Lettre ouverte à Phillipe Dutilleul suite à ses carnets de route tibétains

Sous le titre “Tibet, l’improbable pays conquis”, Le Soir a publié, du 6 au 9 juillet, vos carnets de voyage. Vous êtes journaliste à la RTBF, auteur notamment de la mémorable émission « Bye bye Belgium » (en décembre 2006) et du remarquable documentaire « La Führer de vivre » (2009) consacré à Degrelle.
Je m’attendais donc à une analyse pénétrante de la situation au Tibet. Rien de tout cela, hélas. Ma déception est grande. Jugez-en plutôt.


Premier volet (lundi 6 juillet 2009)


« Détail historique qui a son importance, écrivez-vous, en 1950, les troupes du guide suprême de la République populaire de Chine fondée un an auparavant, le camarade Mao, ont envahi dans l’indifférence internationale et conquis militairement le Tibet, indépendant depuis 1913 (…) »


En fait, l’indépendance dont a joui le Tibet de 1913 à 1950 n’était qu’une indépendance de fait, favorisée par les intérêts commerciaux britanniques et rendue possible par le délitement de l’État chinois. Mais depuis le 13e siècle, avec des liens tantôt étroits tantôt plus lâches selon les vicissitudes historiques, le Tibet n’avait jamais cessé de faire partie de l’Empire chinois. D’aucuns se fondent sur cette parenthèse « indépendantiste » pour revendiquer aujourd’hui l’indépendance du Tibet ; c’est un peu comme si, profitant des tensions internationales et de l’affaiblissement de la 4e République, le Duché de Bretagne, par exemple, s’étant momentanément distancé de Paris, revendiquait aujourd’hui son indépendance… Remarquons aussi qu’aucun pays au monde, pas même les États-Unis (fort impliqués historiquement dans la croisade antichinoise), n’a jamais reconnu l’indépendance du Tibet.


« La Chine veut que le Tibet retire la majorité de ses revenus du tourisme – visiteurs chinois et occidentaux compris. C’est déjà le cas. À une condition : que l’ordre règne dans cette vaste contrée conquise et confisquée par la violence… »


Affirmation pour le moins rapide. Vous semblez oublier qu’en mai 1951 fut conclu un Accord en 17 points entre les représentants du jeune 14e Dalaï-Lama et ceux de la République populaire de Chine (parmi ces points figuraient la suppression du servage et la redistribution des terres). Pendant plusieurs années, de 1950 à l’été 1958, la population tibétaine a pu bénéficier pacifiquement de l’apport chinois (construction de routes, d’écoles, d’hôpitaux). Si la situation s’est peu à peu dégradée, c’est en partie parce que les responsables tibétains – dont le pouvoir religieux n’était pourtant pas menacé – se sont accrochés à leurs privilèges temporels, refusant notamment toute réforme agraire. Le Dalaï-Lama aurait très bien pu rester à Lhassa, à condition de n’être plus qu’un chef spirituel. Il a préféré s’exiler ; il est vrai que, dès 1950, il avait fait transférer et mettre à l’abri chez le maharadja du Sikkim son colossal trésor d’or et d’argent . [1]


« (…) des touristes sont autorisés à s’y rendre [au Tibet] depuis la révolte de l’an dernier au Tibet historique, dans les régions du Kham et de l’Amdo (…) »


Quand le Dalaï-Lama parle du « Tibet historique » ou du « Grand Tibet » pour en revendiquer le contrôle, il se réfère à une époque où la dynastie Tubo régnait sur un territoire englobant, en gros, le Tibet actuel ainsi que le Kham et l’Amdo. Mais cela se passait entre le 7e et le 9e siècle… C’est un peu comme si la France revendiquait aujourd’hui la possession de l’empire franc jusqu’à Groningue au nord, Ratisbonne à l’est et Rome au sud… Cela apparaîtrait à juste titre comme parfaitement déplacé, mais, s’agissant du Tibet, les fantasmes les plus fous trouvent des oreilles accueillantes en Occident, grâce notamment à la personnalité charismatique du Dalaï-Lama et au puissant lobbying de l’ICT (International Campaign for Tibet), dont le président d’honneur n’est autre que le suave acteur de cinéma Richard Gere.


