Les médias nous imposent-ils réellement Ségolène et Sarkozy ?

En France, régulièrement, des voix s’élèvent de la société civile qui remettent en cause la crédibilité des médias dans leur couverture de l’actualité en générale et dans leur analyse des problèmes sociétaux en particulier. Mais, en périodes électorales, celles dénonçant la partialité des médias dans leurs rapports aux candidats sont quasiment une tradition. Suivie de près par la rituelle levée de boucliers du côté des médias qui s’empressent naturellement de crier à la mythomanie caractérisée.

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Les présidentielles de 2007 n’échappent pas à ces reproches, y compris de la classe politique elle-même, de Buffet à Le Pen en passant par Dupont-Aygnan ou Bayrou. Alors, posons-nous précisément la question : la plupart des grands médias apportent-ils un soutien précieux à S&S au détriment des autres candidats ? Si oui : s’agit-il d’un soutien délibéré par conviction politique ?

Pour répondre à cette question, voyons d’abord ce que font réellement les médias et ce qu’ils ne font pas.

Peut-on affirmer par exemple que, dans la couverture assurée par les médias des événements politiques quotidiens de pré-campagne, les autres adversaires potentiels ou déclarés de S&S sont systématiquement censurés ? Objectivement, non. Même si certains candidats sont très peu présents (LCR, Lutte Ouvrière) ou consciencieusement dénigrés (Front National), il est difficile de leur faire ce reproche. La plupart des autres prétendants à l’Élysée s’expriment de temps en temps ou sont évoqués selon l’actualité du moment. On les entend peu mais on les entend.

Peut-on dire par contre que, dans cette couverture médiatique, S&S sont singulièrement plus présents que les autres ? Oui, au-delà de l’anecdote de comptoir ou du lieu commun, la plupart des journalistes eux-mêmes le reconnaissent. Objectivement, on peut même dire que les principaux médias relaient au jour le jour la plupart des faits et gestes des S&S.

Mais peut-on soutenir que, dans cette couverture de pré-campagne, S&S sont systématiquement encensés ? Encore une fois, même si la plupart des médias ne sont pas exempts d’une certaine complaisance à leur égard, objectivement, la réponse doit être non. D’abord parce que cette complaisance s’applique à bien d’autres figures politiques (généralement au pouvoir, d’ailleurs). Ensuite, parce que les médias se fendent parfois à leur égard de quelques remarques ironiques voire même (mais rarement) critiques. Certains éditorialistes de grands médias populaires, par exemple, ont douté très ouvertement de la carrure présidentielle de Ségolène Royal. Qu’on se rappelle aussi les quolibets d’une partie des médias au lendemain de la déclaration officielle de Sarkozy taxée de « flop » et de « non-événement ».

Dernier aspect de la question, enfin : peut-on affirmer par contre que, dans cette couverture médiatique, les informations concernant S&S sont singulièrement priorisées sur tous les autres ? Oui, objectivement, les évènements liées à S&S font fréquemment la Une quand les autres n’y ont droit que de façon occasionnelle, souvent relégués qu’ils sont dans les pages intérieures et autres brèves. Et lorsque ça n’est pas le cas, lorsque les deux favoris doivent se contenter des secondes pages pour cause d’actualité plus pressante, les autres sont alors exilés en troisième et ainsi de suite…

Résumons-nous : non, les autres candidats ne sont pas fatalement censurés au profit des deux favoris. Et non, S&S ne sont pas systématiquement encensés au détriment des autres. Mais oui, ces deux-là sont singulièrement plus présents que les autres. Et oui, ils sont plus souvent promus en Une que les autres. De ça, au moins, nul doute.

Maintenant, cela suffit-il à constituer un avantage déterminant pour nos deux candidats favoris ?

