Le droit à l’information : un combat

Que vaut notre information ? Sommes-nous manipulés, à chaque grand conflit, par une propagande de guerre ? Comment repérer ces médiamensonges ? Qui censure et en fonction de quels intérêts ou de quels préjugés ? Qui est au pouvoir dans les médias ? La vérité peut-elle sortir de la bouche des médias ? Avons-nous, en tant que « citoyens », notre mot à dire sur l’info ?

Que vaut notre information ? Sommes-nous manipulés, à chaque grand conflit, par une propagande de guerre ? Comment repérer ces médiamensonges ? Qui censure et en fonction de quels intérêts ou de quels préjugés ? Qui est au pouvoir dans les médias ? La vérité peut-elle sortir de la bouche des médias ? Avons-nous, en tant que « citoyens », notre mot à dire sur l’info ?

Il y a onze ans, nous posions ces questions dans un livre intitulé : «Attention, médias ! »(1). Imitant les associations de consommateurs, nous avions, avec une dizaine de personnes issues d’horizons divers, « testé » les grands médias – TF1, France 2, Le Monde et leurs équivalents belges – avant et pendant la première guerre du Golfe. Tout relu, tout visionné, disséqué, contrôlé, recoupé, décortiqué. Un bilan désastreux : sur chaque épisode du conflit, sur chaque enjeu, sur les véritables motivations, on nous avait complètement piégés. Le sous-titre «Manuel anti-manipulation» exprimait l’objectif : fournir à chacun un mode d’emploi pour repérer lui-même les médiamensonges des prochaines guerres. Un appel au média – activisme en quelque sorte.


Depuis, nous revient régulièrement la question : «Les médias ont-ils changé depuis votre livre ?» Mais ceux qui l’ont lu, répondent généralement eux-mêmes : «Quand je regarde la TV, je constate qu’on nous manipule à chaque fois, exactement avec les mêmes procédés que vous avez décrits


Depuis lors, les grands médias n’ont organisé aucun débat sérieux sur les médiamensonges, à l’exception de quelques très rares et courageux journalistes. Certes, quelques discours ont été tenus après le faux charnier de Timisoara (1989) ou la première guerre du Golfe. Mais totalement superficiels. Et même pervers, car le message adressé au public était : «Nous avons retenu la leçon de ces erreurs, et tout ça, c’est du passé ». Alors qu’il ne s’agissait pas d’erreurs et qu’en réalité, à chaque guerre, ça recommence…


L’enjeu est grave et dépasse le problème de l’information. Personne – parmi les peuples – ne veut la guerre. Pourtant, à chaque fois, irrémédiablement, elle est déclenchée. Pire : en notre nom. Au nom de nos intérêts, paraît-il. Ce n’est possible qu’en manipulant l’info, en trompant l’opinion. Il est temps de combattre, avec succès, cette manipulation. De se battre pour le droit à l’information.


Un phénomène de «coupe – feu» :
«Arrêts sur images» ou Arrêts sur la critique ?

Pourtant, certains médias feront remarquer qu’ils ont mis en place des «médiateurs» chargés de répondre aux inquiétudes des citoyens sur la fiabilité de l’info. Seul problème: ces médiateurs sont désignés, et donc payés, par ces mêmes médias qu’ils sont censés contrôler. Comme si le contrôle anti-doping était effectué par les sportifs eux-mêmes.


Phénomène plus sophistiqué, l’émission «Arrêts sur Images» de France 5 semble, chaque dimanche midi, tester les médias et développer l’analyse critique. Mais…


Mais il faut savoir que l’animateur de cette émission est lui-même un journaliste du sérail, Daniel Schneidermann. Un employé du Monde, et à présent de Libération. Précisément deux médias mis sur la sellette pour de sérieuses violations de la déontologie journalistique. Schneidermann est vraiment un journaliste de connivence avec le pouvoir, comme l’a montré le savoureux film Enfin pris de Pierre Carles (référ). Il faut aussi savoir que ce soi-disant «critique des médias» a refusé de passer à la loupe, d’une manière réellement contradictoire et sérieuse, la couverture des grandes guerres menées ces dernières années par les puissances occidentales.


