pacific (USA) 500.000 ; Volkswagen, 140.000. Mais des centaines d’autres sont présentes, souvent via des intermédiaires brésiliens (2). La réforme agraire mise en route après le régime militaire dans les années 80, fut facilement détournée par les grands propriétaires, qui répartirent leurs terres entre leurs enfants, amis et employés, recevant parfois des titres de propriété sur des terres qu’ils n’avaient jamais possédées, ce qui permit aux gouvernements successifs de gonfler les statistiques de redistribution des terres (3). A la même époque, un grand nombre d’occupations illégales sont aussi signalées, mais sans grandes mesures de rétorsion, car il existe une grande complicité entre autorités locales, police militaire, grands propriétaires et entreprises.

 

Après le coup d’Etat militaire, avec l’ouverture de l’Amazonie et la pénétration de la route transamazonienne, un immense appel de population se produisit. Des dizaines de milliers de paysans sans terre du Nord-est ou de sans emplois des villes, émigrèrent vers la région. Ce fut aussi la grande période des chercheurs d’or (galimpeiros) notamment dans le Para. Travaillant dans des conditions inhumaines, ces derniers ne faisaient guère de vieux os et dépensaient presque tout leur revenu financier dans les bars et lieux de prostitution. Cette activité prit fin au début de ce siècle, par épuisement des gisements des rivières, laissant les galimpeiros sans travail, en recherche de terres ou recrutés comme main d’œuvre à bon marché par les propriétaires terriens et les entreprises minières.

 

C’est au cours de cette même décennie que la violence se généralisa. La police militaire se mit au service des grands propriétaires et des entreprises, qui paient les institutions policières mal rémunérées (construction de casernes, etc.) et engagent leurs ex-membres comme gardiens de sécurité privés. Selon l’expression consacrée, la région devint le faroeste.

 

Les années 80 avaient vu le développement de l’élevage extensif, avec l’aide du gouvernement, y compris des aides financières. L’exploitation du bois, précieux ou pour faire de la pâte à papier, connut une expansion énorme, avec notamment des firmes de Malésie. Au Mato Grosso, de l’autre côté de la forêt amazonienne, par rapport au Para, ce sont les cultures de soja qui se développèrent à partir des années 90. Il est impressionnant de voir d’avion les immenses rectangles de soja pénétrant la forêt, comme j’ai pu le constater dans un vol entre Lima et São Paulo. Pendant 10 minutes de vol le spectacle est attristant : une véritable agression écologique, destinée à l’alimentation humaine et du bétail et de plus en plus aux agro-carburants. Selon un article du Guardian, la culture du soja a augmenté de 10 % rien qu’en 2011 (4).

 

Le défrichage illégal reste très important, même si au cours des dernières années, grâce à la surveillance par satellite, le contrôle s’est amélioré. Mais la répression est difficile à exercer. Selon le même article du Guardian, seules 2 % des amendes sont réellement perçues. Le Gouvernement de Dilma Roussef, sous la pression des Ruralistas, lobby très puissant des grands propriétaires, a édicté en 2012, un nouveau code forestier, qui tout en prévoyant certaines protections, est surtout destiné à lever les obstacles au  développement du secteur moderne de l’agriculture, sur lequel s’appuie le pays pour sa croissance en tant que puissance émergente.

 

L’extension des cultures transgéniques s’accélère. Plus de 80 % du soja est génétiquement modifié, et cela s’étend aussi au maïs, au coton, aux haricots. On est passé de 4 millions d’ha en 2002 de cultures OGM à 36, 6 millions, en 2012 (5). On annonce l’application de cette technologie agricole à l’eucalyptus, déjà largement cultivé dans le pays, sous forme de monoculture et qui pourrait y être commercialisé dès 2015, pour produire des agro-carburants, grâce à une « reforestation » de l’Amazonie. L’idée y est défendue au Brésil par Stanley Hirsh, chief executive, de la compagnie israélienne de biotechnologie, FuturaGen (6), qui n’hésite pas à déclarer « Yes I do want to save the world ».