La réponse est oui. Car, dans la profusion d’informations générée par l’abondance sans précédent de médias, le matraquage collectif est devenu aujourd’hui le seul mode opératoire véritablement efficace à l’échelle d’une population nationale. Soit le sujet choisi est martelé par une majorité de médias, soit il reste un fait mineur, guère plus qu’une anecdote. Il n’est donc plus besoin de censurer les uns ni nécessaire de glorifier les autres, méthodes propagandistes d’un autre âge ! Chacun peut même, sans risquer de fragiliser le phénomène médiatique, couvrir d’autres sujets, un sondage, une enquête, un incident international : tant que, collectivement, la plupart des médias continuent d’aborder quotidiennement ce sujet-là et régulièrement en Une, tant que collectivement la plupart ne se laissent pas (ou pas trop longtemps) emportés par un autre sujet, c’est cette information – et celle-là principalement ! – qui continuera de passer.

En l’occurrence, quelle information passe exactement ? À rapporter presque systématiquement (et souvent à la Une) les moindres faits et gestes de S&S, les médias produisent deux effets. 1) D’abord, ils focalisent forcément l’attention générale sur ces deux-là, ce qui crée du coup l’impression que les autres sont de moindre intérêt (pas de taille ?). Et 2) ils les font entrer, de gré ou de force, dans notre vie quotidienne. Et, des deux effets, c’est probablement le second qui est le plus redoutable car, à traiter ainsi quotidiennement un sujet, il invite fatalement chacun d’entre nous à en parler et à se positionner. Ce qui, d’une part, relance sans cesse le système mais donne surtout à tout le monde la sensation que finalement, au-delà des divergences d’opinions, il y a même un consensus général sur le fait que tout se jouera entre ces deux-là. En un mot : ils en font deux candidats incontournables. Ce qui, dans une course acharnée à la présidentielle, constitue un avantage absolument déterminant !

Avant d’attaquer la seconde partie de ce problème, voyons un peu quelles objections on nous oppose.

– D’abord la principale, la plus récurrente ! Les médias ne seraient en aucune façon responsables du phénomène S&S pour une raison très simple : ils n’auraient fait que traduire, comme il se doit, une aspiration populaire grandissante… Ou, pour reprendre une maxime qui aura fait long feu : ce ne sont pas les médias qui font l’opinion publique – fantasme éculé – mais l’opinion publique qui fait les médias. Hélas, un tel postulat est tout à fait absurde. En effet, il insinue, par sa tournure retorse, que les deux aspects seraient inconciliables. Comme s’il fallait choisir ! Si l’opinion publique exerce une quelconque influence sur les médias, alors les médias ne sauraient influencer l’opinion publique. L’un empêcherait l’autre ! Mais bien sûr que l’opinion publique influencent les médias ! Qui prétend que S&S ont surgit de nulle part, inventés de toutes pièces par les médias ? Une portion de la population s’intéressait à l’un et une part à l’autre et cela en toute légitimité, sans y être encouragés par les médias. Mais à l’inverse quel journaliste oserait prétendre, sauf à faire preuve d’une sacrée mauvaise foi, qu’une très grande majorité, sinon la quasi totalité, des français se passionnaient déjà pour S&S avant que les médias ne commencent à s’emparer du sujet ? Qui oserait nier que l’intérêt pour un sujet, s’il n’est pas forcément provoqué, est nourrit, construit, influencé par la place qui précédemment lui a été accordé dans la hiérarchie de l’information* ? Quand un sujet, quel qu’il soit, fait l’objet d’un pilonnage quotidien en règle, comment ne pas être finalement « intéressé malgré soi »* ?

