La seconde mort de Yasser Arafat

Le coup de force mené par les miliciens du Hamas dans la bande de Gaza, de même que les actions du Fatah contre celui-ci en Cisjordanie, constituent une tragédie dont on ne peut encore mesurer les conséquences. Marque-t-elle la fin de la cause palestinienne telle que l’OLP l’avait fait connaître au monde au tournant des années 1960-1970? Elle semble en tout cas devoir ouvrir une ère nouvelle. Responsabilités et – sombres – perspectives.

Drapeau Rouge – Belgique

Le verdict de l’envoyé spécial de l’ONU pour le Moyen-Orient, Alvaro de Soto , est clair: dans la crise inter-palestinienne qui a abouti du 12 au 14 juin à la mise hors combat du Fatah dans la bande de Gaza, la responsabilité de l’ainsi nommée «communauté internationale» est écrasante. Responsabilité de l’administration Bush, «alignée sur Israël.» Responsabilité aussi, il va sans dire, de l’Union européenne: selon un haut-fonctionnaire français aux Affaires étrangères , l’UE, «qui disposait de tous les atouts pour lancer une initiative politique», s’est «réfugiée dans la frilosité […], laissée aller à son défaut coutumier: abandonner le terrain politique et se donner caution par l’activisme humanitaire, dépenser faute […] d’oser agir.»

Contorsions, dédits et double langage occidentaux

Rarement l’attitude des «deux poids, deux mesures» de nos dirigeants n’est apparue de façon aussi flagrante qu’au cours de la période qui a suivi le décès, fin 2004, de Yasser Arafat. Ce 14 juin, c’est en effet avec l’approbation occidentale que le président Abbas a évincé Ismaïl Haniyeh d’un poste de 1er ministre que la «communauté internationale» avait hier sommé le défunt Raïs de créer, afin précisément de limiter ses prérogatives. Et c’est toujours avec la bénédiction occidentale que cet ex-1er ministre, devenu le président Mahmoud Abbas, s’est empressé de prendre de mesures renforçant ses pouvoirs au détriment, comme le dénonce le Palestinian Centre for Human Rights (PCHR), des libertés publiques . Et en «contournant» indiscutablement la Loi fondamentale de 2003 que les Occidentaux avaient pourtant appelée de leurs vœux, toujours pour restreindre les pouvoirs de Y.Arafat.

Quant à l’exigence occidentale d’élections «démocratiques», mise en sourdine tant qu’Arafat était susceptible de les remporter, l’on sait ce qu’il en est advenu. M.Abbas, adoubé par beaucoup à la présidence parce que perçu comme le favori de Washington et de l’UE et donc susceptible d’en obtenir le déblocage de la situation, la «communauté internationale» n’a à nouveau rien fait pour empêcher Israël d’étendre les colonies et d’asphyxier la société palestinienne par les check points et les blocus. Et spolier, grâce au «Mur», des dizaines de milliers d’autres Palestiniens. Puis, lorsqu’en conséquence le Hamas eut remporté les législatives de janvier 2006, la «communauté internationale» s’est empressée de punir la population palestinienne pour avoir «mal voté»…

Les «milices» enfin: c’est, rappelle Jean-François Legrain , sous l’insistance du «Quartet» que les «forces de sécurité», qui dépendaient du 1er ministre, ont été redonnées à la présidence après la victoire du Hamas, conformément, écrit l’ex-conseiller de Javier Solana, Alastair Crooke , à une «agressive politique de division» qui a jeté les bases de la violence récente. «Si le vote des électeurs avait été respecté, note Denis Sieffert, la police palestinienne et la ‘Sécurité préventive’ du Fatah seraient en effet passées sous la tutelle du ministère de l’Intérieur et du gouvernement à majorité Hamas.»

Enfin, bel exemple de ce qu’on peut appeler un «journalisme paresseux» , le choix de nombre de nos médias de n’évoquer dans leur couverture des affrontements inter-palestiniens que des «luttes entre factions rivales» , a sérieusement occulté ce qui se tramait dans la bande de Gaza, avant et après l’accord de La Mecque du 8 février.

