Le cas de Bahar Kimyongür ne préoccupe pas que les sympathisants du DHKP-C

Carte blanche parue dans La Libre Belgique signée par un nombre significatif de personnalités du monde académique, politique, judiciaire et des droits de l'Homme belge

Quelques dizaines de personnes d'horizons divers se sont rendues au rassemblement organisé ce premier mai devant l'ambassade des Pays-Bas pour protester contre l'arrestation de M. Bahar Kimyongür le 27 avril dernier et contre la possible extradition vers la Turquie qui en découle.

Nous avons été choqués de lire dans La Libre Belgique du mardi 2 mai sous la plume de M. Roland Planchar que " des sympathisants du DHKP-C ont manifesté devant les locaux de l'ambassade des Pays-Bas […] Dans l'espoir que leur ami ou complice – selon l'angle où on voit les choses, puisque le DHKP-C a tué plusieurs fois en Turquie – ne soit pas extradé ". Il ne pourrait donc y avoir de mobilisation dans ce dossier que par amicale empathie ou par adhésion au projet et aux méthodes du DHKP-C. Nous sommes quelques-uns, totalement indépendants de ce groupe, opposés à ses idées et plus encore à ses méthodes, à penser que " l'affaire Bahar Kimyongür " – car il s'agit bien d'une problématique spécifique qui ne peut être réduite à un appendice de " l'affaire Erdal " – soulève des questions qui ne peuvent laisser insensibles les démocrates que nous sommes. Présents ou non lors du rassemblement du premier mai, nous sommes inquiets et indignés pour les raisons suivantes.

Le premier et principal ressort de notre inquiétude et de notre indignation est d'ordre humanitaire. En étant extradé vers la Turquie, Monsieur Bahar Kimyongür risquerait son intégrité physique voire sa vie. Les nombreuses condamnations de la Turquie devant la Cour européenne des droits de l'homme ainsi que les divers rapports internationaux sur la situation des prisons en Turquie suffisent en effet à illustrer qu'il courrait un risque considérable en y étant incarcéré . La Belgique et les Pays-Bas, Etats se voulant respectueux des droits et libertés fondamentaux attachés à la personne, ne peuvent demeurer insensibles à ce risque et y exposer plus ou moins sciemment un individu, par ailleurs ressortissant belge.

Le second ressort est d'ordre plus politique. Les premiers témoignages fournis par l'entourage de M. Kimyongür (voir Le Soir et La Libre Belgique du 2 mai) laissent à penser que les services de la sûreté de l'Etat belge auraient contribué à organiser l'arrestation de M. Bahar Kimyongür aux Pays-Bas. Si cette hypothèse devait se confirmer, le zèle du gouvernement belge serait assimilé à la volonté de " réparer " la bourde " Fehriye Erdal ". Bahar Kimyongür, citoyen belge condamné à quatre ans de prison ferme par le tribunal correctionnel de Bruges pour appartenance à une organisation terroriste, aurait en quelque sorte été " offert " à la Turquie en " compensation " de la fuite de Mme Erdal. Une telle instrumentalisation par la Belgique de la vie d'un de ses ressortissants à des fins diplomatiques serait tout simplement indigne d'un Etat démocratique.

Au delà du cas de M. Bahar Kimyongür, nous éprouvons un net malaise à ce que des individus puissent être extradés vers des Etats n'appartenant pas à l'Union européenne sur la base d'une simple appartenance à une des organisations listées " terroristes " au terme d'une négociation intergouvernementale qui ne peut en aucun cas être assimilée à une procédure judiciaire respectueuse des droits de la défense . Pour être condamné comme terroriste, il n'est plus nécessaire de prendre part à des actes qualifiés de " terroristes ". L'appartenance à un de ces groupements suffit à faire condamner mais elle suffit également à rendre extradable vers un Etat hors UE. Lorsque les individus concernés par ces mesures sont poursuivis pour des faits par ailleurs répréhensibles du point de vue du droit pénal classique, la possibilité d'une extradition se justifie, pour autant bien entendu que l'Etat destinataire offre toutes les garanties requises sur le plan du respect des droits fondamentaux. En revanche, lorsque les charges retenues ne relèvent que de l'appartenance à une organisation qualifiée de " terroriste ", de telles démarches pourraient inaugurer ce qui ressemble furieusement à la mise sur pied d'une coopération internationale de lutte contre les opposants politiques des Etats extra-communautaires résidant sur le territoire d'un Etat de l'Union, fussent-ils ou non citoyens d'un Etat-membre. Si aujourd'hui le gouvernement belge se fait le complice, ne serait-ce que par abstention, de l'extradition vers la Turquie d'un opposant belge au régime turc – par ailleurs condamné pour appartenance à une organisation terroriste et ayant interjeté appel de cette condamnation – demain le gouvernement entreprendra-t-il de telles démarches vis-à-vis de tous les opposants à des régimes hors UE avec lesquels il souhaite entretenir de cordiales relations ? Nous entrons ici dans un débat qui ne peut être vidé dans le cadre de ce texte et qui mérite un traitement beaucoup plus approfondi. Néanmoins, la Belgique ne peut demeurer insensible aux risques de dérives gravement attentatoires aux droits et libertés qui se profilent par-delà le cas de M. Bahar Kimyongür.

C'est pour cet ensemble de raisons que nous, citoyens attachés aux règles et institutions qui garantissent l'ensemble des droits et libertés fondamentaux consubstantiels aux régimes démocratiques, sommes profondément préoccupés par la situation de M. Bahar Kimyongür. Nous estimons que M. Bahar Kimyongür doit pouvoir bénéficier des droits qui sont reconnus à n'importe quel citoyen belge et qu'il incombe par conséquent aux gouvernements belge et néerlandais de mettre tout en œuvre pour en garantir le respect. Ceci implique au premier chef que ces deux gouvernements s'opposent par tous les moyens politiques et juridiques disponibles à l'extradition de M. Bahar Kimyongür vers la Turquie.

Signataires :

Thomas Berns (Philosophe ULB)

Emmanuelle Bribosia (Professeure de droit à l'ULB)

Jean Bricmont (Professeur UCL)

Fabrizio Cantelli (Politologue ULB/FUSL)

Souhail Chichah (CNCD)

Olivier Corten (Professeur de droit à l'ULB)

Barbara Delcourt (Professeure de science politique à l'ULB)

Céline Delforge (Députée bruxelloise Ecolo)

Benjamin Denis (Politologue ULB/FUSL)

Josy Dubié (Député bruxellois et sénateur Ecolo)

Denis Duez (Politologue ULB)

Corinne Gobin (Directrice du GRAID ULB)

Olivier Paye (Professeur de science politique aux FUSL)

Julien Pieret (Ligue des Droits de l'Homme)

Eric Remacle (Professeur de science politique à l'ULB)

Fabienne Scandella (Sociologue ULB)

Anemie Schauss (Professeure de droit à l'ULB et avocate du Syndicat des avocats pour la démocratie)

Benoît van der Meerschen (Secrétaire fédéral adjoint FIDH)

Dan Van Raemdonck (Président de la Ligue des Droits de l'Homme

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