 

Il faut ajouter à ce panorama, la construction des grands barrages, pour la production d’hydroélectricité, dont de nombreux projets sont en cours. Ils inondent des centaines de milliers d’ha et obligent des dizaines de milliers de personnes à se déplacer. L’électricité est principalement destinée aux activités industrielles. La Commission de la Pastorale de la Terre se préoccupe prioritairement de ce problème. De nombreux petits paysans et communautés indigènes sont expulsés. Les compensations sont souvent illusoires, car la majorité d’entre eux n’ont pas de titres de propriété. TRACTEBEL, l’entreprise belge, est souvent citée comme un emblème dans ce domaine.

 

Malgré cette production de richesse, fin de la décennie 1990, 60 % de la population de l’Amazonie vivait sous le seuil de pauvreté et comptait 24 % d’analphabètes. Seuls 4% disposaient de sanitaires. Quant aux indigènes, qui étaient estimés à 6 millions de personnes sur le territoire brésilien au moment de la colonisation, ils sont aujourd‘hui environ 550.000, principalement en Amazonie. Ils sont les principales victimes des expulsions par les grands propriétaires, les entreprises minières ou les projets de grands barrages. Don Pedro Casaldaliga, évêque retraité d’Araguia, qui a pris la défense des indigènes de sa région, a reçu des menaces de mort si précises, qu’il a dû quitter les lieux en décembre 2012. « Amazonie, terre de terreur et de violence », en conclut Fiorelo Picoli.

 

 

Un parcourt instructif

 

C’est sur cette toile de fond que j’accompagne trois dirigeants du MST sur la voie qui pénètre le territoire amazonien au départ de la ville de Maraba. Celia Gongilio, la professeur de l’Université de para, nous a prêté sa voiture, une 4 x 4 bien utile en la circonstance. « Nous n’avons pas de voiture, disent les membres du MST, mais nous avons des amis ». Nous parcourons plus de 200 km sur une route fédérale en très mauvais état, jusqu’à Paraunapebas. D’énormes camions encombrent le chemin, de même que des bus transbrésiliens. Tous font du slalom entre les trous remplis d’eau en cette saison des pluies.

 

Le paysage est monotone : des élevages à n’en pas finir, de bétail de couleur blanche avec une bosse sur le dos, des terres de soja récemment récolté. Quelques châtaigniers isolés rompent le paysage immensément plat. Des clôtures marquent les limites des propriétés. Nous passons devant celle de Santa Barbara. Des gardes armés sont postés à l’entrée du domaine. Le propriétaire Donald Santos est aussi à la tête de la filiale brésilienne de la banque américaine Opportunity, bon exemple du passage d’une oligarchie terrienne vers une bourgeoisie financière. En juillet 2012, à l’initiative du MST, une marche de paysans fut organisée à l’occasion de la Conférence des Nations Unies, Rio + 20 sur le changement climatique. Lorsqu’elle passa devant la propriété Santa Barbara, sur la route de Maraba, les gardes ouvrirent le feu et 16 paysans furent blessés, dont un enfant de 2 ans. Cette propriété, comme les voisines, est connue pour ses mauvaises conditions de travail. La semaine précédente, deux propriétaires terriens avaient été condamnés par le tribunal de l’Etat du Para pour travail esclavagiste (vente ou achat de travailleurs, qui vivent confinés sur les terres). On a même découvert des cimetières clandestins.

 

Nous nous écartons un moment de la route fédérale, pour visiter un laboratoire de recherche agronomique du Gouvernement, qui s’est installé dans la région à l’insistance du MST. De temps en temps, nous passons devant des zones agricoles occupées par les paysans sans terres. Dans toute cette région, seule une d’entre elles a été reconnue par le Gouvernement. De petites maisons sont construites en pisé, en bois et certaines en briques et sont localisées sur la parcelle de terre cultivée.

 

La stratégie du MST est de rassembler dans des campements les paysans sans terre, exigeant qu’ils y arrivent avec au moins pour un mois de subsistance. Un travail de formation et d’organisation est ensuite entrepris : un conseil régit le collectif, qui parfois peut rassembler plusieurs centaines de personnes. Il est élu par les familles, qui ont un porte-parole par 10 familles. Une école primaire est organisée et un centre de santé est créé. L’attente avant l’occupation d’une terre, soit gouvernementale, soit des grands propriétaires, peut prendre plusieurs mois, voire même une ou deux années. Le moment venu, l’invasion d’une terre non cultivée se réalise. Elle fait l’objet éventuellement de négociations et parfois elle est repoussée violemment par les milices privées des grandes fermes et des morts en résultent. L’occupation réalisée, la terre est répartie entre les membres et les cultures commencent à l’aide d’une coopérative de services, de même que la construction des maisons.