« (…) Lhassa, capitale de la région ‘autonome’ (…) »


Pourquoi ces guillemets ? Le Tibet, érigé en région autonome en 1965, jouit d’une réelle autonomie. La RAT est habilitée à adapter la législation nationale, à l’exception de la politique étrangère et de la sécurité nationale. Dans un ouvrage récent écrit par deux grands connaisseurs belges [2] de la « question tibétaine » , vous trouverez des exemples concrets de cette autonomie, que ce soit en matière de règlement de travail, de politique de la natalité, des taux d’emprunt, de l’urbanisme, etc. Vos guillemets sont révélateurs de préjugés bien ancrés dans la mentalité occidentale pour tout ce qui touche à la Chine : jamais vous n’en auriez placés en parlant de la Communauté autonome d’Andalousie ou de la Région autonome de Sardaigne.


« [Le] coût total [du nouveau train vers Lhassa] estimé à quatre milliards d’euros représente le triple des sommes dépensées par le gouvernement de Pékin en cinquante ans pour l’éducation et la santé des Tibétains, note malicieusement le Guide du routard. On comprend rapidement que les Chinois au pouvoir ne sont pas des philanthropes dans l’âme… »


Il est facile d’ironiser sur le coût de construction du « plus haut train du monde », dont même le Dalaï-Lama reconnaît, dans une interview du 30 juin 2006, qu’il « peut être bénéfique au. Quant à l’aide de l’État central à la RAT – 3 milliards d’euros par an, soit la moitié de l’aide au développement de l’Union européenne à toute l’Afrique [3] – , on peut toujours la juger insuffisante, mais il ne faut jamais oublier que la Chine était, il y a quelques décennies encore, un pays sous-développé et que, si sa croissance a été et est spectaculaire, la disparité entre les villes et les campagnes y reste un énorme problème, un problème dont ses dirigeants sont bien conscients, un problème qui ne concerne pas que le Tibet. Par ailleurs, si l’aide apportée par l’État central à la RAT était à ce point étriquée, on ne pourrait pas expliquer l’augmentation – trop lente peut-être, mais constante – du niveau de vie des Tibétains, que peuvent constater ceux qui parcourent le Haut Plateau depuis plus de vingt ans . [4] N’oublions pas qu’en un demi-siècle, la population de la RAT est passée d’un peu plus d’1 million d’habitants à presque 3 millions (dont une écrasante majorité de Tibétains) et que l’espérance de vie y est passée de 35,5 ans à 67 ans…
Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi on serait en droit d’exiger que les dirigeants chinois soient les seuls au monde à être des philanthropes. Mais peut-être entendez-vous par là le devoir incombant à tous les leaders politiques de faire bénéficier le plus grand nombre de leurs concitoyens des droits élémentaires (au logement, à la nourriture, à l’éducation, à la santé). Dans ce cas, le Gouvernement chinois n’a pas à rougir face à de très nombreux autres leaders qui, eux, trouvent grâce chez nous.
Vous vous référez au Guide du routard et votre bibliographie ne mentionne que trois ouvrages : deux guides de voyage et un essai écrit par Frédéric Lenoir, grand admirateur du Dalaï-Lama. Plus loin, dans les 3e et 4e volets de votre reportage, vous citerez aussi le porte-parole du Dalaï-Lama, « Matthieu Ricard en personne » comme si c’était une autorité infaillible ! En tant qu’enseignant (aujourd’hui retraité), je n’aurais probablement pas accepté qu’un rhétoricien me remette un travail sur le Tibet avec un éclairage aussi unilatéral et une bibliographie aussi maigre. J’imagine d’ailleurs mal que, pour votre émission « Bye bye Belgium », vous vous soyez revendiqué du Guide du routard Belgique, quelle qu’en soient les qualités. Vous ne faites que confirmer cette constatation que, s’agissant du Tibet, les médias occidentaux, surtout francophones, se contentent de peu, alors qu’il existe sur la question des contributions remarquables, comme, par exemple, (en anglais) de Melvyn Goldstein, Barry Sautman, Tom Grunfeld, etc., ou (en français) de Danielle Bleitrach, Michel Parenti, Élisabeth Martens, etc.


