Les cow-boys et les Andins

Le cinquième sommet Union européenne – Amérique latine et Caraïbes (UE-ALC), s’est déroulé du 13 au 16 mai dans la capitale du Pérou, Lima, plus précisément au cœur du quartier bunkérisé de la bibliothèque et du Musée de la Nation. Pas moins de 85 000 soldats et policiers avaient été mobilisés pour l’occasion. Quand la fine-fleur de l’eurocratie se déplace dans le Nouveau monde, la première règle qui semble s’imposer est de se placer à l’abri du monde réel. C’est en tout cas ce à quoi a veillé le président péruvien Alan García, un social-démocrate libre-échangiste qui fut élu en 2006 face à un souverainiste en jouant sur le thème de la peur du bolivarisme.

Ainsi, les chefs d’Etat et de gouvernement (53 au total, un record en partie dû à l’élargissement récent de l’UE), et les responsables de la Commission européenne n’auront pas vu la grève des mineurs et des travailleurs sociaux péruviens (des « radicaux », des « ratés », des « chouineurs » selon le Premier ministre hôte, Jorge del Castillo) déclenchée en guise de bienvenue aux visiteurs étrangers ; ni le contre-sommet (« sommet des peuples ») organisé par les mouvements sociaux latino-américains au même moment. Du coup, ils n’auront pas croisé non plus… les journalistes. Ceux-ci, entravés par le dispositif policier et les contretemps de l’organisation, n’eurent finalement qu’un très faible accès au travail des délégations. Mieux – ou pire : lors de la conférence de presse du Premier ministre de l’ex-puissance coloniale, José-Luis Zapatero, les journalistes latino-américains furent invités à quitter la salle sous prétexte de mise en ordre des chaises… et remplacés dans l’intervalle par des confrères espagnols triés sur le volet. L’organisation des travaux à huis clos se sera finalement imposée comme la solution optimale. Et tant pis pour la médiatisation.

Il est vrai qu’en Amérique du sud, les peuples ont parfois tendance à porter au pouvoir des adversaires affirmés de la globalisation, qui viennent jusque dans les rencontres entre chefs d’Etat se faire protester contre l’ordre des choses. Quelques mois plus tôt, en novembre 2007, lors du 17ème sommet ibéro-américain, le président vénézuélien Hugo Chavez avait eu une prise de bec mémorable avec le roi d’Espagne devant les caméras. Il menaçait de récidiver, ayant, la semaine précédente, qualifié Angela Merkel de représentante « de la droite allemande qui a soutenu Adolf Hitler », pour conclure : « Madame la chancelière, vous pouvez aller au … », interrompant sa phrase d’un air entendu. Celle-ci avait en effet appelé les dirigeants latino-américains à prendre leurs distances avec Caracas. A Lima, le Vénézuélien et l’Allemande se sont finalement salués chaleureusement devant les caméras.

Le président García avait d’ailleurs dû reconnaître qu’il n’y avait pas de dispositif pour empêcher son homologue de Caracas de s’exprimer. Même la venue de Carla Bruni, épouse du président français, avec promesse de séance de photo au Machu Picchu, le tout annoncé par la presse péruvienne comme la principale attraction du sommet, n’allait pas suffire à museler les contestataires. Du reste, le couple Sarkozy s’est décommandé, tout comme Gordon Brown et Silvio Berlusconi. François Fillon avait certes été dépêché, mais le forfait de l’hôte de l’Elysée a provoqué un certain dépit parmi les dirigeants sud-américains. Une occasion manquée, ont regretté certains sous couvert d’anonymat, pour rétablir des liens d’amitié qui se sont distendus ces dernières années.

Le sommet devait être consacré à deux axes majeurs : « pauvreté, inégalités et inclusion », et « développement durable : environnement, changement climatique et énergie ». Des intitulés pompeux, mais sans grandes conséquences. Les choses sérieuses, la partie strictement économique, relevaient plutôt du forum des milieux d’affaires réuni en parallèle le 15 mai. A défaut d’un engagement ferme à augmenter l’aide au développement, qui stagne à 0,7 % du PIB pour l’ensemble de l’Union, la Commission européenne apportait sa friandise environnementale : un plan baptisé Euroclima contre le changement climatique, abondé à hauteur de 5 millions d’euros pour l’Amérique latine. Au fil des tables rondes, la nouvelle marotte de l’UE, les biocarburants, a aussi été évoquée : Bruxelles veut porter leur part dans les transports à 5,75% en 2010, et 10% en 2020. Une telle perspective qui peut séduire le Brésil, largement engagé dans l’aventure en partenariat avec les Etats-Unis, effraie les pays andins qui voient leurs paysans planter du grain pour faire rouler les voitures européennes au lieu de nourrir leur population pauvre. Il n’est guère surprenant, dès lors, que les récentes émeutes de la faim dans le monde aient quelque peu contribué à éclipser ce volet des négociations. A la demande notamment du représentant cubain, les chefs d’Etat auront même consenti à inclure dans la déclaration finale une mention de l’urgence à aider « les pays les plus vulnérables et les populations affectées par les prix élevés des denrées alimentaires ».