Nous en avons fait personnellement l’expérience, lorsque nous avons publié dans Poker menteur une analyse minutieuse de la couverture médiatique française et internationale de la guerre contre la Yougoslavie. Et notamment des médiamensonges et fausses affiches fabriquées par Bernard Kouchner sur de prétendus camps d’extermination en masse en Bosnie. Nous fûmes alors contactés par une assistante de Schneidermann pour préparer une émission d’Arrêts sur Images. Longue préparation téléphonique, mise au point des thèmes, grand intérêt. Puis, tout d’un coup, sans un mot d’explication, le patron Schneidermann annule notre participation à l’émission. Par contre, Kouchner sera invité à présenter sa défense. Disons plutôt à faire sa pub, selon les déplorables habitudes du journalisme de connivence («Tu me passes des infos, je t’offre une belle image»).


Bref, le critiqué passe à l’antenne, le critiqueur passe à la trappe. Imaginez un tribunal où seule la défense pourrait entrer, mais ni les plaignants ni les témoins. Et notre exemple ne doit pas être isolé : cette émission ne présente jamais une critique radicale sur les médias.


«Arrêts sur Images» ou plutôt Arrêts sur la critique ? En réalité, le phénomène Schneidermann est un phénomène de «coupe-feu». Vu la perte de crédibilité des grands médias, vu la méfiance croissante du public, vu les graves conséquences financières que tout ceci peut avoir (moins d’audimat = moins de recettes publicitaires), vu tout cela, il devient indispensable de «restaurer la confiance». On offrira alors en pâture quelques discussions sur des travers plus ou moins réels, mais en tout cas bien secondaires. Toujours présentés comme des dérapages ou des «bavures». En mettant les grands médias «en garde», Schneidermann les aide à sauver leur crédibilité. Mais il prend bien soin de ne pas aller trop loin. De ne pas traiter les médiamensonges vraiment importants, ni les intérêts trop haut placés. Et surtout pas les intérêts français. Critiquer les autorités US, passe encore, mais pas question de mettre en cause les autorités françaises, par exemple dans les sales guerres qu’elles mènent en Afrique pour les intérêts de leurs propres multinationales.
En réalité, Schneidermann – tout comme les pseudo-médiateurs ou certains pseudo «observatoires» des médias – remplit une fonction bien précise: servir de coupe – feu. On brûle un peu d’herbe pour empêcher un plus grand incendie. On critique les médias sur des points secondaires pour empêcher que le système médiatique lui-même soit contesté.


En effet, ce que le peuple ne peut entendre, c’est la question décisive sur les médias : «au service de qui?». Le paysage médiatique est de plus en plus dominé, voire monopolisé, par quelques grands empires de presse aux mains de quelques milliardaires qui informent évidemment selon leurs intérêts : Murdoch et sa stratégie «sexe, sang, scandale», Lagardère le marchand d’armes, Berlusconi l’allié des fascistes, etc… La plupart des journaux français sont aux mains des deux principaux fournisseurs de l’armée française : Dassault et Lagardère. Le second contrôlant aussi la majorité des éditeurs et mêmes des manuels scolaires!


Et quand l’audiovisuel n’est pas privatisé, il est privatisé quand même via la domination des budgets publicitaires, c’est-à-dire des multinationales. Ou via les pressions de responsables politiques qui dépendent eux-mêmes de mille manières des mêmes multinationales. Ajoutez le phénomène de l’idéologie dominante qui amène les journalistes à reproduire, consciemment ou non, les «valeurs» de la société. C’est-à-dire celles des forces économiques dominantes. Quelle information indépendante ce système pourrait-il nous apporter ? Nous y reviendrons. Mais d’abord un bilan des dernières années.


Les règles de la propagande de guerre :

Comment les médias occidentaux ont-ils couvert les diverses guerres qui ont suivi la première guerre du Golfe ? Peut-on dresser des constats communs ? Existe-t-il des règles incontournables de la «propagande de guerre» ? Oui. Les voici.