Deuxième volet (mardi 7 juillet 2009)


« (…) le Tibet n’est plus un pays théocratique (…) gouverné par des moines et autres lamas autoritaires (…) Mais par une nomenklatura communiste, athée, butée, arc-boutée à ses privilèges, matérialiste et pas seulement dans le sens historique où Marx l’entendait (…) »


Je n’arrive pas à comprendre qu’un journaliste sérieux puisse, dès sa descente d’avion à Lhassa, se permettre d’énoncer ce jugement sommaire – à la limite de l’injure –, qu’on croirait extrait d’un discours de meeting de Philippe de Villiers. Et le plus cocasse, c’est que, quelques lignes plus loin, vous vous en prenez aux « dirigeants chinois qui le [le Dalaï-Lama] traitent de tous les noms d’oiseaux et de tous les adjectifs les plus inconvenants… » D’où qu’elles viennent, les invectives ne sont certainement pas faites pour rapprocher les points de vue. Mais quels sont précisément ces noms d’oiseaux et ces adjectifs inconvenants lancés contre le Dalaï-Lama ? Que les dirigeants chinois soient quelque peu énervés par les revendications indépendantistes du Dalaï-Lama pour le « Tibet historique » (pudiquement déguisées en demandes d’autonomie poussée), cela peut se comprendre ; mais je vous signale que les critiques les plus acerbes formulées à l’égard du Dalaï-Lama ne viennent pas de Beijing, mais d’historiens occidentaux, qui ont notamment mis en lumière ses liens avec la CIA ainsi que ses fréquentations plus que douteuses avec des personnalités nazies – une réalité qui devrait intéresser le réalisateur de la remarquable émission sur Degrelle, « la Führer de vivre ».
Cocasse encore votre remarque sur l’abstinence de poisson pratiquée, il est vrai, dans certaines parties du Tibet : « Les Chinois eux pêchent… Première différence notable, notai-je mentalement. » Sans aucun doute, nous avons affaire là à une observation capitale, digne de renouveler la science ethnologique !
Passons à des sujets plus importants : « L’élément vert prédominant du paysage est constitué non par les arbres (la déforestation massive opérée par les Chinois est un véritable fléau au Tibet) mais par de nombreux champs (…) »
D’où avez-vous tiré cette nouvelle accusation ? Il y a un siècle déjà, bien avant l’ « invasion » chinoise au Tibet, Alexandra David-Neel décrivait le Tibet comme un « pays sans arbre ». Comme la population a depuis lors augmenté considérablement, les besoins en bois de chauffage se sont également accrus. Ce qui n’a rien arrangé, c’est la désertification du Haut Plateau provoquée par le réchauffement climatique. C’est la raison pour laquelle le gouvernement de la RAT, en plus de stimuler l’usage du méthane, a entrepris une vaste campagne de reboisement. Si vous vous êtes rendu dans le triangle Lhassa-Gyangze-Xigaze, vous avez dû remarquer la présence de milliers de jeunes arbres…


« Premiers contacts avec des habitants pas farouches pour un sou, au visage émacié, aux joues rondes rougies par l’altitude, qui les distinguent morphologiquement de leurs ‘compatriotes’ chinois han. »


Ces guillemets ne sont-ils pas révélateurs de sympathies inconscientes pour la thèse indépendantiste ? La Chine comporte un grand nombre de minorités ethniques dont les membres sont tous des citoyens de la même République : les Hans et les Tibétains sont bien des compatriotes sans guillemets. Oseriez-vous parler des Flamands comme nos « compatriotes » entre guillemets ? Vous me faites songer à Bart De Wever qui, interrogé le soir du 7 juin sur les élections en Wallonie, a déclaré ne pas faire de commentaires sur ce qui se passait à l’étranger…


« (…) il ne reste plus aujourd’hui qu’un dixième de moines présents dans les nombreux monastères peuplant la contrée…"