– une autre objection – bien plus habile qu’il n’y paraît – mérite que l’on s’y attarde : si les médias parlent plus souvent de S&S que des autres prétendants, c’est que, contrairement aux autres, ces deux-là sont sur tous les fronts ! Si les autres en faisaient autant, leur couverture médiatique s’en verrait démultipliée. Voyons d’abord ce qu’il en est de l’hyperactivité des deux postulants. Que font-ils, au juste ? En vérité, ces deux-là sont effectivement sur tous les fronts : ils voyagent partout, rencontrent tout le monde, sont partout où il se passe quelque chose, se positionnent sur tous les sujets et dégainent une solution en toute circonstance. En cela, on peut dire qu’ils créent l’événement, qu’ils fabriquent tous les jours du fait politique qui sera repris par les médias. De là à supposer qu’il s’agit d’une stratégie mitonnée par un directeur de « com’ » consistant à dispenser chaque jour aux médias un prétexte à évoquer le personnage : que chacun en juge… Voyons maintenant l’argument global : le fait que S&S soient effectivement très entreprenants justifierait, en soi, la couverture quasi systématique des faits et de si fréquents gros titres ? La réponse est non. Passe encore pour une couverture au cordeau, résultat d’une éventuelle volonté rédactionnelle de ne rien rater… Mais, en toute honnêteté, en terme d’informations constructives, bien des scoops les concernant ne justifient pas la Une qui leur est offerte (ni même parfois une simple brève !). Cette décision-là n’est donc pas fatalement dicté par l’actualité : c’est un choix délibéré. Remarquons ensuite qu’un tel argument suppose que les médias couvrent aussi rigoureusement le planning quotidien des favoris que celui des seconds couteaux. Ce qui n’est manifestement pas le cas. Est-il encore nécessaire, après ça, d’aborder l’argument du « manque de dynamisme » des autres ? Le jeu en vaut-il la chandelle, dès lors que l’info ne sera pas reprise et, si elle l’est, rarement à la Une ?

– Un argument pitoyable revient souvent dès lors que sont évoqués les partis pris des médias en période d’élections : il ne peut y avoir de traitement injuste et déséquilibré puisque le CSA impose un même temps de parole pour tous les candidats ! Hormis le fait que cette règle ne s’applique que dans les derniers mois précédant l’échéance, elle part du principe grotesque que seule la prise de parole directe aurait une influence sur le citoyen, ce qui, nous l’avons vu (et le CSA le sait mieux que personne), est parfaitement faux.

– Il est enfin deux objections particulièrement affligeantes dont la première consiste à s’appuyer, pour démontrer l’impartialité des médias, sur le fait que les deux favoris des médias sont de camps (soi-disant) opposés. Et, la seconde à souligner qu’un tel système réclamerait une sorte de coordination globale des médias tenant à la conspiration. Laissons quelques instants de côté ces deux petits bijoux d’honnêteté intellectuelle : nous y reviendrons plus loin.

Reste donc la deuxième partie de la question de départ, à savoir : cet appui manifeste des médias à S&S peut-il être qualifié de délibéré ? Et, à l’encontre de toute déontologie, procède-t-il d’un parti pris politique ?

Voilà une question bien plus difficile à traiter, et pour au moins deux raisons. 1) le terme générique « médias » recouvre une réalité bien plus complexe qui se compose des actionnaires, des annonceurs/financeurs, des différentes catégories de journalistes et des divers supports eux-mêmes ; et 2) si l’on pouvait, par une simple démonstration, prouver quoique ce soit, ces médias seraient depuis fort longtemps confrontés à une grave crise de légitimité. Aussi, abordons le problème sous un angle plus pratique : les médias, dans leur aspect général et dans leurs aspects particuliers, ont-il un intérêt quelconque à coller aux faits et gestes de S&S et si oui, lequel, hormis la satisfaction de remplir humblement leur mission respective ?

Pour ce qui concerne les médias en tant qu'appareils, la réponse est extrêmement simple. Oui, il y ont un intérêt : l’argent et, par voie de conséquence, le privilège de rester dans la course. Car, ce n’est un secret pour personne que les médias sont aujourd’hui tout à fait digérés par le système capitaliste (caractérisé, faut-il le rappeler, par l’omnipotence de l’actionnariat et la sacralisation des dividendes). Et que cette reddition se traduit, en termes concrets, par l’assignation d’une exigence de rentabilité à l’information. Aujourd’hui, toute couverture médiatique doit d’abord rapporter pour ne pas plomber outre mesure les principaux indicateurs qualitatifs de l’actionnaire, les résultats financiers, et à travers eux l’attractivité du support en matière d’investissement. « La première chose à faire, c’est de réduire les déficits ou de vendre les journaux qui perdent de l’argent » résuma très bien Dassault sur BFM*. Dès lors, et puisque que tout sujet populaire qui sera traité se vendra à coup sûr, le principe consiste même à faire monter la mayonnaise et à la faire tenir le plus haut possible et le plus longtemps possible. Disons donc qu’à défaut faire élire tel ou tel candidat par conviction politique, les médias en tant qu'appareils ont bel et bien un intérêt à parler constamment de S&S : nourrir l’actionnaire…