1. Cacher les intérêts. Nos gouvernements se battent pour les droits de l’homme, la paix ou quelque autre noble idéal. Ne jamais présenter la guerre comme un conflit entre des intérêts économiques et sociaux opposés.
2. Diaboliser. Pour obtenir le soutien de l’opinion, préparer chaque guerre par un grand médiamensonge spectaculaire. Puis continuer à diaboliser l’adversaire particulièrement en ressassant des images d’atrocités.
3. Pas d’Histoire! Cacher l’histoire et la géographie de la région. Ce qui rend incompréhensibles les conflits locaux attisés, voire provoqués par les grandes puissances elles-mêmes.
4. Organiser l’amnésie. Eviter tout rappel sérieux des précédentes manipulations médiatiques. Cela rendrait le public trop méfiant.


Règle n° 1. Cacher les intérêts.
La règle la plus fondamentale de la propagande de guerre, c’est de cacher que ces guerres sont menées pour des intérêts économiques bien précis, ceux des multinationales. Qu’il s’agisse de contrôler les matières premières stratégiques ou les routes du pétrole et du gaz, qu’il s’agisse d’ouvrir les marchés et de briser les Etats trop indépendants, qu’il s’agisse de détruire tout pays pouvant représenter une alternative au système, les guerres sont toujours économiques en définitive. Jamais humanitaires. Pourtant, à chaque fois, c’est le contraire qu’on raconte à l’opinion.


La première guerre contre l’Irak a été présentée à l’époque comme une guerre pour faire respecter le droit international. Alors que les véritables objectifs, exprimés dans divers documents – même pas internes – du régime US étaient : 1. Abattre un régime qui appelait les pays arabes à s’unir pour résister à Israël et aux Etats-Unis. 2. Garder le contrôle sur l’ensemble du pétrole du Moyen-Orient. 3. Installer des bases militaires dans une Arabie saoudite déjà réticente. Il est très instructif, et cocasse, de relire aujourd’hui les nobles déclarations faites à l’époque par la presse européenne européenne sur les nobles motivations de la première guerre du Golfe. De tout cela, zéro bilan.


Les diverses guerres contre la Yougoslavie ont été présentées comme des guerres humanitaires. Alors que, selon leurs propres documents, que chacun pouvait consulter, les puissances occidentales avaient décidé d’abattre une économie trop indépendante face aux multinationales, avec d’importants droits sociaux pour les travailleurs. Le vrai but était de contrôler les routes stratégiques des Balkans (le Danube et les pipe-lines en projet), d’installer des bases militaires (donc de soumettre la forte armée yougoslave) et de coloniser économiquement ce pays. Actuellement, de nombreuses informations sur place confirment une colonisation éhontée par les multinationales dont US Steel, le pillage des richesses du pays, la misère croissante qui s’ensuit pour la population. Mais tout cela reste soigneusement caché à l’opinion internationale. Tout comme les souffrances des populations dans les divers autres pays recolonisés.


L’invasion de l’Afghanistan a été présentée comme une lutte anti-terroriste, puis comme une lutte d’émancipation démocratique et sociale. Alors que, là aussi, des documents US parfaitement consultables révélaient de quoi il s’agissait. 1. Construire un pipe-line stratégique permettant de contrôler l’approvisionnement de tout le sud de l’Asie, continent décisif pour la guerre économique du 21ème siècle. 2. Etablir des bases militaires US au centre de l’Asie. 3. Affaiblir tous les «rivaux» possibles sur ce continent – la Russie, l’Iran et surtout la Chine – et les empêcher de s’allier.
On pourrait analyser pareillement comment on nous cache soigneusement les véritables enjeux économiques et stratégiques des guerres en cours ou à venir : Colombie, Congo, Cuba, Corée… Bref, le tabou fondamental des médias, c’est l’interdiction de montrer que chaque guerre sert toujours des multinationales bien précises. Que la guerre est la conséquence d’un système économique qui impose littéralement aux multinationales de dominer le monde et de le piller pour empêcher ses rivaux de le faire.


Règle N°2. Diaboliser.
Chaque grande guerre commence par un grand médiamensonge qui sert à faire basculer l’opinion pour qu’elle se range derrière ses gouvernants.


– En 1965, les Etats-Unis déclenchent la guerre du Vietnam en inventant de toutes pièces une attaque vietnamienne contre deux de leurs navires (incident «de la baie du Tonkin»).