Le choc des chiffres ! Dans le passé, ce pays a recensé jusqu’à un moine pour dix habitants. On est très loin du compte en 2009 ! Le communisme est passé par là. » Il reste tout de même en RAT quelque 60.000 moines, soit 4% de la population mâle : ce n’est pas rien, et c’est beaucoup plus que le dixième de la situation d’avant 1950. Libre à vous d’être nostalgique de l’ancien régime féodal. Le gouvernement de la RAT estime, lui, qu’en revenir à la situation passée, comme le souhaite le Dalaï-Lama, imposerait une trop grande charge à la population active.


« Les Chinois sont devenus majoritaires en particulier dans les grandes agglomérations comme la capitale Lhassa où ils représentent désormais 70% de la population. Cette évolution s’apparente à une colonisation au forceps basée sur la loi du nombre. »


Dans quelle feuille de chou avez-vous été chercher ce chiffre de 70% ? D’après Barry Sautman (de l’Université des Sciences et Technologies de Hong Kong) et le sinologue allemand Ingo Nentwig (ancien directeur du département de recherche du Musée d’Ethnologie de Leipzig), les Hans ne sont pas 70%, mais 50% de la population de Lhassa ; et encore s’agit-il souvent de résidents temporaires (soldats qui repartiront après leur démobilisation, ouvriers travaillant sur des chantiers routiers ou ferroviaires, commerçants ou restaurateurs bien décidés à rentrer au pays après quelques années). Quand on s’éloigne des villes, la proportion de Hans diminue considérablement et les Tibétains constituent dans les campagnes une majorité écrasante. Il est, à tout le moins, exagéré, pour ne pas dire plus, de parler de « colonisation au forceps ».


Troisième volet (mercredi 8 juillet 2009)


« Les commodités demeurent bien souvent collectives chez les Tibétains. »


Pour faire remarquer la chose, il faut vraiment que vous n’ayez de la réalité chinoise qu’une vue bien superficielle, n’étant probablement descendu que dans des hôtels de standing. À Beijing même, il n’y a pas si longtemps – avant les vastes travaux entrepris en vue des Jeux olympiques de 2008 – les toilettes étaient très souvent collectives. Et c’est encore le cas aujourd’hui dans de nombreux villages de Chine, et pas seulement au Tibet : il faut du temps pour que les standards occidentaux en matière d’hygiène se généralisent.


« (…) les paysages les plus fabuleux tranchent avec la misère du peuple paysan et nomade que les dirigeants chinois cherchent à sédentariser contre leur gré. »


Voilà encore une affirmation péremptoire qui mérite à tout le moins d’être nuancée. Si les dirigeants locaux encouragent la sédentarisation, c’est parce que l’assèchement des sols ainsi que l’accroissement exponentiel de la population et du cheptel font peser de graves menaces écologiques sur le Haut Plateau. Évidemment, au temps béni de l’ancien régime féodal, il y avait moins de problèmes, car on ne parlait pas encore de réchauffement climatique et puis, surtout, on avait la chance de mourir jeune…
Vous parlez aussi « des monastères (…) entièrement détruits durant la révolution culturelle maoïste (…) »
C’est vrai, hélas, que la Révolution culturelle a provoqué la destruction de nombreux monastères. Mais, par souci d’objectivité, il conviendrait d’ajouter que le Tibet n’a pas davantage souffert de cette période tragique que les autres parties de la Chine. Il serait bon aussi de rappeler que, parmi les gardes rouges ayant sévi au Tibet, il y avait beaucoup de jeunes Tibétains. Depuis lors, toutefois, il a été procédé à la reconstruction et à la restauration d’un certain nombre de « monastères et temples bouddhistes, – je vous cite – plus imposants et riches les uns que les autres (…) » C’est quand même étonnant de la part d’une nomenklatura athée et bornée…


Quatrième volet (jeudi 9 juillet 2009)