Vous avez dit putsch ?

Pour certains observateurs attentifs, la prise de contrôle de Gaza par le Hamas était prévisible. Et non pas, comme l’on écrit certains – «nous vous l’avions bien dit!» – du fait d’une volonté du mouvement islamiste de s’accaparer tous les pouvoirs. En mai dernier, trois mois après l’accord de La Mecque et la formation d’un gouvernement palestinien d’union nationale, les violences «entre factions rivales» avaient repris. Pour culminer à nouveau à partir du 7 juin. Et Jonathan Steele pose la question: la capture des installations militaires du Fatah à Gaza était-elle spontanée ou «s’agissait-il d’une frappe préventive afin de prévenir un coup d’État du Fatah?»

Selon A.Crooke, Washington et certaines capitales européennes ont choisi de financer, d’entraîner et d’armer les forces dirigées par Mohammed Dahlan. Régulièrement décrit comme «l’homme des Américains», celui-ci était perçu, écrit Crooke, comme l’homme fort, capable de restaurer le pouvoir d’un Fatah au sein duquel beaucoup n’avaient pas «digéré» la défaite électorale. «Le but ultime était d’édifier une milice pouvant se confronter militairement au Hamas, en d’autres mots, de mener un coup d’État soft» . Ainsi, le projet de gouvernement d’union nationale s’est-il d’emblée heurté à l’hostilité de l’administration Bush et du gouvernement israélien, mais également à certains cadres du Fatah . Un constat partagé par A.de Soto, pour qui «les Américains ont poussé à la confrontation entre le Hamas et le Fatah.» Ainsi, à Gaza, Dahlan se serait systématiquement refusé à ce que le gouvernement élu prenne la haute main sur les services de sécurité, sabotant toute tentative d’accommode-ment du Hamas, comme l’aval donné à la désignation de Hani Al-Qawasmeh, personnalité indépendante, comme ministre de l’Intérieur. «On était donc, observe Legrain, dans le cas d’une désobéissance civile – pour ne pas dire plus – des forces qui se réclament du Fatah et qui refusent l’ordre constitutionnel». Qui ont de surcroît «reçu l’appui d’Israël et de la communauté internationale.»

Dérapages

115 tués en six jours d’affrontements (7-14 juin) dont la férocité a choqué: images et récits d’exécutions sommaires, de combattants précipités du toit d’immeubles ont fait le tour du monde. Donnant lieu dans nos médias à d’étonnantes tentatives d’explication. Ainsi, la thèse d’une trop grande densité de population semble avoir captivé certains: la comparaison avec les rats de laboratoire a été faite… Une férocité qui s’explique aussi par les haines partisanes accumulées: sentiment, côté Fatah, de représenter par excellence la lutte palestinienne depuis plus de quarante ans et, côté Hamas, celui de s’être vu refuser une victoire électorale légitime, d’être aujourd’hui les authentiques défenseurs de la cause nationale contre les «agents» d’Israël et des Etats-Unis et, enfin, conviction de suivre une voie tracée par Dieu. Par ailleurs, nombre d’exécutions sommaires relèveraient, selon des témoignages, de vendettas de miliciens islamistes contre d’anciens geôliers fatahouis.

Les événements auraient-ils échappé aux politiques du Hamas, comme semble le penser Baudouin Loos? Selon J-F Legrain, «ce sont probablement des groupes au sein de la branche armée du Hamas qui ont précipité cette offensive.»

Legrain, comme Gresh, rappellent toutefois que c’est avant tout «la dislocation de la société palestinienne, accélérée par quinze mois de boycottage international» qui explique «la férocité injustifiable des affrontements» et qui a «hypertrophié «tous les localismes, le repli sur les liens du sang et les solidarités locales.» Ce que le professeur Abel Jawad Saleh de Bir Zeit appelle un sociocide. Et, comme l’écrit l’admirable Gideon Levy , «ces jeunes gens que nous avons vu s’entretuer […] ont vécu toute leur vie à l’ombre de la violence israélienne.»