– Contre Grenade, en 83, ils inventent une menace terroriste (déjà!) qui viserait les USA.


– La première agression contre l’Irak, en 1991, est «justifiée» par un prétendu vol de couveuses dans une maternité de Koweït City. Médiamensonge fabriqué de toutes pièces par la firme US de relations publiques Hill & Knowlton.


– De même, l’intervention de l’Otan en Bosnie (95) sera «justifiée» par des récits truqués de «camps d’extermination» et des bombardements de civils à Sarajevo, attribués aux Serbes. Les enquêtes ultérieures (tenues secrètes) montreront pourtant que les auteurs étaient en fait les propres alliés de l’Otan.


– Début 99, l’attaque contre la Yougoslavie sera «justifiée» par une autre mise en scène: un prétendu «massacre de civils» à Racak (Kosovo). En réalité, un combat entre deux armées, provoqué par les séparatistes de l’UCK. Ceux que les responsables US qualifiaient de «terroristes» au début 98 et de «combattants de la liberté» quelques mois plus tard.


– La guerre contre l’Afghanistan ? Plus fort encore, avec les attentats du 11 septembre. Sur lesquels toute enquête sérieuse et indépendante sera étouffée, pendant que les faucons de l’administration Bush se précipiteront pour faire passer des plans d’agression, préparés depuis longtemps, contre l’Afghanistan, l’Irak et quelques autres.


Chaque grande guerre commence par un médiamensonge de ce type : des images atroces prouvant que l’adversaire est un monstre et que nous devons intervenir pour une «juste cause».
Pour qu’un tel médiamensonge fonctionne bien, plusieurs conditions sont nécessaires : 1. Des images épouvantables. Truquées si nécessaire. 2. Les marteler plusieurs jours, puis prolonger par des rappels fréquents. 3. Monopoliser les médias, exclure la version de l’autre camp. 4. Ecarter les critiques, en tout cas jusqu’au moment où il sera trop tard. 5. Qualifier de «complices», voire de «révisionnistes» ceux qui mettent en doute ces médiamensonges.


Règle N° 3. Pas d’Histoire!
Dans tous les grands conflits de ces dernières années, les médias occidentaux ont caché à l’opinion les données historiques et géographiques essentielles pour comprendre la situation des régions stratégiques concernées.


En 1990, on nous présente l’occupation du Koweït par l’Irak (qu’il ne s’agit pas ici de justifier ou d’analyser) comme une «invasion étrangère». On «oublie» de dire que le Koweït avait toujours été une province de l’Irak, qu’il en a été séparé en 1916 seulement par les colonialistes britanniques dans le but explicite d’affaiblir l’Irak et de garder le contrôle de la région, qu’aucun pays arabe n’a jamais reconnu cette «indépendance», et enfin que le Koweït est juste une marionnette permettant aux Etats-Unis de confisquer les revenus du pétrole.


En 1991, en Yougoslavie, on nous présente comme de gentils démocrates «victimes» deux dirigeants extrémistes, racistes et provocateurs, que l’Allemagne a armés avant la guerre : le Croate Franjo Tudjman et le Bosniaque Alia Izetbegovic. En cachant qu’ils renouent avec le plus sinistre passé de la Yougoslavie : le génocide anti-serbe, anti-juif et anti-rom de 41-45. On présente aussi les populations serbes de Bosnie comme des envahisseurs alors qu’elles y vivaient depuis des siècles.


En 1993, on nous présente l’intervention occidentale en Somalie comme «humanitaire» en cachant soigneusement que des sociétés US ont acheté le sous-sol pétrolifère de ce pays. Et que Washington entend contrôler cette région stratégique de la «Corne de l’Afrique» ainsi que les routes de l’Océan Indien.


En 1994, on nous présente le génocide rwandais en faisant silence sur l’histoire de la colonisation belge et française. Laquelle avait délibérément organisé le racisme entre Hutus et Tutsis pour mieux les diviser.


