Le dalai-lama champion de la non-violence?

La campagne antichinoise en cours de nos jours présente, et célèbre, le Dalaï Lama comme le champion de la non-violence, véritable héritier de Gandhi. On notera cependant à ce propos que l’Occident libéral s’est montré pendant longtemps tout autre que sympathique à l’égard de Gandhi.

29 août 2008

C’est avec un souverain mépris que Churchill parle de ce « fakir séditieux », de ce « misérable petit vieux, qui est notre ennemi depuis toujours », de ce « vieux va nu pieds »(1) , qui prétend mettre la main sur « ce qui nous appartient » et « veut l’expulsion de l’Angleterre hors de l’Inde »(2) .

L’incontournable arrogance impériale se charge parfois aussi de tons racistes, comme on le voit en particulier dans une prise de position de 1931 :

« Il est alarmant et nauséabond aussi de voir Gandhi, un avocat subversif du Middle Temple, maintenant dans cette attitude de faquir selon un modèle bien connu en Orient, gravir, à grands pas et à moitié nu, les escaliers du palais du vice-roi pour aller parler d’égal à égal avec le représentant du roi-empereur alors qu’il s’emploie encore à organiser et conduire une campagne provocatrice de désobéissance civile »(3) .

En tout cas, contre le mouvement indépendantiste, qu’il soit violent ou non-violent, on sait recourir à tous les moyens, et Churchill en 1932 salue le lancement en Inde de mesures « plus drastiques que toutes celles qui s’étaient avérées nécessaires depuis l’époque de la Mutiny de 1857 »(4) c’est-à-dire depuis la révolte des Sepoys et de la sanglante répression qui avait en son temps suscité l’indignation de Marx.

De nos jours encore, les accents chers à Churchill sont loin d’avoir disparu. Un journaliste historien qui, dans les colonnes d’organes de presse étasuniens et occidentaux généralement les plus autorisés, s’emploie à célébrer le retour du colonialisme (Colonialism’s Back-and Not a Moment Too Soon), s’exprime ainsi en parlant de Gandhi : il « avait une année de plus que Lénine, avec qui il avait en commun une approche de type quasiment religieux de la politique, mais son « excentricité le rapprochait aussi de Hitler, de vingt ans son cadet »(5) . Comparé à Lénine, le leader du mouvement indépendantiste indien subit le sort réservé au bolchevisme qui, du point de vue des historiens et journalistes de cour, n’est que le frère jumeau du nazisme.

La tendance principale de l’idéologie dominante est cependant aujourd’hui bien différente. Dès les premières années de la guerre froide, une fois abandonnés la haine et le mépris nourris en particulier par Churchill envers le « subversif » et « oriental » ennemi de l’Empire britannique et de la civilisation occidentale, Gandhi est promu au rôle d’apôtre de la non-violence : non-violence qu’on va opposer à ces mouvements révolutionnaires d’émancipation des peuples coloniaux qui se développent en Asie et dans le monde entier ; c’est ainsi que Gandhi devient inopinément l’antithèse de Mao, de Ho Chi Minh, Castro et Arafat. Viendra ensuite une manoeuvre de réal-politique ultérieure et décisif : une campagne multimédiatique martelant que l’hérédité de Gandhi en tant que champion de la non-violence serait aujourd’hui assumée par le Dalaï Lama, comme par hasard désigné en 1989 Prix Nobel de la paix.

Et pourtant la réalité n’est pas difficile à vérifier. Elle est révélée clairement dans deux livres qui ont pour auteur unique, ou co-auteurs, deux fonctionnaires (de niveau plus ou moins élevé) de la Cia.

Le premier, qui a collaboré pendant des décennies avec le Dalaï Lama et exprime son admiration et sa dévotion envers le « leader bouddhiste qui s’est voué à la non-violence », rapporte en ces termes le point de vue exprimé par son héros : « S’il n’y a pas d’alternative à la violence, la violence est autorisée ». D’autant plus qu’il faut savoir distinguer entre « méthode » et « motivation » : « Dans la résistance tibétaine contre la Chine la méthode était l’assassinat, mais la motivation était la compassion, et cela justifiait le recours à la violence ».

De façon analogue le Dalaï Lama, cité et admiré par le fonctionnaire de la Cia, justifie et même célèbre la participation des Usa à la seconde guerre mondiale et à la guerre de Corée, puisqu’il s’agissait de « protéger la démocratie et la liberté ». Ces nobles idéaux allaient continuer à inspirer Washington à l’occasion de la guerre du Vietnam, même si, dans ce cas-là, les résultats ne furent malheureusement pas à la hauteur des intentions(6) . On comprend que, sur de telles bases, la syntonie se révèle parfaite avec le fonctionnaire de la Cia, qui tient à se faire photographier avec le Dalaï Lama dans une posture amicale et affectueuse. Il tient même à déclarer que lui aussi, exactement comme son vénérable maître bouddhiste, n’aime pas les « armes à feu » mais qu’il se résigne à en approuver et promouvoir l’emploi seulement quand cela s’avère inévitable .