 

C’est donc une agriculture paysanne qui s’organise, dans toute la mesure du possible organique et non chimique. Dans la région amazonienne la plus grande partie de l’alimentation vient de ce type d’agriculture, qui représente cependant une minorité des exploitations; plus 80 % du manioc et du maïs. Une étude récente conjointe de la Banque mondiale et de la FAO, a reconnu que l’agriculture familiale était, à long terme plus productive que les monocultures, à cause du degré de contamination des sols et de l’eau, la destruction de la biodiversité et la production de gaz à effet de serre de ces dernières.

 

Tout n’est cependant pas facile dans les nouvelles installations paysannes. Certaines deviennent progressivement des villages ou petites villes, quand elles sont appuyées par le gouvernement. D’autres restent des fermes isolées en marge de noyaux où se localisent écoles et centres de santé. Le grand défi pour le Mouvement des Sans Terre est l’institutionalisation du processus. En effet, un esprit militant existe au départ, mais il est difficile à maintenir à plus long terme. Les intérêts de chacun ne coïncident pas toujours. Des paysans commencent à vendre leurs terres, ce qui n’est pas autorisé dans le processus mis en route par le MST. Dans le cas de l’isolement des petites fermes, les contacts sociaux sont plus difficiles et les jeunes tendent à ne plus vouloir rester. Dans les agglomérations, des habitants extérieurs viennent s’installer, qui n’ont pas vécu l’expérience collective. Les Eglises pentecôtistes qui sont nombreuse à recruter des adhérents ont tendance à concentrer toute l’attention de leurs membres sur le spirituel et à ignorer le social et le politique. Enfin les programmes de lutte contre la pauvreté mis en route par le président Lula (Bolsa familiar) ont souvent pour résultat d’affaiblir les mouvements sociaux, le minimum assuré pour survivre, rendant la lutte moins indispensable, sans pour autant transformer la structure sociale. C’est l’aspect assistentiel de ces programmes, non associés à une réforme agraire sérieuse, qui rejaillit ainsi, même s’ils sont bien organisés et comportent des exigences de scolarité et de fréquentation des centres de santé pour les familles.

 

Le MST n’est pas le seul mouvement paysan existant. Nous croisons aussi un assentamento de la FETBAB (Fédération des Travailleurs Agricoles du Brésil). Il s’agit de petits paysans et non pas de paysans sans terres. Mais eux aussi manquent de terres. Le mouvement est moins radical dans ses revendications que le MST et il existe parfois des tensions entre eux. Cependant une organisation commune de tous les mouvements paysans brésiliens vient de se constituer.

 

Nous apercevons de la route, les montagnes de la Serra Pelada (la chaine des monts pelés) ainsi nommée à cause du déboisement et qui a connu son heure de gloire avec les galimpeiros ou les chercheurs d’or, venus de tout le pays, dans des paysages dantesques, grouillant de travailleurs en sueur, à l’affut de pépites du métal précieux. Cette tragédie humaine a pris fin avec l’épuisement les mines artisanales et a remis sur le marché du travail » des milliers de personnes.

 

Après une bonne centaine de km, nous atteignons le lieu hautement symbolique de El Dorado de Carajas. Le nom d’El Dorado vient des mines d’or et Carajas est le nom de la tribu indienne qui occupait les lieux. Le paysage est toujours aussi banal sur des terres défrichées pour allonger la frontière agricole. La route fait un grand S. C’est là que le 17 avril 2096, s’est produit le massacre des paysans qui marchaient en faveur de la Réforme agraire. Ils allaient vers Belem, la capitale du Para et s’étaient mis en marche à l’initiative du MST, 24 h. précédemment. Près de 4000 d’entre eux accompagnés de femmes et d’enfants faisaient une pose en vue des centaines de km encore à parcourir. La police militaire de Paraunapebas, transportée dans des bus fournis par la mine Vale do Rio Doce, se plaça à l’arrière du groupe, tandis que celle de Maraba arrivée peu après, se situa face à la tête de la marche. De façon concertée, les militaires ouvrirent le feu et 19 paysans furent tués et une soixantaine d’autres, hommes et femmes, blessés. Il en résultat une grande panique et les survivants se dispersèrent dans les assentamentos voisins. Plus tard, le MST reprit le contact avec eux pour préparer une occupation de terres, ce qui eut lieu, mais le projet qui dura quelques années finit pas se démanteler, à cause de l’hétérogénéité des participants : victimes de la marche d’une part et galimpeiros de l’autre.