Notons au passage qu’à l’échelon des médias il n’est déjà plus besoin d’invoquer « nul cabale ou conspiration : l’audimat [c’est-à-dire la rentabilité] est niché dans la tête des responsables de rédaction, soucieux de satisfaire les actionnaires et les annonceurs. » (Serge Halimi)*.

Pour ce qui est des journalistes, écartons tout de suite les Sinclair, Ockrent et autres Schönberg qui partagent carrément leur intimité quotidienne avec des ministres sans y voir le moindre problème au motif que quelques semaines avant l’échéance, alors que le plus gros du boulot est fait pour elles, elles se retirent (parfois) de l’antenne sans arrêter pour autant d’influencer la ligne éditoriale. Passons aussi les Chazal, Poivre D’Arvor, Pernaut (TF1), les Pujadas, Laborde (France 2), les Sylvestre, Paoli, Guetta (France Inter), Joffrin, Elkabbach, Imbert, Duhamel, Plenel, Elkabbach, Colombani, mais aussi les Minc, Julliard, etc. etc. Bref, tout ce petit monde entré, sous prétexte d’obtenir les meilleurs scoops, en chaleureux rapports (quand ce n’est pas en grande amitié) avec des ex ou futurs ministres, hauts-fonctionnaires d’État, etc. etc.

Qu’ont-ils de plus à gagner ceux-là, si ce n’est côtoyer de plus près encore (si c’est possible) les sphères dirigeantes, de galas de charité en dîner mondains, de colloques professionnels en clubs privés (chaque mois, se réunit Le Siècle, « un club très sérieux, selon F-O. Giesbert, qui mêle hauts fonctionnaires, hommes d’affaires, journalistes » et parmi lesquels on retrouve aussi bien Poivre d’Arvor, Lang, Sarkozy, Pujadas, Breton, et Ockrent que Strauss-Khan, Seillière ou Joffrin*) ? Qu’ont-ils à gagner exceptées des collaborations à des rapports et autres expertises à fort taux de respectabilité sinon de rentabilité (Frappat du journal La Croix nommé à la commission d’éthique de la magistrature par Perben, Acco d’Europe 1 et Leclerc du Figaro nommés au Conseil d’Orientation de l’Observatoire de la Délinquance par Sarkozy, Laborde de France 2 et Julliard du Nouvel Obs. nommés au sein d’une mission chargée « d’animer le débat sur la dette publique » par Breton, etc. etc.*) ? Qu’ont-ils à gagner finalement si ce n’est un carnet d’adresses fourmillant qui les met à l’abri de bien des petites contrariétés et en font des recrues essentiels pour toute Rédaction qui se prétend sérieuse ? Pas grand-chose, c’est vrai…

Oublions donc ces élites rédactionnelles et leurs petits lieutenants et intéressons-nous plutôt aux autres, à cette armée de sans-grades dont l’unité, le journaliste de base, a « à peine plus de pouvoir sur l’information qu’une caissière de supermarché sur la stratégie commerciale de son employeur »*. Posons-nous alors cette question : à mordre la main qui fournit l’encre, qu’a-t-il à perdre ce journaliste « coincé entre son propriétaire, son rédacteur en chef, son audimat »* et même son immense précarité dès lors qu’on évoque le quart-monde du métier, le pigiste en Free-lance ou en CDD reconductible à vie ? Beaucoup, c’est vrai…

Ainsi, à défaut de faire élire tel ou tel candidat par conviction politique, il est bel et bien dans l’intérêt des journalistes de rapporter presque systématiquement (et souvent à la Une) les moindres faits et gestes de S&S.