En 1999, on nous présente le Kosovo comme une terre envahie par les Serbes. On nous parle de «90% d’Albanais, 10% de Serbes». Passant sous silence la forte diminution du nombre des Serbes lors du génocide commis dans cette province durant la Seconde Guerre mondiale, puis durant l’administration albanaise de la province (années 80). On escamote aussi l’existence au Kosovo de nombreuses minorités (Roms, Juifs, Turcs, Musulmans, Gorans, etc…). Minorités dont «nos amis» de l’UCK avaient programmé le nettoyage ethnique, qu’ils réalisent aujourd’hui sous les yeux et avec la bénédiction de l’Otan.


En 2001, on crie haro sur les talibans, régime certes peu défendable. Mais qui les a amenés au pouvoir? Qui les a protégés des critiques des organisations des droits de l’homme afin de pouvoir construire avec eux un juteux pipeline transcontinental ? Et surtout, au départ, qui a utilisé le terrorisme de Ben Laden pour renverser le seul gouvernement progressiste qui avait émancipé la paysannerie et les femmes ? Qui a ainsi rétabli la pire terreur fanatique en Afghanistan ? Qui, sinon les Etats-Unis ? De tout ceci, le public ne sera guère informé. Ou trop tard.


La règle est simple. Occulter le passé permet d’empêcher le public de comprendre l’histoire des problèmes locaux. Et permet de diaboliser à sa guise un des protagonistes. Comme par hasard, toujours celui qui résiste aux visées néocoloniales des grandes puissances.


Règle N° 4. Organiser l’amnésie.


Lorsqu’une grande puissance occidentale prépare ou déclenche une guerre, ne serait-ce pas le moment de rappeler les grands médiamensonges des guerres précédentes ? D’apprendre à déchiffrer les informations transmises par des états-majors ô combien intéressés ? Cela s’est-il produit à l’occasion des diverses guerres des années 90 ? Jamais. A chaque fois, la nouvelle guerre devient la «guerre juste», plus blanche encore que les précédentes, et ce n’est pas le moment de semer le doute.


Les débats seront pour plus tard. Ou jamais ? Un cas flagrant : récemment, un super-menteur a été pris la main dans le sac, en flagrant délit de médiamensonge. Alastair Campbell, chef de la «communication» de Tony Blair, a dû démissionner quand la BBC a révélé qu’il avait truqué les informations sur les prétendues armes de destruction massive. Ceci a-t-il provoqué un débat sur les précédents exploits du dit Campbell ? N’aurait-il pas été intéressant d’expliquer que toute notre information sur le Kosovo avait été concoctée par ce même Campbell ? Que cela méritait certainement un bilan et une réévaluation de l’information donnée sur la guerre contre la Yougoslavie ? Il n’en a rien été.

L’impossible vérité : une question de système


L’explication de tant de médiamensonges, et surtout de leurs répétitions en dépit des avertissements, l’explication n’est pas : «Tous les journalistes sont pourris». Beaucoup souffrent de cette (auto-) censure et vous le diront. «Off» bien sûr.


L’explication est : «Ce ne sont pas les journalistes qui dirigent l’info, mais les intérêts dominants». Le système médiatique dans lequel nous vivons est le système de l’impossible vérité. La désinformation n’est pas un accident, mais fondamentale : comment pourrait-on dire aux spectateurs qu’on fait la guerre contre eux ?


Le 11 septembre 2001, dix heures après les attentats, le ministre US de la Guerre, Donald Rumsfeld, un des porte-parole des super-profits des multinationales de l’armement, s’écriait triomphant dans une conférence de presse : «Ce qui s’est passé aujourd’hui suffit-il à vous convaincre que ce pays doit, de toute urgence, accroître ses dépenses pour la Défense et que l’argent pour financer ces dépenses militaires doit être prélevé, si nécessaire, dans les caisses de la sécurité sociale ?»(2)


Comment les multinationales qui contrôlent l’information pourraient-elles avouer à leurs «sujets» qu’une guerre sert exclusivement à renforcer le pouvoir des plus riches et des plus puissants ? Qu’en allant aujourd’hui prendre de force le contrôle des pays du tiers monde, on prépare les délocalisations de demain et l’appauvrissement de la main d’oeuvre partout, ici y compris ?


Rien de neuf ?

