Lettre au Monde sur l’Iran

Pierre Lévy interpelle Gérard Courtois  sur le traitement par Le Monde du dossier iranien.

Monsieur le directeur éditorial et cher confrère,
 
Comme certainement beaucoup de vos lecteurs, j’ai suivi avec grande attention les événements qui ont marqué l’Iran dans la dernière période. Je voudrais vous faire part ici de ma réaction quant au traitement que votre journal a réservé à ce dossier.
 
Ces dernières années, Le Monde n’avait jamais fait montre de tendresse immodérée pour le président Ahmadinejad. Avant, pendant, et plus encore après le scrutin du 12 juin, il n’a pas caché sa préférence marquée pour le principal concurrent de celui-ci. C’est le droit le plus strict du Monde que de choisir sa ligne éditoriale, en cette matière comme dans toutes les autres. Du reste, ce choix ne saurait surprendre.
 
En revanche – et tel est en l’occurrence mon propos – tout se passe comme si, dès lors qu’il s’agit d’un pays et d’un dirigeant associé à « l’axe du Mal », les qualités journalistiques essentielles, qui font la réputation de votre quotidien, semblaient ne plus s’imposer. Un peu comme si, dès l’instant où est en cause un responsable politique étranger démonisé par le chœur médiatique, une sorte d’« état d’urgence » suspendait, par exception, les règles que vous vous prévalez, souvent à bon droit, d’appliquer pour le reste de l’actualité.
 
De fait, Le Monde ne fait nullement exception dans un concert quasiment sans fausse note – du Figaro à l’Humanité, sans parler de l’imbattable Libération. Simplement, il n’est pas illégitime de faire preuve d’un niveau d’exigence sensiblement plus élevé à l’égard de votre journal.
 
Bref, la ligne éditoriale est une chose. Le renoncement aux règles habituelles d’équilibre, de vérification de l’information, de prudence et de distance en matière d’analyse en est une autre. J’ai en outre été frappé par les rafales successives de tribunes (« Horizons Débats ») accordées aux partisans, souvent très virulents, de l’opposition, alors que pas un seul texte – sauf omission de ma part – n’était signé d’un auteur soutenant l’actuel président, ou même souhaitant exprimer un point de vue nuancé. Plus remarquable encore : l’émission Internationales, diffusée par TV5 Monde, recevait le 21 juin l’ambassadeur d’Iran en France, sans qu’une seule ligne dans vos colonnes ne fasse écho à ce long entretien, et ce, alors même que Le Monde est partenaire associé de la dite émission. Une situation qui me semble pour le moins paradoxale, pour ne pas dire schizophrénique.

 
Votre journal, comme à peu près toute la presse, écrite ou audio-visuelle, a ainsi décliné une thèse qu’on pourrait résumer ainsi : Mahmoud Ahmadinejad a, lors de son précédent mandat, conduit son pays au désastre, et n’a dû sa réélection qu’à une fraude massive (« que plus personne ne conteste », 23/06/09), en contradiction avec la vague d’espoir populaire qui a marqué la campagne et devait assurer la victoire de Mir Hussein Moussavi.
 
S’agissant de l’« échec économique » imputé au président sortant par les éminents commentateurs occidentaux, on pourrait être tenté d’ironiser sur les brillants succès dont peuvent s’enorgueillir les dirigeants européens ou américains quant à leurs propres économies, succès qui justifient ainsi à l’évidence cette hautaine condescendance quant aux résultats économiques de l’Iran.
 
De même, les appels lancés depuis Paris, Londres, Berlin ou Bruxelles appelant à « respecter le vote des électeurs » résonnent étrangement aux oreilles de qui se souvient que, exactement un an auparavant, soit le 12 juin 2008, les citoyens irlandais opposaient un Non sans bavure au dit « traité de Lisbonne » ; et que, six mois plus tard, le Conseil européen décidait très officiellement que ce verdict était nul et non avenu et qu’il convenait de revoter.
 
Plus prosaïquement, s’agissant de la fraude alléguée en Iran, je n’ai vu aucune information permettant d’affirmer avec certitude son existence ou de mesurer son ampleur, si ce n’est bien sûr, les affirmations de l’opposition. Ces dernières ne sont probablement pas à balayer, mais il est également difficile de les prendre pour argent comptant. Quoiqu’il en soit, il me semble que tout esprit rationnel devrait s’interroger sur la difficile vraisemblance d’une fraude portant sur les onze millions de suffrages qui séparaient les deux premiers candidats selon les résultats officiels.
 