Selon le haut-fonctionnaire français cité, le président Abbas, «sans appuis réels et sans véritable stratégie», n’aurait fait «qu’accentuer par son indécision» un système hérité de

Y.Arafat qui a vu un Fatah, «dépourvu de toute colonne vertébrale idéologique et programmatique», devenir « un simple réseau d’influences et de redistribution des prébendes.» En face, côté Hamas, l’on ne peut, également, sous-estimer le rôle délétère qu’ont joué les «militaires» et les miliciens de base des Brigades Ezzedine-Al-Qassam. Selon un professeur de l’université An-Najah de Naplouse évoquant les groupes armés du Fatah et du Hamas, «dans les premiers, on compte beaucoup de gangsters. Dans les seconds, beaucoup d’ignorants» …

Par ailleurs, il semble que, du côté du Hamas aussi, l’accord de La Mecque n’ait pas fait l’unanimité: selon Michele Giorgio , des dirigeants comme Mahmoud Zahar et Saïd Siyam auraient «encaissé non sans rage» la décision de Haniyeh et de Khaled Meshal de se plier au veto émis par M.Abbas à leur nomination au sein du gouvernement d’union nationale. Et certains chefs de l’aile militaire avaient accusé I.Haniyeh de «faiblesse» suite à la nomination, par M.Abbas, de M.Dahlan à la tête d’un nouveau Conseil de sécurité nationale! Il reste que la décision de la branche militaire islamiste de «faire place nette du Fatah et pas seulement du courant dirigé par M.Dahlan» a eu pour conséquence, note Giorgio, «qu’aux yeux des Palestiniens et du monde entier, [le Hamas n’a] pas éliminé des gens corrompus mais imposé [son] pouvoir absolu.»

«Cisjordanie d’abord»?

Sharon, rappelle le pacifiste israélien Uri Avneri, rêvait de transformer la Cisjordanie en «un archipel de cantons isolés» dirigés par le Fatah et de faire de Gaza une entité isolée, dirigée par le Hamas et, dès lors, «plus facile à désigner comme un nid de terroristes, libérant Israël de toute obligation et la laissant périr étranglée.» . Ce qui expliquerait l’insistance israélienne pour un retrait «unilatéral» de l’enclave. Ce qui confirmerait aussi les soupçons émis par certains quant aux révélations au sujet de l’aide US au Fatah qui se serait avérée à dessein insuffisante et tardive et qui aurait précipité le coup de force du Hamas.

Depuis le 14 juin, écrit Avneri, «il semble que ce but a été atteint.»

Ce sont en effet ces objectifs sharoniens qui sous-tendent la politique privilégiée aujourd’hui par George Bush et Ehud Omert: «la Cisjordanie d’abord», consistant à injecter des fonds en Cisjordanie, à y renforcer les forces du Fatah et à évoquer le «processus de paix» tout en laissant la bande de Gaza dépérir. Cela avec la collaboration éventuelle de la Jordanie et de l’Égypte.

Or, écrit Robert Malley, ex-conseiller de Bill Clinton , «cela ne marchera pas». Primo, parce que cette «stratégie» est fondée sur le présupposé que le Fatah contrôle la Cisjordanie et que le Hamas n’y conserverait que peu d’appuis. Or, «la Rive ouest n’est pas un Gaza inversé: le Fatah a cessé d’y exister en tant que mouvement cohérent sur les plans idéologique et organisationnel» et le Hamas y garde, malgré la répression qu’il subit , une influence incontestable. Deusio, parce que «des carottes pour la Cisjordanie et le bâton pour Gaza» diviserait davantage les Palestiniens et achèverait de ruiner le crédit de M.Abbas en tant que président de tous les Palestiniens. Ensuite, parce que les buts des États arabes divergent de ceux de la «communauté internationale» et d’Israël: pour les premiers, il s’agit en effet de ressusciter l’accord de La Mecque. Enfin, parce que le soutien exprimé, en phase avec la «communauté internationale», par M.Olmert à Abbas ne devrait pas faire trop illusion. Au-delà des promesses d’une restitution – progressive! – des 600 à 850 millions $ dus à l’Autorité palestinienne et de libération de quelque 250 prisonniers (exclusivement fatahouis et «n’ayant pas de sang sur les mains» – lisez: pas Marwan Barghouti), le 1er ministre israélien ne s’est-il pas appliqué à dissiper toute illusion éventuelle quant à un retour rapide aux «négociations de paix»?