« Puis il [le guide] énumère, d’une voix calme et lancinante, la longue liste des discriminations dont sont victimes aujourd’hui les Tibétains par rapport aux Chinois : (…) moindres salaires (…), brimades et exploitations diverses (…), interdiction d’enseigner leur langue maternelle au profit du mandarin dans le secondaire et à l’université pour les privilégiés qui peuvent y accéder. La liste n’est pas exhaustive. Cela s’appelle un génocide culturel ! »


Voilà le grand mot lâché, et cette fois sans guillemets… Je vous concède que pas mal de jeunes Tibétains, souvent sans emploi, se sentent discriminés par les Hans. Le problème est réel. Mais le malaise provient essentiellement du fait que les Tibétains n’ont souvent pas les mêmes qualifications que leurs compatriotes qui viennent de l’est. Quelle est l’origine de ce handicap ? Plutôt que de stigmatiser la Chine, il y aurait lieu de s’en prendre à l’obscurantisme dans lequel le régime féodal a maintenu la population : un demi-siècle d’alphabétisation, c’est bien peu pour rattraper un retard millénaire. Ajoutons que les Tibétains, au contraire des arrivants Hans, sont en très grande majorité des paysans ; on n’acquiert pas le sens des affaires en un tour de main ; mais la situation est en train d’évoluer : vous aurez sûrement remarqué un grand nombre d’échoppes, de petits commerces, de restaurants, déjà aujourd’hui tenus par des Tibétains – qui apprennent vite…
Concernant la langue tibétaine, s’il est vrai qu’elle a été en péril jusqu’au début des années 80, il convient d’ajouter que les écoles primaires en RAT sont obligatoirement bilingues, que le tibétain, loin d’être interdit, devient la seconde langue à l’école secondaire (l’anglais étant 3e et facultatif). S’il est vrai que les cours dans les universités et les écoles supérieures (sauf les écoles techniques où le tibétain est de rigueur) sont dispensés en mandarin, il faut ajouter qu’il existe, dans l’enseignement supérieur (universitaire ou non), des sections consacrées à la philologie et à la culture tibétaines.
Comment l’Occident qui, pendant des siècles, a pratiqué partout dans le monde une déculturation massive des peuples colonisés, peut-il aujourd’hui accuser la Chine de « génocide culturel » au Tibet ? Quelle impudence !


« Un couple d’Américains, qui connaît la Chine et ses arcanes, nous livre son sentiment en une phrase et après une seule bière : ‘Les Chinois considèrent les Tibétains comme leurs esclaves.’ Rien à ajouter. »


Si, il y a à ajouter : Qui sont ces Américains ? Qu’ont-ils vu ? À quel titre étaient-ils au Tibet ? Quel crédit accorder à ce micro-trottoir ? Par bonheur, il existe dans le monde anglo-saxon d’autres témoins (Goldstein, Grunfled, Sautman, etc.) qui, parce qu’ils connaissent la Chine et ses arcanes, ne partagent pas ces jugements à l’emporte-pièce.


« Pékin et ses défenseurs, y compris en Belgique dans une partie de l’extrême gauche, justifient cette politique répressive impitoyable par la peur de voir éclater le pays sous le poids centrifuge des 55 ethnies minoritaires qui le composent (…) »


Je vous rassure tout de suite : je n’appartiens pas à l’extrême gauche, mais ma tare est beaucoup plus rédhibitoire : je me tiens informé et je ne me contente pas des filets d’eau tiède que laissent couler dans nos journaux ceux qui actionnent les robinets de la presse internationale. Dans une semaine, je pars pour la Chine (Tibet compris) et ce n’est d’ailleurs pas la première fois. Je serai sans préjugé de départ et je compte bien garder mes oreilles et mes yeux grand ouverts.
D’autre part, il est vrai que toute personne sensée peut avoir des raisons d’avoir peur de voir la Chine éclater. Heureusement les dirigeants chinois ne sont pas idiots et ils savent retenir les leçons de l’histoire. Ils savent qu’un éclatement de la Chine serait bien plus catastrophique que le démantèlement de l’URSS, car, au contraire de la Russie tellement vaste qu’elle peut se passer de ses républiques périphérique, la Chine, elle, ne pourrait survivre sans toutes ses composantes.
On aurait pu s’attendre de votre part à une analyse géopolitique un peu sérieuse.

