Les choristes du "Oui

Une tribune parue dans L'Humanité le 13 juin 2005

Ils sont furieux. Ils n'en reviennent pas. Quoi, avec tout le mal qu'ils se sont donné, tous ces prodiges de « pédagogie » qu'ils ont déployés, toutes ces envolées « internationalistes » qu'ils ont lâchées sur les consciences plébéiennes, tout cela pour un si maigre résultat ! Décidément le peuple français ne les mérite pas. Il n'est pas à la hauteur. Les choristes du « oui » médiatique ne sont pas contents de lui, mais alors pas du tout. Lundi 30 mai au matin, c'est tout juste si Serge July, dans son édito de Libé, ne nous a pas flanqué sa démission ! Heureusement, il s'est retenu au dernier moment mais c'était moins une ! Mais qui nous a fichu un peuple pareil ? Bande d'ignares xénophobes, anti-polonais, bouseux rabougris sur leur pré carré ! C'était Jugnot dans ses mauvais jours…

Jusqu'aux éditorialistes de l'austère Nouvel Économiste qui se lâchent carrément. Jean-Luc Mano par exemple : « La France avait l'occasion de féconder l'Europe nouvelle, elle a opté pour le coïtus interruptus. C'est le choix de l'impuissance. » En voilà un homme, un vrai ! Et son collègue Paul-Henri Moinet ne l'envoie pas dire, lui non plus, à cet affreux « noniste » : « …sans doute préfère-t-il jouir tout seul dans son coin plutôt que s'exposer aux autres, à l'étranger, à la concurrence. Alors, noniste et onaniste, même combat ? » Quelle classe ! Quelle finesse !

Une semaine après le « non » à 55 %, sur France 5, Serge Moati consacre son débat hebdomadaire " Ripostes " aux suites de l'événement. Six invités, quatre politiques : la communiste Marie-George Buffet (« non »), le socialiste Pierre Moscovici (« oui »), l'UDF Marielle de Sarnez (« oui »), le sarkozyste Brice Hortefeux (« oui »). Deux journalistes : Jean-Michel Apathie de RTL (« oui ») et Claude Askolovitch du Nouvel Obs (« oui »). Cinq contre une, qui dit mieux ? Pourquoi se gêner puisque le CSA ne compte plus ?

D'accord, on a bien rigolé ces derniers jours à voir la tête qu'ils faisaient. Pourtant on a eu tort : il n'y a pas de quoi rire. Ce référendum, en effet, vient nous rappeler, une fois de plus (après la guerre du Golfe, l'épopée balladurienne, le bombardement du Kosovo, le délire sécuritaire de la dernière campagne présidentielle, entre autres), la dérive gravissime des médias français dans leur ensemble.

Le problème n'est même plus dans les comptes d'apothicaire des partisans du « oui » et du « non » invités par les uns ou par les autres. On ne peut non plus reprocher à Bernard Guetta de dire ce qu'il pense avec autant de passion (même si la mission de service public de France-Inter devrait lui imposer un minimum de réserve). Mais il est en revanche insupportable que lui et ses semblables chantent tous la même chanson. Ce qui met en danger les fondements même de notre démocratie, c'est l'absence presque absolue de pluralisme – non pas des journalistes – mais des responsables, porte-parole, éditorialistes, animateurs de débats de l'ensemble de la presse écrite, radio et télé de ce pays. Et la fracture abyssale entre eux et les préoccupations, les difficultés, les angoisses et les espérances de la majorité écrasante des citoyens. En l'occurrence, les sondages le montrent, ceux qui souffrent le plus du chômage, des bas salaires, des inégalités, de l'insécurité sociale, de la dé!

molition des acquis sociaux, et qui ont massivement voté « non ». Mais aussi une frange importante des paysans, des chercheurs, des enseignants, des travailleurs intellectuels, des artistes, des cadres, qui ont eux aussi de bonnes raisons de craindre le libéralisme tout-puissant.

Comment se fait-il que ceux qui monopolisent le pouvoir et la parole dans les médias reflètent à 99 % l'idéologie « compatible » des ultralibéraux à la Sarkozy et des sociaux-libéraux version Hollande, qui eux-mêmes ne représentent que 45 % des citoyens ? Voilà la bonne question que l'on devrait se poser dans les rédactions, en particulier celles du service public, au lieu de s'énerver contre les mauvais élèves qui ont eu l'audace de décevoir d'aussi merveilleux professeurs.

Marcel Trillat

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