Onze ans plus tard, on nous demande souvent : «Quelle différence entre la couverture médiatique de la première guerre du Golfe et celle de la seconde guerre? »


Globalement, l’opinion a de nouveau été manipulée. Bien qu’avec certaines hésitations en Europe, les médias ont embrayé sur le thème bushien des «armes de destruction massive». Saddam a été présenté comme le danger qu’il fallait désarmer tandis qu’on continuait à ignorer les armes nucléaires d’Israël. La mission des inspecteurs a été présentée comme une «solution» alors qu’elle permettait aux espions US de repérer ce qu’il fallait bombarder. On a ressassé le thème du massacre de civils kurdes à Halabja, lors de la guerre Iran – Irak. En l’attribuant d’office et sans enquête à Saddam alors que des rapports et déclarations des fonctionnaires US le disculpaient de cet acte.


Ceci a aidé à diaboliser l’adversaire et à répandre le mythe d’une guerre permettant de remplacer une dictature par une démocratie. Comme si une occupation coloniale US était une démocratie ! Comme si les Etats-Unis, mais aussi l’Europe, n’aidaient pas un nombre incroyable de dictateurs à se maintenir au pouvoir en diverses régions du monde. Comme si les Etats-Unis ne venaient pas de tenter, à ce moment précis, de renverser par un coup d’Etat le président élu du Venezuela. Malgré tout cela, les médias occidentaux ont quand même présenté la guerre en Irak comme une «solution au problème Saddam», quoique peut-être risquée.


Certes, la presse européenne n’a pas martelé les thèmes les plus délirants et invraisemblables de ses collègues US : anthrax, liens avec Ben Laden, etc. Mais elle a quand même, à sa manière, participé objectivement à la croisade.


Cependant, si on compare la première et la deuxième guerre contre l’Irak, cette fois, trois différences intéressantes sont apparues. Trois petites brèches dans l’uniformité médiatique. Ne parlons pas de ruptures, mais plutôt de failles que l’on peut utiliser. Les noms de ces brèches ? Internet, Al Jazeera et ce que nous appellerons : «Brouille dans le ménage».


La première brèche : Al Jazeera

Dans Attention, médias!, en 1992, nous soulignions l’écrasante domination des quatre grandes agences de presse internationale Associated Press et UPI (USA), Reuters (Grander-Bretagne) et AFP (France). 34 millions de mots diffusés chaque jour contre à peine 150.000 par les grandes agences du tiers monde. Même pour informer sur le tiers monde, les pays du Sud étaient complètement dépendants du Nord. Partout dans le monde, la guerre du Golfe n° 1 avait eu le visage de CNN et des généraux de Bush père.
L’apparition d’Al-Jazeera a modifié cette situation. Cette fois, des centaines de millions d’Arabes et de musulmans ont pu voir en direct que la guerre était sale, que l’armée US tirait sur des civils, des ambulances, des hôpitaux, des journalistes. Et une bonne part des téléspectateurs d’Al-Jazeera habitent en Europe, ce qui a eu et aura un impact croissant sur nos opinions. Le monopole de la guerre dite «propre» a vécu. Ce n’est pas pour rien que l’armée US a tiré sur les journalistes d’Al Jazeera à Baghdad et à Kaboul.


Le prince qatari qui finance Al Jazeera n’est pas Che Guevara et Al-Jazeera n’est pas «Télé-Révolution». Mais bien un reflet de la révolte du monde musulman face à l’impérialisme US. Et des contradictions croissantes des élites arabes avec ce même impérialisme. Ceci aide à ébranler le monopole mondial des USA.


La deuxième brèche : «Brouille dans le ménage»

D’où proviennent les différences constatées entre la couverture européenne et la couverture US de cette dernière guerre ? Constatons d’abord que ce ne sont pas seulement les médias européens qui se sont un peu écartés du modèle. Un ministre allemand a comparé Bush à Hitler, Paris et Bruxelles ont pris leurs distances de façon très visible. Les médias suivraient-ils en fait leurs gouvernements, et pourquoi ?