Passons enfin aux propriétaires de médias. De qui parle-t-on au juste ? En France – et ce n’est pas un secret ! –, les principaux médias sont concentrés et détenus par les Dassault (70 titres à lui tout seul tels que Le Figaro, Le Courrier de l’Ouest, La Voix du Nord, Le Dauphiné libéré, L’Express, L’Expansion, Valeurs actuelles, etc.), Matra-Hachette-Lagardère (Elle, Télé 7 jours, France Dimanche, La Provence, La Dépêche du Midi, Le Midi Libre, Le Parisien, l’Équipe, Paris Match, Europe 1, Europe 2, RFM, C’est dans l’air, Ripostes, 34% de Canal Satellite, 20% de Canal+,17% du groupe Le Monde, Télérama, Courrier International, etc.), Bouygues (TF1, TPS, LCI, 34% de Métro, etc.), Bolloré (Havas, Gaumont, Direct 8, Euro Média, etc.), Rothschild (Libération), Pinault, quand ce n’est pas l’État lui-même ! C’est-à-dire ? Des marchands de canons, des grands groupes industriels, du bâtiment et des travaux publics ou de la gestion de l’eau ainsi que des banquiers. En somme, une élite qui jouit du privilège de faire des affaires directement avec l’État, signant des marchés publics juteux, négociant des commandes d’État colossales ou lui accordant des prêts particulièrement lucratifs. Ici, la question se simplifie radicalement : dans une telle situation, comment traiteriez-vous celui qui sera très probablement votre plus gros client, votre principal associé ou votre futur patron voire votre indispensable VRP ? Ces grands PDG ont-ils le moindre intérêt à ce que les médias qu’ils possèdent bousculent celui ou celle qui leur passera les plus grosses commandes ? Affirmations gratuites, se demandera-t-on ? Pas pour Lagardère en tout cas qui déclarait en Août 96 aux cadres supérieurs de Thompson-CSF : « un groupe de presse, vous verrez, c’est capital pour décrocher des commandes ! »*. Ni pour Édouard Balladur qui fait remarquer au Point, à propos de la couverture de son déplacement en Chine par l’hebdomadaire : « vous comprendrez que j’aie fait valoir à votre principal actionnaire [à l’époque, Alcatel], que ce n’était vraiment pas la peine d’aller lui décrocher de gros contrats à Pékin si c’était pour lire de tels papiers sur mon voyage dans vos colonnes »*.

Que certains y voit un rapport de forces en faveur du politique (pour obtenir des commandes, les propriétaires seraient obligés de soutenir les candidats en tête), en faveur du patronat (les candidats n’obtiendraient le soutien des médias qu’à la promesse de passer commande plus tard avec leurs propriétaires) ou un simple échange de bon procédés entre gens bien nés (Cécilia Sarkozy à propos du parrain de son fils, Martin Bouygues : c’est « notre meilleur copain : il vient avant tous les autres »*), n’est ici qu’un détail. Le résultat ne varie pas d’un iota : à exiger de leur médias qu’ils relaient presque systématiquement (et souvent à la Une) les moindres faits et gestes de S&S, les propriétaires des médias ont à gagner de gros contrats. C’est-à-dire énormément d’argent.

Bien sûr, la presse est parfois la seule véritable activité de certains groupes qui n’ont donc a priori aucun gros contrat à gagner à soutenir les favoris. Mais c’est oublier un peu vite que ceux-là ont beaucoup à gagner sur d’autres terrains tels que, par exemple, le processus de concentration des médias régulièrement renforcé par chaque gouvernement au pouvoir… Notons que, là non plus, il n’est pas besoin d’invoquer une conspiration des propriétaires de médias. Une convergence d’intérêts suffit bien assez…

Quant à savoir sur quel futur fournisseur, client ou patron parier, la question ne se pose même pas : à un tel degré de profits, on ne s’aventure pas à n’en privilégier qu’un seul par conviction politique au risque de se retrouver dans la situation d’avoir soutenu le candidat perdant. Il s’agit au contraire de parvenir à identifier le plus tôt possible les meilleurs candidats potentiels des deux principaux partis et de miser sur eux. Finalement, s’il n’était des candidats (idéologiquement à l’opposé des milieux d’affaires) qui n’ont aucune chance, eux, d’être soutenus, on pourrait presque parler d’impartialité, tant les profits transcende les partis… !