Ainsi donc, réinterprétée à la lumière des enseignements du prix Nobel pour la paix, la non-violence semble être devenue la doctrine inspiratrice de la Cia !

Ce sont justement les fonctionnaires de cette agence redoutée dans le monde entier qui finissent par faire un portrait désacralisant du Dalai Lama. En 1959, il s’enfuit de Lhassa : c’est la réalisation d’un « objectif de la politique américaine depuis au moins une décennie ». Au moment de son passage de la frontière entre la Chine (Tibet) et l’Inde, le Dalaï Lama nomme général un des tibétains qui l’avaient assisté dans sa fuite, tandis que deux autres, sans perdre de temps, avec la radio qui leur avait été fournie par la Cia, transmettent à cette dernière un message urgent : « Envoyez-nous par voie aérienne des armes pour 30.000 hommes »(8) . Malgré l’équipement sophistiqué fourni aux guérilleros, la mise à leur disposition d’un « inexorable arsenal dans le ciel » (les armes parachutées par les avions étasuniens) et la possibilité de bénéficier d’arrières sûrs au-delà de la frontière chinoise, et en particulier dans les bases du Mustang (au Népal), la révolte tibétaine, préparée dès 1959 par le lancement d’armes et équipements militaires dans les zones les plus inaccessibles du Tibet(9) , échoue.

Les commandos infiltrés depuis l’Inde accusent des résultats « généralement décevants » ; « ils ne trouvent qu’un rare appui dans la population locale ». En résumé : la tentative d’ « alimenter une guérilla sur une vaste échelle par voie aérienne s’est révélée un échec lamentable » ; « en 1968, les forces de la guérilla au Mustang vieillissaient » sans être capables de « recruter de nouveaux éléments ». Les USA sont obligés d’abandonner l’affaire, provoquant alors une grande désillusion chez le Dalai Lama : «il observa avec amertume qu’en 1974 Washington avait effacé son soutien du programme politique et paramilitaire »(10) .

Il est donc assez difficile de voir dans le Dalai Lama l’héritier de Gandhi ! La seule vague analogie est avec le Gandhi de la première guerre mondiale, qui s’emploie à recruter des soldats indiens pour l’armée britannique et espère ainsi gagner la reconnaissance de Londres. De la Grande-Bretagne, l’Inde hérite l’aspiration à détacher, d’une manière ou d’une autre, le Tibet de la Chine : encadrés dans un corps spécial (Special Frontier Force), les guérilleros tibétains combattent sous commandement de l’armée de New Delhi au cours de la brève guerre de frontière sino-indienne de 1962, puis au cours de la guerre indopakistanaise de 1971. C’est dans ce contexte que s’insère l’appui fourni par le Dalai Lama à la politique indienne d’armement nucléaire.

La collaboration avec les USA va jouer un rôle plus important encore : s’ajoutant au terrible embargo imposé par Washington et aux opérations persistantes de sabotage ou de terrorisme promues à partir de Taiwan, la révolte tibétaine était destinée, dans les plans de la Cia, à « contraindre Mao à éparpiller ses ressources déjà minces » et à provoquer l’étranglement de la République populaire chinoise. Il est vrai que l’objectif principal ne sera pas poursuivi.

Mais dans tous les cas, outre le fait qu’ils affaiblissent le grand pays asiatique, les Etats-Unis « tirent bénéfice des renseignements recueillis par les forces de la résistance » tibétaines. De plus, la Cia et l’armée étasunienne peuvent expérimenter « de nouveaux types d’équipement, par exemple des avions et des parachutes » et « de nouvelles techniques de communication », et accumuler de précieuses expériences ; « les leçons apprises au Tibet » trouvent leur application « dans des lieux comme le Laos et le Vietnam »(11) .

Comme on peut voir, la non-violence du Dalaï Lama n’est qu’un mythe ; sur deux photos de 1972, on peut même le voir, avec le général indien Sujan Singh Uban, passer en revue et haranguer la Special Frontier Force, pour qui il avait donné son « consensus » afin qu’elle soit employée dans la guerre contre le Pakistan, quelques mois auparavant(12) .