Ici aussi, l’explication tient dans l’économie. La guerre de Bush vise aussi (et surtout?) à chasser Paris et Berlin du Moyen-Orient. Ce sont les sociétés françaises et allemandes qui étaient partenaires de l’Irak. Et de l’Iran aussi d’ailleurs. Si les Etats-Unis parviennent à contrôler tous les accès au pétrole et au gaz, ils détiendront une arme de chantage décisive pour la suprématie mondiale. Alors que leur économie décline irrémédiablement sur le long terme, ce sera peut-être une de leurs dernières armes.
Quoi qu’il en soit, ces contradictions USA – UE ont donné un peu plus d’espace aux journalistes qui désiraient montrer les réalités objectives de l’impérialisme US.


Pour autant, cette «brouille dans le ménage» représente-t-elle la solution au problème de l’objectivité des médias ? Avons-nous une garantie que les prochaines guerres seront présentées sans censure ? Pas vraiment. TF1 et Le Monde se montrent toujours aussi peu critiques sur les guerres non déclarées que mène la France en Afrique. L’impérialisme US est devenu bon à critiquer justement parce qu’il s’oppose de plus en plus aux multinationales européennes. Mais si demain un autre président des Etats-Unis décide d’en revenir à un style plus collégial que celui de Bush, et si par exemple Shell et Esso acceptent de concéder à Total une part du gâteau irakien, on reverra un Chirac bien plus doux. Et les médias français aussi.


Ce n’est pas l’hypothèse la plus vraisemblable. Car l’aggravation de la crise et des rivalités économiques qui en découlent ne dépend pas de la volonté des individus. Mais cela montre en tout cas que l’alternative n’est pas là pour ceux qui recherchent une information correcte sur les problèmes de la guerre et de la paix.

La troisième brèche : Internet

Mais le facteur nouveau le plus important face aux censures, c’est Internet. C’est-à-dire, vu du bon côté, l’irruption du peuple dans la bataille de l’info.


Il y a douze ans, tous les grands médias, dans le monde entier, relayaient les mêmes images des grands médiamensonges : couveuses qu’on disait «volées», marée noire faussement attribuée aux Irakiens, prétendues «tortures» de prisonniers occidentaux… Et les mêmes experts inlassablement chargés de confirmer ces images truquées.


Il y a douze ans, face à ce Big Brother de la vérité officielle, la seule riposte à notre portée fut un livre. Riposte fatalement trop tardive et ne pouvant toucher que quelques dizaines de milliers de lecteurs.
Par contre, durant la deuxième guerre du Golfe, de nombreux activistes d’Internet ont pu apporter bien plus vite – le jour même parfois – des infos, analyses et témoignages alternatifs. Pas encore assez pour contrer le système médiatique en place, mais déjà de quoi permettre aux militants de la paix de se défendre contre les médiamensonges. Et aux journalistes honnêtes et curieux d’obtenir d’autres «matières premières».


Le 9 avril 2003, les Etats-Unis ont organisé une mise en scène de la «libération de Bagdad» (le fameux déboulonnage de la statue de Saddam). Ayant pu suivre la situation de jour en jour, grâce à Internet, à des contacts sur place, à un réseau international de correspondants, nous avons pu diffuser très vite et dans le monde entier un «test-médias». Qui réfutait la mise en scène et annonçait la résistance du peuple irakien. D’autres dans le monde ont fait pareil. «L’autre vérité» circule beaucoup plus et beaucoup plus vite. Les reportages et analyses d’un Robert Fisk, les témoignages de médecins partis sur place comme Geert van Moorter et Colette Moulaert, les réfutations d’images bidons, les «test – médias» ont pu circuler dans le monde entier. Internet a favorisé la prise de conscience à travers le monde et aidé à rassembler des dizaines de millions de manifestants anti-guerre.


C’est un phénomène nouveau de grande importance. Aujourd’hui, existe la possibilité de réfuter l’info officielle en quelques minutes et très bon marché.


A Seattle, en 99, la contestation des altermondialistes avait connu un succès retentissant grâce à l’initiative d’info directe d’Indymedia. Reprise depuis par Indymédia-Belgique et un peu partout. Les échanges et la coopération internationale en sont multipliés. Le véritable potentiel d’Internet n’a pas encore été pleinement exploité pour créer une organisation efficace de la contre-info. Mais c’est en route.