 

De même que le 1 mai devint internationalement le jour des travailleurs, célébrant le massacre des ouvriers ayant osés se mettre en grève pour obtenir la journée des 8 heures, à Chicago en 1886, le 17 février devint celui des paysans en commémoraison des morts d’El Dorado de Carajas. Peu après, le MST recevait le prix Roi Beaudoin à Bruxelles, la Belgique étant accusée par le président Fernando Henrique Cardoso, de soutenir un mouvement terroriste.

 

Nous fîmes halte en cet endroit qui n’a pas changé depuis les événements. Les deux maisons où se réfugièrent certains des survivants sont toujours là. Au tournant du S de la route s’élève un monument rustique : 19 troncs calcinés de grands châtaigniers plantés autour d’une croix de bois. Chacun de ces arbres morts (dont certains sont tombés avec le temps) représente un paysan. Ils sont calcinés, comme les végétaux détruits par la déforestation. La croix rappelle le sacrifice, mais aussi l’espoir. Nous avons prié pour les victimes du massacre, mais aussi pour tous les autres qui luttent encore journellement. Malgré un long procès, les responsables sont en liberté, ce qui fait de ce drame, comme l’écrit Eric Nepomuceno « une histoire d’impunité » (7).

 


L’entreprise minière Vale do Rio Doce à Carajas (Para)

 

La ville de Paraunapebas que nous atteignons est très récente : à peine 50 ans, mais elle est déjà fort développée. Sa population approche des 300.000 habitants. Les avenues sont bien tracées, mais l’architecture des édifices reflète la hâte avec laquelle ils ont été construits. L’esthétique n’était pas au rendez-vous. C’est surtout l’entreprise Vale do Rio 12 qui est à l’origine du développement de cette localité. Située à environ 40 km du centre minier, c’est là que se concentrent une partie des activités administratives, de nombreux services auxiliaires et le logement de la main d’œuvre ouvrière. Cela me rappelle, sur le plan fonctionnel, Elisabethville et l’Union minière au Katanga, que j’avais visités peu avant l’indépendance du Congo.

 

Pour rejoindre la mine, une excellente route traverse la forêt. Il s’agit d’une réserve naturelle. Un laissé passer est nécessaire pour s’engager sur le territoire, concession de la mine Vale. Un membre d’un Centre de recherche sur les ressources minières nous accompagne. Mais avant de pénétrer sur le site, quelques mots sur l’entreprise Vale do Rio Doce.

 

Celle-ci se définit elle-même comme « l’entreprise mondiale d’extraction de ressources naturelles numéro 1, créant de la valeur à long terme, grâce à son excellence et sa passion pour les gens et la planète » (8). Elle opère en effet dans 37 pays des 5 continents. Elle employait en 2011, 79.646 personnes. Son siège opérationnel est au Brésil et son siège administratif en Suisse. Bien que spécialisée dans la mine, elle est aussi une des principales entreprises mondiales de phosphate. Elle s’est engagée également dans les agro-carburants, notamment en rachetant en 2011, la firme BIOPARMA. Elle s’apprête à planter 80.000 ha de palme pour produire du biodiesel, (essentiellement pour ses propres besoins) ce qui est une « expression de sa préoccupation pour le caractère ‘durable’ (des activités industrielles) et pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre ». Elle investit aussi dans l’hydroélectrique pour la production d’électricité, indispensable à son fonctionnement (9).