Naturellement, ces assertions – ô combien infâmes ! – supposent que les propriétaires des médias disposent d’une relative maîtrise de la ligne éditoriale desdits médias. Est-ce là une réalité ? Rappelons d’abord que le domestique n’est jamais plus libre que quand ses intérêts coïncident justement avec ceux de son patron. Or, comme nous l’avons vu, il n’est pas dans l’intérêt des médias en général de bouder un phénomène médiatique, ni dans celui des journalistes en particulier de se montrer trop contrariants. Ensuite, laissons Serge Dassault dire tout haut ce qui se pratique tout bas (et expliquer du coup ce qui a bien pu motiver un marchand de canon à s’orienter vers un secteur aussi éloigné de son activité principale) : « pour moi, c’est important d’être propriétaire d’un journal pour exprimer mon opinion » (sur LCI, en 1999) et « faire passer un certain nombre d’idées saines » (sur France Inter en 2004)*. Cas isolé ? Écoutons Édouard de Rothschild nous expliquer qu’« que c’est une vue un peu utopique de vouloir différencier rédaction et actionnaire » (sur France 2 en 2005)*. Délires mégalomanes d’hommes d’affaires en mal de pouvoir ? Voyons ce qu’en disent les journalistes eux-mêmes : « ce sont des choses qui arrivent tous les jours dans les journaux. Et ça me paraît tout à fait normal : tout propriétaire a des droits sur son journal. D’une certaine manière, il a les pouvoirs »… (F-O. Giesbert, du Figaro) * Et il n’est apparemment pas le seul à trouver ça « normal ». En 98, Karl Zéro expliquait au Monde, à propos de la reprise en main de Canal + par le groupe Vivendi : « il y avait trois sujets sur lesquels on ne pouvait pas enquêter : le football, le cinéma et la Compagnie Générale de Eaux. Cela dit, ces interdits ne me posent pas de problème ! »*. Encore un doute ? En 1978, un soir, les journalistes du service politique du Figaro sont conviés à une réception afin de rencontrer les candidats UDF et RPR de l’Ile-de-France. Dans un décor précieux, Robert Hersant, le maître de maison (propriétaire à l’époque de la Socpresse, soit quelques 70 titres), grimpe sur une chaise et déclare à l’adresse des seuls candidats : « Mes amis, je vous ai réunis ce soir pour vous dire qu’on va vous aider. Pendant la campagne, demandez-leur ce que vous voulez, ils le feront »…*

Résumons-nous. D’un côté, il est parfaitement clair que la couverture quotidienne assurée par les médias des évènements politiques de pré-campagne constitue un formidable avantage pour les deux candidats favoris. De l’autre, il apparaît évident que, d’une manière générale, les médias (en ce compris les journalistes, les propriétaires et l'appareil lui-même) ont tout à gagner à leur offrir cet avantage. Reste à démêler (ce qui exigerait d’être dans les arcanes du pouvoir ou des médias) s’il s’agit d’un soutien délibéré à S&S de la part des médias.

La vérité, ce pourrait bien être : que les propriétaires des principaux grands médias étant aussi les principaux interlocuteurs de l’État en matière de business, ils ont donc tout intérêt à identifier, dans chaque camp politique important, les meilleurs candidats susceptibles de devenir cet interlocuteur. Puis (pour peu que, de leur côté, ces prétendants s’appliquent à fabriquer du fait politique chaque matin), à réclamer des nombreux médias en leur possession qu’ils ressassent chaque « événement » les concernant jusqu’à éclipser les éventuels adversaires. Et que ces médias le feront promptement pour une raison très simple : cela rapporte aussi bien financièrement qu’à titre honorifique.

Mais, après tout, le mobile n’établit pas l’intention. Hériter d’un aïeul ne prouve pas qu’on l’ait poussé dans l’escalier…

* toutes les citations et références peuvent être retrouvées dans l’excellent ouvrage de Serge Halimi « Les nouveaux chiens de garde » aux Éditions Raisons d’agir

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