Comme vous, je regrette bien sûr que plusieurs confrères aient dû quitter Téhéran (même si on ne peut totalement exclure qu’un petit nombre d’entre eux aient eu une conception, disons, extensive de leur mission). Il est cependant dommage que leurs rédactions respectives ne leur aient pas demandé de profiter de cette circonstance pour faire un crochet, géographiquement modeste, par Sanaa. Je ne vous apprendrai rien en rappelant que les autorités du Yémen ont prestement repoussé à 2011 les élections qui devaient avoir lieu, sans que cela semble émouvoir outre-mesure les chancelleries occidentales. Au contraire, le Yémen va bénéficier d’une aide renforcée de la part de l’Union européenne. Sans doute faut-il en conclure qu’il vaut mieux annuler un scrutin, que de le tenir en s’exposant aux accusations d’en fausser les résultats.
 
Cependant, n’étant nullement spécialiste de l’Iran, je n’ai aucune compétence pour discuter plus avant les arguments de tous ceux qui vouent le régime du président réélu aux gémonies. Il y a en revanche une affirmation récurrente, dans vos colonnes comme partout ailleurs, susceptible de laisser perplexe qui s’intéresse tant soit peu aux relations internationales : il s’agit de la thèse selon laquelle les quatre années de présidence Ahmadinejad auraient abouti à un fiasco diplomatique se traduisant par « l’isolement » de la République islamique, isolement qui serait encore renforcé par son attitude actuelle.
 
Ainsi, dans votre édition du 18 juin, une « étudiante iranienne à Paris » conclut sa contribution en déplorant une « présidence qui nous place au ban des nations ». Cette affirmation ne se retrouve pas seulement dans nombre de « tribunes », mais également dans vos articles d’information. Pour ne prendre que la même édition, Marie-Claude Decamps termine son papier en s’inquiétant de ce que M. Ahmadinejad ne veuille « seul contre tous, s’enfoncer dans une spirale fondamentaliste ». Seul contre tous ?
 
Il se trouve que, précisément ce même 18 juin, votre manchette de Une affirme : « Iran : la Russie et la Chine soutiennent Ahmadinejad ». Un titre au demeurant parfaitement justifié, soutenu par le cliché des présidents russe et iranien, et appuyé par le long développement en pages relatant le sommet des dirigeants de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Mahmoud Ahmadinejad a donc reçu l’appui de Moscou et de Pékin, ainsi que des pays d’Asie centrale.
 
Exception asiatique ? En réalité, les liens de la République islamique se sont développés, depuis quelques années, avec plusieurs pays latino-américains, dont Cuba ; avec le Venezuela, les relations s’étaient forgées entre ces deux fondateurs de l’OPEP bien avant l’arrivée au pouvoir de leurs dirigeants actuels, et se sont renforcées. A l’instar du président brésilien, aucun chef d’État du continent sud-américain n’a jugé utile de prendre ses distances par rapport au président réélu – tant il va de soi, pour leurs peuples, que les protestations démocratiques des dirigeants occidentaux sont suspectes. Il en va de même en Afrique, si ce n’est – et encore – dans le cas de certains dirigeants arabes, pour des raisons qui ne tiennent peut-être pas essentiellement à l’amour de la transparence électorale.
 
Bref, pour un pays mis « au ban des nations », on a connu pire isolement.
 
Sauf, bien sûr, à donner un sens très particulier au terme d’« isolement » : serait ainsi réputé « isolé » tout pays placé sous le feu des critiques (voire pire) des dirigeants occidentaux, souvent humblement auto-baptisés « communauté internationale ». Peut-être ceux-ci devraient-ils cependant prendre garde : à force d’« isoler » avant-hier les dirigeants yougoslaves, hier ceux du Venezuela, du Zimbabwe, de la Biélorussie, de la Syrie, du Soudan, du Sri Lanka, de la RPDC, aujourd’hui de l’Iran…, ils pourraient bien s’apercevoir que les plus isolés ne sont pas forcément ceux qu’on pense.
 
Pour l’heure, je vous souhaite sincèrement de veiller à ne pas trop « isoler » votre journal, en prenant soin de traiter les pays et les dirigeants avec la même rigueur journalistique, quels que soient les sentiments que vous pouvez nourrir à leur égard.
 
Bien cordialement,
Pierre Lévy

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