 

Fondée en 1942, comme entreprise d’Etat au Brésil, elle fut privatisée par le Président F.H. Cardoso, en 1997 et en 2006, elle racheta le combinat canadien INCO pour 18,9 milliards de dollars. Son capital actuel est principalement brésilien, avec une participation japonaise (Mitsui) de 23,08 %. Un investissement total de 16,3 milliards de dollars est prévu pour 2013. Pour le fer (la principale production au Brésil) c’est l’Asie qui est le principal marché, surtout la Chine. En 2011, 32,4 % des revenus globaux de VALE provenaient de ses ventes dans ce pays, mais, en 2012, dans son rapport à la Commission du Congrès américain sur les activités économiques, son président exprimait une crainte de diminution de cette proportion (10).

 

Au Brésil, la concession de VALE s’étend sur 650.810 ha pour une durée indéfinie. Elle comprend 4 aires naturelles protégées. L’activité principale est le fer, mais l’exploitation du cuivre a déjà commencé, notamment à Sossego, à 85 km de Carajas : une route vient d’être terminée. Le cuivre est transporté par camion, jusqu’à Paraunapebas et de là par train jusqu’au terminal Porta da Madeira, à San Luiz de Maraño. Une nouvelle extraction a commencé en 2012 à Salolo1, près de Maraba, avec un investissement de 2 milliards de dollars et se poursuivra avec Salono2, en 2013. L’or est produit également à Sossego et en 2011, la production fut de 90.000 onces. A Carajas, le lieu de la mine de fer, une usine sidérurgique est en construction et devrait fonctionner en 2013.

 

L’entreprise minière VALE définit sa mission comme : «  la transformation des ressources naturelles en prospérité et développement durable » (11). C’est très semblable au discours de la mine d’or canadienne BANRO, que j’avais visitée un mois auparavant au Sud Kivu. Elle termine par ces mots : « Imaginez, changer la richesse de la planète en développement ! ». Quant aux valeurs qui la caractérisent, elles sont six : la vie par-dessus tout ; valoriser les personnes ; protéger la planète ; faire ce qui est bien ; améliorer ensemble ; mettre tout cela en pratique » (12). Bref, de quoi satisfaire tous les fonds éthiques de la planète.

 

La rentabilité de la compagnie est appréciable, surtout avec l’augmentation de la demande de matières premières et de celle des prix. En 2011, le chiffre d’affaire fut de 58,990 milliards de dollars (contre 38,500 milliards en 2008). Le profit net après impôts fut, en 2011, de 22,885 milliards contre 13,200 milliards trois ans plus tôt. Les actionnaires de la société touchèrent cette année là, 12 milliards de revenus. Le gouvernement brésilien possède 12 actions « privilégiées » (golden), lui donnant un droit de véto sur des questions telles que le nom de l’entreprise, son siège social ou les modalités de sa dissolution. Les royalties payées à l’Etat brésilien, sur le revenu net, furent en 2011 de 2% pour le fer et le cuivre et d’1% pour l’or. Quant aux taxes, le Brésil est considéré par la compagnie comme « le meilleur pays », car non seulement elles sont inférieures aux autres régions, mais l’entreprise jouit aussi d’encouragements, c'est-à-dire de défiscalisations (13).

 

Cependant, selon le rapport de VALE, tout ne va pas sans certaines difficultés. Des conflits existent avec des groupes locaux, notamment indigènes, qui peuvent provoquer des retards ou des interruptions d’activité. Par ailleurs, plusieurs actions judiciaires sont en cours, notamment avec l’Etat brésilien, pour le paiement de certaines taxes jugées inadéquates par l’entreprise.

 

Ce qui ne figure pas dans les rapports de la compagnie, c’est que le Forum Social thématique réuni à Porto Alegre, en 2012, accorda à VALE son Public Eye Award, appelé aussi le Prix Nobel de la Honte, pour être « la pire entreprise de la planète », en compétition avec une dizaine d’autres. Présenté par le World Development Movement, de Grande Bretagne et appuyée par 88.000 votes par internet, cette décision fut fondée sur le niveau de pollution, les politiques anti-syndicales, la violation des droits du travail, le recours à des milices paramilitaires, la corruption. Le rapport signalait aussi la très longue grève des travailleurs au Canada (14) et la participation de la société au financement du barrage de Belo Monte (Amazonie) exigeant le déplacement de 40.000 personnes, principalement des indigènes. Fin 2011, lors d’une session d’étude à l’Ecole Floristan Fernandes du MST, près de São Paulo, j’avais rencontré un groupe de travailleurs de VALE, en provenance du Brésil, du Canada et du Mozambique (la compagnie possède des mine de charbon dans la province du Tété). Ils se réunissaient pour échanger des informations et préparer des actions communes. Un des travailleurs mozambicains fut expulsé du Brésil peu avant la réunion Rio + 20.