André Lacroix


Ci-dessous, l'échange électronique entre Dutilleul et Lacroix


De : André LACROIX

À : Dutilleul Philippe

Objet : Fw: Re: votre reportage sur le Tibet

Suite (et  fin, j'espère) du feuilleton.

La balle est maintenant dans le camp du Soir. Mais je doute fort qu'il réagisse…

Bien cordialement.

André Lacroix


De: André LACROIX
A: Dutilleul Philippe

Objet: Re: Re: votre reportage sur le Tibet

Cher Monsieur,

Je vous remercie pour votre nouvelle réponse ; je ne manquerai pas d'emporter dans mes bagages le livre d'Eric-Emmanuel Schmitt, que vous me conseillez.

Je ne peux toutefois m'empêcher de voir dans cette recommandation et dans l'aveu de votre amour pour le "thème fiction/réalité"  la confirmation que, lors de la rédaction de vos carnets de voyage, publiés dans Le Soir sous le titre Tibet, l'improbable pays conquis, vous avez probablement cédé à la tentation de pratiquer parfois un genre littéraire mal défini.  Je ne peux manquer d'établir un parallèle avec Bye bye Belgium, mêlant la réalité et la fiction.  Différence notable toutefois : à la suite de la diffusion de cette mémorable émission du 13 décembre 2006, la RTBF a multiplié débats et mises au point pour dissiper l'équivoque, tandis que, s'agissant de vos écrits, je doute fort, et même très fort, que Le Soir accepte de mettre les choses en perspective, alors pourtant que la "question tibétaine" mériterait, tout autant que "le problème belge" un traitement sérieux.

Avec ma meilleure considération. 

André Lacroix


De: Dutilleul Philippe
 
A: André LACROIX  
 
 
Objet: RE: Re: votre reportage sur le  Tibet

Cher Monsieur Lacroix,
 
Merci de ces nouvelles  précisions. Je ne manquerai pas d'en prendre connaissance…. Saviez-vous  aussi qu'Eric Emmanuel Schmidt avait écrit un court texte directement inspiré  par le Tibet, intituté Milarepa? Cela se lit en une demi-heure…. Un petit  roman inspiré par la philosophie bouddhiste…..autour du thème  fiction/réalité qui m'est très cher…
Bien à vous.

Philippe  Dutilleul


De:  André LACROIX 
 
A: Dutilleul Philippe

Objet: votre reportage sur le  Tibet


Cher Monsieur,

Je vous remercie pour votre  prompte réponse à ma lettre ouverte.  Comme je suis, tout comme vous, "un  amoureux inconditionnel de la liberté", je ne vais pas me mettre à contester  votre droit de penser ce que vous pensez.

Il est toutefois un point de votre  réponse que je peux difficilement accepter, celui où vous semblez nier les liens entre le Dalaï-Lama et la CIA. Vous imaginez bien  que, s'il s'était agi d'une contre-vérité répandue par "une littérature  d'extrême-gauche de propagande", je me serais soigneusement abstenu d'en  parler.  Mais il s'agit d'un fait historique.  Je vous renvoie  à la note de quatre pages ci-annexée.

En  complément de cette note, je vous recommande vivement  la lecture, dès avant sa prochaine publication en version  française, d'un livre remarquable intitulé The Struggle for Modern  Tibet (New York, Sharpe, 1997, "An East Gate Book") dans lequel un  Tibétain de modeste origine, nommé Tashi Tsering, aidé par deux universitaires  américains, raconte sa vie en toute simplicité, une vie aussi  mouvementée et passionnante qu'un roman d'aventures.  Tashi  Tsering se trouve en Inde pour y apprendre l'anglais lorsqu'éclate le  soulèvement de Lhassa, en 1959 ;  il a alors trente ans ; il se  lie d'amitié avec Gyalo Thondrup, un frère aîné du Dalaï-Lama, au  service duquel il va se mettre pour accueillir les réfugiés tibétains,  sans savoir que ce frère du Dalaï-Lama était subventionné par la CIA : "At  the time I did not know that he was the chief Tibetan working with the  American Central Intelligence Agency and really had substantial financial  resources."   C'est un témoignage de première  main.