Mais comment expliquer le mythe ? Une fois de plus celui qui va nous aider à donner une réponse est le fonctionnaire de la Cia qui a maintenu des contacts pendant des décennies avec le leader indépendantiste tibétain. En 1950, quand la guerre de Corée éclate, l’agence reçoit des instructions pour que soient conduites contre la Chine non seulement des « opérations paramilitaires » mais aussi une « guerre psychologique »(13) . Le projet verra des perfectionnements ultérieurs à la suite de la révolte de 1959 ; le « groupe de stratégie psychologique » invite l’administration Eisenhower à « alimenter la rébellion le plus longtemps possible et à lui donner la plus grande emphase dans les moyens d’information » ; « la Cia paye une société de public-relations pour aider les Tibétains à rendre publique leur cause »(14) . L’orientation de fond de cette guerre psychologique avait déjà été définie dans les premières années de la guerre froide : il s’agissait d’ « appeler au rassemblement les bouddhistes d’Asie contre l’expansion des communistes chinois »(15) . Au communisme synonyme de violence il fallait opposer le bouddhisme synonyme de non-violence. On ne s’étonnera pas alors que l’ « écran » (screen) de la non-violence commence à auréoler la figure du Dalaï Lama(16) .

Ce ne sera pas seulement une personnalité singulière qui connaîtra une aveuglante transfiguration mais aussi le monde dont elle est l’expression : le Tibet pré-moderne et pré-révolutionnaire va devenir un lieu d’enchantement, d’où se sont évanouis l’esclavage, le servage, la violence de la classe dominante, et même la violence en tant que telle. En réalité, bien loin de cette idylle, la Lhassa de ce bon vieux temps ressemblait à la « Florence des Borgia »(17) . Mais la guerre psychologique, les sociétés de public-relations et Hollywood (qui avait déjà joué un rôle central dans la Guerre froide) savent faire des miracles : le Dalaï Lama et le bouddhisme tibétain deviennent l’incarnation de la non-violence.

Se réclamant de Gandhi et du Dalaï Lama, des cercles qui se disent de gauche et même des radicaux – qu’on pense pour ce qui concerne l’Italie au « Partito radicale transnazionale », dirigé par Marco Pannella- non seulement stigmatisent comme sanguinaires les mouvements de libération nationale ( comme par exemple la résistance palestinienne), mais vont plus loin encore.

Ignorants des leçons de la non-violence et en proie à des pulsions d’homicide et totalitaires, les soit-disant « radicaux », en opposition à ces mouvements de libération nationale, appuient régulièrement les guerres lancées par Washington pour l’exportation de la «démocratie » et , avec une emphase toute particulière, les guerres déclenchées par Israël contre ses voisins arabes , en tout premier lieu, contre le peuple palestinien. Le soutien aux guerres israélo-étasuniennes est-il en contradiction avec le principe de non-violence ? Les « radicaux » n ‘ont aucune difficulté à se référer au Gandhi qui, pendant la première guerre mondiale, soutenait l’effort de guerre de l’Empire britannique et faisait taire ses adversaires, en les accusant d’être lâches et même « efféminés ».

En ce point, la « non-violence » s’est transformée en une idéologie de la guerre (pour le moment froide).

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

(1) Ferguson 2004, p. 276 et Chada 2000, p. 387 et 390.

(2)Chada 2000, p. 384 et 300.

(3)Chada 2000, p. 298.

(4)Chada 2000, p. 319

(5)Johnson 1989, p. 521 ; dans Paul Johnson cf. Losurdo 2006, chap. III § 9

(6)Knaus 1999, p. X et 313.

(7)Knaus 0999, p. X et 274.

(8) Knaus 1999, p. 178 ; Conboy, Morrison 2002, p.93.

(9)Knaus 1999, p. 225 et 154-155.

(10)Knaus 1999, p. 281, 235, 292 et 293.

(11)Knaus 1999, p. 215 et 316 ; Conboy, Morrison 2002, p.IX.

(12)Conboy, Morrison 2002, p. 247-48.

(13)Knaus 1999, p. 63.

(14)Knaus 1999, p. 204 et 181.

(15)Knaus 199, p. 88.

(16)Knaus 1999, p.236.

(17)Knaus 1999, p. 24..

Références bibliographiques

Yogesh Chada 2000

Rediscovering Gandhi (1997), tr. it., di Mario Prayer, Gandhi. Il rivoluzionario disarmato (1998), Mondadori, Milano

Kennet Conboy, James Morrison 2002

The CIA’s Secret War in Tibet, University Press of Kansas, Lawrence

Niall Ferguson 2004

Empire. The Rise and the Demise of the British World Order and the Lessons for Global Power (2002), Basic Books, New York

Paul Johnson 1989

A History of the Modern World from 1917 to the 1980s; (1983); tr. it., di Elisabetta Cornara Filocamo, Storia del mondo moderno (1917-1980), Mondadori, Milano

John Kenneth Knaus 1999

Orphans of the Cold War. America and the Tibetan Struggle for Survival, PublicAffairs, New York

Domenico Losurdo 2006

Le révisionnisme en histoire. Problèmes et mythes, Albin Michel, Paris

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