 

L’entrée sur le territoire de la mine est impressionnante. On passe sans transition de la forêt amazonienne, luxuriante et immensément verte à un paysage lunaire. Sur des dizaines de km, tout est brun, les montagnes sont totalement déboisées. Sur chaque sommet, de longues corroies de transmission du minerai s’étendent comme les bras multiples d’une divinité hindoue. Des relais en fer rouillé traitent le matériau, qui est ensuite acheminé vers les wagons du chemin de fer. Ceux-ci avancent lentement, pendant que se vident les grandes pelles crachant leur gravier de fer. Le spectacle est dantesque. Il est animé par des centaines de véhicule qui traversent constamment le lieu de part en part. Des signaux lumineux règlent leur flux. On y voit des camions, des bus, des camionnettes, des voitures, des machines énormes dont les pneus ont plus de 2 m. de diamètre. Parfois, les embouteillages sont tels, qu’il faut plus de 20 minutes pour dégager une file attendant au feu rouge. On se croirait sur un aéroport international.

 

Un promontoire permet d’avoir une idée d’ensemble du site, au moins dans sa partie centrale. Une montagne est devenue un trou de plus de deux km de diamètre. Un bruit sourd sort de cet univers, celui des machines et des véhicules qui y travaillent. La vision est hallucinante, à la fois fascinante et dérangeante. Comment l’être humain est-il capable de dominer ainsi l’univers naturel ? Une perspective prométhéenne vient à l’esprit, mais en même temps d’autres réflexions affluent : quelle blessure à la nature (la terre-mère) et probablement irréversible. Qui se souvient encore qu’une tribu indienne s’appelait Carajas, nom adopté par la mine ? Quels effets indirects sur l’environnement que cet univers s’étendant bien au-delà du lieu d’extraction ? Quel usage énorme d’eaux recueillies dans d’énormes bassins circulaires ? Quelles conditions de travail ? Quelles compromissions avec les autorités politiques pour pouvoir exploiter un tel gisement au bénéfice principal d’actionnaires privés ? A quoi servira ce minerai : armements, objets inutiles pour une consommation irrationnelle ?

 

S’il s’agissait d’une exploitation unique au milieu de centaines de km2 de forêt, on pourrait le tolérer, moyennant des conditions strictes du point de vue écologique et social. Mais l’extraction se multiplie, non seulement dans cette région, sinon dans le Brésil entier, en Amérique latine, du Mexique à la Patagonie, en Afrique, en Asie. C’est un phénomène planétaire. L’épuisement des ressources naturelles est en vue et la chasse aux gisements est ouverte, mettant en compétition les grandes entreprises. Les techniques sont plus destructrices qu’auparavant, pour atteindre des seuils de production impensables précédemment.

 

L’émission de gaz à effet de serre se chiffre par millions de tonnes. Un nombre invraisemblable d’hectolitres d’eau est utilisé à un moment où la crise hydrique s’inscrit à l’horizon. La pollution des sols et des nappes aquatiques par l’utilisation des produits chimiques ou d’intrants tels le mercure ou le cyanure, rend de nombreuses terres inexploitables et affecte la santé des travailleurs et de leurs familles. Bref c’est un modèle d’extraction qui est en jeu. Proposer des alternatives n’est pas facile et cependant possible et indispensable. Une chose est sûre, la situation actuelle mène au désastre. Elle ne peut se reproduire dans le temps et elle est inacceptable, économiquement, politiquement et moralement.