Enfin, puisque vous faites un lien entre les Tibétains et  "d'autres ethnies dont l'une vient aussi de se révolter pour des raisons  similaires", je vous invite à lire ce qu'écrit F. William Engdahl, un analyste  canadien, sur le contexte géopolitique des émeutes d'Urumqi :  http://www.globalresearch.ca/index.php?context=va&aid=14327 <http://www.globalresearch.ca/index.php?context=va&aid=14327> .

Avec ma meilleure  considération.

André Lacroix


De:  Dutilleul Philippe 
 
A: André LACROIX 
 

Objet: votre reportage sur le  Tibet

Cher  Monsieur,

Merci pour votre  contribution intéressante et fouillée sur le Tibet et la Chine. J’avais  connaissance de pas mal des éléments que vous soulevez et j’y ai fait  allusion. Je n’ai pas prétendu dans ces articles faire un cours d’histoire  passée et contemporaine sur le Tibet et la  Chine. Je laisse cela en effet aux  spécialistes dont je ne fais pas partie. Il s’agissait pour moi d’écrire des  impressions de voyages, étayées par des lectures (plus nombreuses que celles  que vous mentionnez) et des contacts divers (avec des gens ayant une  analyse) ainsi que ma visite à Pékin et au Tibet (plus de deux semaines). Je  ne prétends pas écrire la vérité mais de raconter dans ce récit des éléments  qui permettent de mieux comprendre la situation de cette région et/ou de ce  pays.  Pas mal d’éléments que vous développez sont d’ailleurs  mentionnés, comme l’apport économique incontestable au Tibet par les Chinois  Hans ou le caractère rural des Tibétains. Mais vous ne m’enlèverez pas de  l’esprit qu’il s’agit bien d’une colonisation forcée de la part d’un régime  totalitaire communiste. Et ce ne sont pas quelques milliers d’arbres  replantés qui modifieront cette tendance. Je ne défends d’ailleurs nullement  l’aspect théocratique du Bouddhisme et je prends nettement mes distances  dans mon texte avec ses aspects les plus rétrogrades. Ce que d’ailleurs a  fait le Parlement tibétain en exil….et que concède aujourd’hui le dalaï-lama   dans ses déclarations. Je suis un amoureux inconditionnel de la  liberté et je pense que le gouvernement chinois serait bien inspiré pour  garder son empire d’accorder une autonomie REELLE au « Tibet  autonome » et à l’ensemble des Tibétains qui vivent sur son territoire  sans parler d’autres ethnies dont l’une vient aussi de se révolter pour des  raisons similaires ….Quant à savoir si le dalaï-lama est sponsorisé par  la CIA, il  s’agit d’une littérature d’extrême-gauche de propagande, relayée notamment  par Mme Elisabeth Martens – que vous citez – dont j’ai lu récemment un  papier défendant la politique au Tibet du régime communiste chinois. Je puis  en tous les cas vous assurer que je ne suis pas du tout un suppôt de  Washington…….ni de Pékin pour paraphraser ce genre de littérature (qui dans  l’ensemble n’est pas la vôtre, je le reconnais bien volontiers).

Bien à  vous.

Philippe  Dutilleul

Notes

[1] Voir Melvyn Goldstein, William Siebenschuh and Tashi Tsering, The Struggle for Modern Tibet, The Autobiography of Tashi Tsering, éd. Sharpe, New York, 1997 (An East Gate Book), p. 57-58.
[2] Jean-Paul Desimpelaere et Élisabeth Martens, Tibet au-delà de l’illusion , éd. Aden, Bruxelles, 2009, pp. 134 et ss.
[3] Op. cit., p. 102.
[4] Tout le premier chapitre de l’ouvrage cité plus haut rend compte d’une enquête longue et minutieuse effectuée par Jean-Paul Desimpelaere dans de nombreux villages du Tibet, parfois très reculés.

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