Au total, la tonalité de la presse internationale faisait écho à l’atmosphère « apaisée » du sommet. La radio institutionnelle allemande, Deutsche Welle concluait le 18 mai sur un « Happy end », en passant sous silence les propositions abandonnées en cours de route, telles que celle, présentée par Hugo Chavez, de créer un fond d’aide pour les pays victimes de la flambée des prix des denrées alimentaires, celle de son homologue bolivien Evo Morales en vue de délivrer des prêts sans intérêts aux populations démunies, ou encore celle de l’équatorien Rafael Correa pour empêcher la surexploitation du pétrole en Amazonie. Il est vrai que de compromis en déclarations qui n’engagent à rien, tout le monde a fini par obtenir un motif de satisfaction dans cette grand’messe – même La Havane a décroché une condamnation unanime en bonne et due forme de l’embargo étatsunien imposé à Cuba.

Le thème du libre échange, quant à lui, avait été soigneusement relégué en marge du sommet, dans des échanges de vues bilatéraux. C’est que les enjeux sont de taille et les points de vue difficiles à concilier. Si l’on agrège les vingt-sept pays-membres, l’Union européenne est le deuxième partenaire économique de la région Amérique latine/Caraïbes. Le volume des échanges bilatéraux s’élève à quelque 160 milliards d’euros par an. En 2007, environ 14% des exportations latino-américaines étaient destinées à l’UE. Les firmes de l’UE représentent la première source d’investissement dans de nombreux pays latino-américains. Les stocks d’investissements européens dans la région s’élèvent à quelque 400 milliards d’euros, soit environ 12% des investissements directs à l’étrangers totaux des Vingt-sept. Pour beaucoup de pays du sous-continent, les échanges avec l’Europe sont un moyen d’échapper à l’emprise du grand voisin yankee.

Or, si le libre-échange est acquis dans le cadre d’accords d’association avec la Chili et le Mexique, le bât blesse avec certains pays de la Communauté andine des Nations (CAN). Les représentants « bolivariens » d’Equateur et de Bolivie rejettent toujours le projet qui dort dans les tiroirs de Bruxelles. Ils lui reprochent de contenir des clauses en matière de propriété intellectuelle, d’interdiction des nationalisations, et de régime des investissements étrangers qui menacent la souveraineté des peuples. Le président paraguayen nouvellement élu, Fernando Lugo, a lui aussi insisté sur la nécessité de défendre l’indépendance des nations. A défaut de consensus andin, Javier Solana se consolera par la signature probable à court terme d’un accord bilatéral avec la Colombie, sur le modèle de celui que cette dernière a déjà paraphé avec Washington, voire d’un traité de libre-échange avec le Pérou… N’est-ce pas là ce que le Hongrois Rákosi nommait jadis « la tactique du salami » ? Plus que jamais cow-boy de l’UE, le Haut-représentant Solana, avant d’arriver à Lima, avait surtout fait le crochet par Bogota pour soutenir le président colombien, dont les liens avec les paramilitaires sont connus, dans son combat contre les guérilleros des FARC.

Avec les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay), les négociations sont au point mort depuis 2004 pour cause de désaccord sur les subventions et des barrières douanières agricoles. Leur reprise dépend de l’issue du « cycle de Doha » (les négociations engagées depuis 2001 dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce) – c’est en tout cas ce qu’a indiqué à Lima le commissaire européen Peter Mandelson. Le sujet est donc renvoyé à des discussions ultérieures.

Bien loin du sommet officiel, mais au même moment et dans la même ville, le « Tribunal permanent des peuples », présidé par le chanoine belge François Houtart, a symboliquement condamné le système d’exploitation économique dans lequel sont inscrites les relations UE-Amérique latine, et notamment l’action de 26 multinationales européennes. Le 19 mai, l’ONG britannique Christian Aid publiait un rapport selon lequel les grands groupes des pays développés volent aux pays latino-américains quelque 50 milliards de dollars d’impôts chaque année. Le nouveau système fiscal bolivien y est cité en exemple, le Pérou d’Alan García blâmé pour son laxisme. Peut-être un thème de discussion pour le prochain sommet ALC-UE, qui se tiendra à Madrid en 2010 ?

Avec l'aimable autorisation de Pierre Lévy, nous publions ci-dessous l'article écrit par F. Delorca dans le mensuel Bastille-République-Nations du 28 mai 2008.

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