 

En rentrant à Paraunapeba, nous passons par la ville construite par la Compagnie pour ses cadres et personnel administratif. Elle est située en bordure de forêt, sur une terre défrichée à cette intention et comprend tous les services désirables. Nous longeons aussi l’aéroport privé de l’entreprise et regagnons la ville. Le lendemain une réunion était organisée à Palmares, une installation du MST. Une trentaine de personnes s’étaient rassemblées dans un local dont le toit était fait de feuilles de palmiers. Il s’agissait d’un séminaire de deux jours de formation des cadres de la coopérative et du Mouvement. J’intervins sur les aspects locaux de la crise mondiale. La discussion dura la matinée. Après un rapide repas, nous reprîmes la route vers Marbala, cette fois sous une pluie diluvienne, bien amazonienne, sur plus de 200 km tout aussi cahotiques qu’à l’allée et les amis du MST me déposèrent à l’aéroport 25 minutes avant le départ de l’avion pour Brasilia.

 

En arrivant à la capitale, je vois les monuments de Niemeyer, la cathédrale, le palais du gouvernement, ne sachant pas que quelques jours plus tard leur auteur allait s’éteindre à l’âge de 104 ans. Autre avion pour l’aéroport international de São Paulo, où le vol arrive à minuit. Un collaborateur du MST m’y attend pour me conduire à l’école du Mouvement à environ 60 km de là, sur l’autoroute vers Rio.

 

Le lendemain matin, réunion avec les membres de la Confédération latino-américaine des Paysans. Ils sont environ une soixantaine, venant de tout le continent. Le thème de la journée est la crise mondiale et son impact sur l’Amérique latine. C’est l’occasion de passer en revue les divers aspects de la crise mondiale et de montrer ses incidences sur le continent. La discussion porte aussi sur une typologie des régimes politiques actuels en Amérique latine. Evidemment le thème de l’agriculture est central : l’effet des monocultures, des agro-carburants, de la déforestation. Le rapport entre les mouvements sociaux et les nouveaux pouvoirs politiques est aussi abordé. Le sens d’une théologie de la Libération pour faire le lien entre la foi chrétienne et l’engagement pour la justice termine cette journée. Fin d’après midi c’est la remise des diplômes à un cours de formation de militants des mouvements sociaux de l’Amérique latine, à laquelle nous sommes conviés. Impressionnant de voir ces jeunes, en provenance de tout le continent, recevoir avec fierté le document prouvant leur participation à ce programme.

 

Une deuxième journée à l’Ecole Floristan Fernandes est l’occasion de réunions diverses avec les membres des mouvements paysans et indigènes présents et aussi de m’informer sur le programme de la réunion en janvier prochain des mouvements sociaux de l’ALBA (Initiative bolivarienne d’intégration latino-américaine) où je devrai intervenir avec Claudio Katz, économiste argentin de l’Université de Buenos-Aires et Ana Esther Ceceña, politologue du Colegio de Mexico. Le lendemain matin, à nouveau l’aéroport international de São Paulo, vol sur Bogota et enfin Quito.

 

 

Notes

  1. Eric Nepomuceno, O Masacre – El Dorado do Carajás: uma historia de impunidade, Planeta do Brasil, São Paulo, 2007, p. 52.

  2. Fiorelo Picoli, O capital e a Devatação da Amazonia, Expressão Popular, São paulo, 2006, p. 47.

  3. Bernardo Mançano Fernandes, Clifford Andrew Cliff, Elienai Constantino Gonçalves, Gobernanza de la Tierra en Brasil, International Land Coalition, 2012, p. 26.

  4. Jonathan Watts, “The ultimate ranger on frontlin of Amazon deforestation”, The Guardian, 15.11.12.

  5. Selon Céleres, cité par El Comercio (Quito), 09.12.12.

  6. John Vidal, “Coming soon? The GM trees bred to replace fossil fuel”, The Guardian, 16.11.12.

  7. Eric Nepomuceno, O Masacre : el Dorado de Carajas: uma historia de impunidade, Pkanta, São Paulo, 2007.

  8. www.vale.com/EN/Pages/default.aspx

  9. Vale.com/EN/investors/Quarterly-results reports/20F/20Fdocs/20F_2011_i.pdf

  10. United States Securities and Exchange Commission, Form 20-F, 31.12.11, Commission file n° 001-15030.

  11. www.vale.com/EN/Pages/default.aspx

  12. Ibidem.

  13. Ibidem.

  14. Wikipedia.

     

(25 novembre – 2 décembre 2012)

 

Source : investigaction.net

 


 


 


 


 


 

 

 


 


 


 


 


 


 


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