Le printemps turc et les printemps arabes

Le large mouvement de protestation en Turquie soulève cette irrésistible analogie : la place Taksim serait à la Turquie ce que la place Tahrir est à l’Égypte.

 
En considérant que les événements de la place Tahrir étaient le prolongement du mouvement de protestation qui avait débuté en Tunisie, il en découle que la crise en Turquie est semblable à ce qu'on appela « Printemps arabe ». Mais beaucoup d'observateurs et de spécialistes médiatiques ne prennent pas le mouvement de la place Taksim au sérieux, prétendant que le soulèvement turc est différent du Printemps arabe parce qu'Erdogan et son parti ont été élus démocratiquement et qu'Erdogan a gouverné sur une période de prospérité économique sans précédent.

Le premier ministre turc Erdogan a, lui aussi, rejeté avec moquerie les appels à sa démission, affirmant qu'il ne pouvait pas être considéré comme un dictateur parce qu'il avait été élu démocratiquement. Il a accusé ses opposants politiques d'utiliser la rue pour renverser son gouvernement. Il a prétendu que les protestants sont idéologiquement motivés. Et il a sorti les menaces : pour chaque centaine de milliers de manifestants, il en apportera un million de son parti.

S'il est vrai que les circonstances en Turquie sont différentes de celles du monde arabe, on pourrait cependant répliquer que les circonstances qui ont prévalu en Tunisie étaient différentes de celles en Égypte, en Libye, au Yémen, au Bahrein, au Maroc, en Jordanie, en Arabie saoudite et en Syrie. Pourtant, chacun de ces pays a été affecté, à des degrés divers, par les mouvements de protestation de cette décennie.

La vague de protestation déclenchée par Elbouazizi tourne autour d'un thème central : la dignité. Certainement, sur le long-terme, ces rebellions ne concernent pas seulement un vendeur harcelé par des policiers à Sidi Bouzid pour ce qui est de la Turquie, ou bien quelques arbres coupés sur la place Taksim pour la Turquie. Ces événements sont seulement l'étincelle qui a allumé les flammes qui couvaient depuis longtemps. Le sentiment d'être insignifiant et sans pouvoir par un leader arrogant, qu'il soit élu ou pas, voilà la véritable force qui a brisé le mur de la peur et galvanisé le peuple pour qu'il réclame sa dignité.   

En effet, les démocraties, comme les dictatures, sont sujettes aux excès et aux abus de pouvoir. Dans une dictature, il est facile d'identifier l'abus de pouvoir, car cet abus vient généralement d'une seule source : le dictateur ou le parti dirigeant. Dans une démocratie où le pouvoir est partagé, les critiques tendent à être partagées elles aussi, ce qui complique l'identification de l'abus de pouvoir. Mais au final, si le peuple, ou une part significative de la société sentent que leur dignité est abusée, que ce soit entre les mains d'un dictateur ou d'un dirigeant élu, ils vont se soulever.

Erdogan, bien qu'il soit élu, a montré des signes inquiétants d'autoritarisme. Son orgueil est épouvantable et son arrogance offense de nombreux citoyens turcs tout comme beaucoup de personnes dans la région. Les dirigeants élus ne sont pas immunisés contre l'orgueil et l'arrogance, surtout lorsqu'ils ont une idée limitée de comment fonctionne une démocratie.

Être démocratiquement élu ne garantit pas une souveraineté et des pouvoirs illimités, surtout quand le pays n'a pas des institutions de la société civile puissantes et bien établies. En fait, depuis son ascension, Erdogan a fait tout ce qu'il pouvait pour consolider son pouvoir et saper les institutions de la société civile. Il a visé et/ou ébranlé des journalistes, des universitaires, des artistes, des juges, des activistes des droits de l'homme et des ONG. Quand ses adversaires se sont opposés à lui, il a menacé les élections et a recouru à la démagogie ainsi qu'à sa base populaire pour étouffer la dissidence. Là où les dictateurs arabes utilisent les gaz, la prison, la torture et les fusils pour passer l'opposition sous silence, Erdogan use de la démagogie et du « majoritarisme » comme instruments d'oppression. Y a-t-il une différence entre une telle démocratie et une dictature si l'issue est la même : opprimer les minorités, les dissidents et les plus faibles ?

Erdogan et son parti politique réduisent la démocratie à un outil de contrôle. Ils ignorent le fait que la démocratie fonctionne mieux quand elle est adoptée à un environnement qui célèbre la dissidence et la diversité. Sans des institutions civiles vibrantes, libres et prospères, les élections ne sont qu'un sentier vers l'autoritarisme, particulièrement dans un pays plein de supermajorités et de superminorités.

Le printemps turc est similaire au « printemps arabe » et d'une certaine manière un peu différent à la fois. Alors que la plupart des manifestants arabes voulaient renverser l'ordre établi (Isqat al-Nizam) parce qu'il est corrompu sans espoir de réparation, les manifestants turcs veulent la démission d'Erdogan, pas renverser le système. Ça pourrait être dans l'intérêt du parti au pouvoir de forcer Erdogan à démissionner pour préserver ses acquis et planifier une future gouvernance partagée. La menace d'Erdogan de faire descendre dans la rue un million de ses partisans pour chaque centaine de milliers de manifestants est donc source de discorde, arrogante, partiale et inappropriée pour un dirigeant qui est censé représenter toute la Turquie — pas seulement son parti.

 

Source originale: Dissident Voices

Dessin: Carlos Latuff

Source: Investig'Action

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