La dimension sociale de la désinformation sur la guerre

Pourquoi est-il si important que chacun d’entre nous s’implique dans la bataille de l’info ? Alors que tout est fait pour que, devant nos écrans, nous nous sentions sans pouvoir face à la guerre. Simples spectateurs d’un drame lointain. Mais en réalité, le drame se déroule en même temps ici-même.


Quand Rumsfeld se réjouit que les attentats du 11 septembre lui permettent enfin de sabrer dans la Sécurité sociale pour augmenter les profits de ses amis marchands de missiles, il touche le coeur de la question. La guerre frappe aussi les Américains. Et bientôt les Européens si on laisse se créer cette coûteuse Euro-Armée.


Le spectacle de la guerre fascine, hypnotise et sert à faire oublier que les spectateurs sont eux-mêmes victimes. D’abord, Bush, ayant besoin de soldats, vole des jeunes gens à leurs familles. Une partie reviendra dans des sacs en plastique, et les autres traumatisés à vie. Ensuite, il vole aussi les revenus de leurs familles. Car la guerre sert à vider les poches des simples gens pour gonfler les poches des actionnaires. La guerre, c’est moins d’argent pour créer des emplois, pour maintenir la Sécu, pour les soins de santé, les écoles, etc… Et le spectacle CNN sert de tour de passe-passe, de séance d’hypnose pour empêcher toute question sur ce double vol.


CNN et Cie sont véritablement une séance d’hypnose, une prise d’otages. Ils tiennent en haleine la population sur des aspects secondaires de la guerre pendant que, discrètement, un pick-pocket d’Etat leur fait les poches. Le média – système est donc une prison de la pensée, de la réflexion critique, de l’auto – défense.


C’est pourquoi la bataille de la critique des médias et pour le droit à l’information ne saurait être l’affaire de quelques spécialistes, mais l’affaire de tous.

Avons-nous droit à l’information ?

Dans cette bataille – car l’information n’est pas un cadeau mais un combat – dans cette bataille, il nous semble nécessaire de développer d’urgence l’analyse critique de la propagande de guerre et des intérêts cachés. En premier lieu dans les écoles. L’éducation aux médias devrait faire partie des cours de base. Mais pas sous forme de complaisante autopublicité des quotidiens dans les écoles. Sous une forme réellement contradictoire et analytique.


Il ne suffit pas de dire, après les médiamensonges de chaque conflit : «Plus jamais ça!». Il faut chercher sans cesse à comprendre les véritables enjeux économiques et stratégiques de chaque guerre. Démasquer les acteurs qui tirent les fils en coulisses. Nous organiser collectivement au plus vite. Et diffuser le plus largement possible les résultats des test-médias à élaborer ensemble.
Le droit à l’information se conquiert.

Michel Collon
(1) Michel Collon, Attention, médias !, EPO, Bruxelles, 1992.
(2) Peter Franssen, Le 11 septembre, EPO, Bruxelles, 2002, p. 126.

Bibliographie:
Anne Morelli, Principes de la propagande de guerre, EVO, Bruxelles, 2001.
Edward Herman & Noam Chomsky, Manufacturing Consent, Pantheon, New York, 1988.
Michel Collon, Attention, médias!, Les médiamensonges du Golfe, Manuel Anti-Manipulation, EPO Bruxelles, 1992 – Poker menteur, EPO, 1998 – Monopoly, EPO, 2000. Test-médias Yougoslavie et test-médias Kosovo.
Geoffrey Geuens, Tous pouvoirs confondus, (Médias et capital à l’ère de la mondialisation)
Kosovo et médias, débat avec Jamie Shea, porte-parole de l’Otan, vidéo, Bruxelles, 2000.
Vanessa Stojilkovic & Michel Collon, Les Damnés du Kosovo, vidéo, Bruxelles, 2002.
Ce texte est paru en janvier 2004 dans l’ouvrage collectif Médias et Censure. Figures de l'orthodoxie (Pascal Durand éd.), Liège, Editions de l'Université de Liège, coll. "Sociopolis", ISBN 2-930322-70-5.

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