Dès le 18 juin, l’UE a normalisé ses relations avec le «gouvernement d’urgence» de Salam Fayyad, «respecté et apprécié aussi bien des Israéliens que de la communauté internationale, en particulier de l’administration Bush» et décidé de «développer les conditions d’une assistance matérielle et financière d’urgence» à celui-ci. George Bush a, lui, promis «aide et soutien» à M.Abbas. Pourtant, écrit Virginia Tirley , la Loi fondamentale ne permettait à M.Abbas ni de désigner un nouveau 1er ministre ni de nommer un «gouvernement d’urgence». Et, la veille, M.Abbas avait abrogé par décret les dispositions «constitutionnelles» stipulant qu’un tel «gouvernement d’urgence», n’étant par ailleurs renouvelable qu’une seule fois, ne pouvait excéder les trente jours…

Demain?

L’on sait qu’à Gaza même, des dissidences du Fatah sont décidées à collaborer avec le Hamas. Et qu’au sein même du parti de M.Abbas, les critiques pleuvraient contre M. Dahlan , à qui l’on reproche en outre d’avoir abandonné ses hommes au moment de l’épreuve, ce qui expliquerait en partie leur défaite rapide. Peu nombreux enfin seraient ceux qui, même au Fatah, croient dans les capacités de M.Abbas à redresser la situation. Les fatahouis sont aujourd’hui divisés entre ceux pour qui la rupture est consommée et ceux qui, comme Marwan Barghouti, entendent préserver ou rétablir l’unité et réformer le Fatah, même s’ils critiquent durement le coup de force du Hamas (tout comme d’ailleurs les actions anti-Hamas en Cisjordanie) . Cependant, un des coûts réels des journées de juin, écrit Crooke, a été d’affaiblir tous ceux qui, au sein du Fatah, se sentaient mal à l’aise face à la cooptation de Dahlan et du Fatah par les Américains et les Israéliens, et prônaient une réelle coopération entre les deux organisations. Et les violences qui à Gaza accompagnent souvent les perquisitions des miliciens hamsaouis à la recherche d’armes, de drogues ou d’opposants cachés ne sont pas faites pour les renforcer.

Au Hamas aussi, l’on est en quête de «bons offices», e. a. arabes ou islamiques, en vue de renouer le dialogue inter-palestinien et d’éviter un isolement total de la bande de Gaza. Comme lors de leur victoire électorale de janvier 2006, les dirigeants du Hamas semblent tout aussi désorientés face à leur victoire militaire. Si le discours officiel insiste sur la priorité que constituait «la sécurité et le bien-être de la population» et le «nettoyage du chaos et de l’anarchie», on y est conscient du fait qu’urbi et orbi, l’image du mouvement a été gravement ternie. Selon un professeur de l’université (fatahouie) Al-Azhar de Gaza, le Hamas se demanderait s’il ne «s’est pas tiré une balle dans le pied». Et, finalement, «fait le jeu d’Israël et des Etats-Unis» . Dès lors, le ton est à la conciliation: Khaled Meshal, décrivant l’action menée les 12-14 juin comme n’étant en rien dirigée contre le Fatah en tant que tel , a répété que son mouvement respectait la légitimité de M.Abbas et refusait «la division de la patrie». Pour le Hamas, qui réitère les propositions de gouvernement d’union nationale et tente des gestes d’apaisement – libération de cadres du Fatah arrêtés, «tribunaux militaires» pour juger les miliciens islamiques «qui se sont entachés de violences graves» –, il n’est pas question de «Hamastan». Par ailleurs, le Hamas mise aussi sur «l’effet publicitaire» du retour au calme et à des activités «normales» dans la bande de Gaza: reprise des études, rues apaisées, contrô-le des prix contre la spéculation, possibilité des citoyens d’accéder à nouveau au littoral et, last but not least, appels à la libération du journaliste de la BBC Alan Johnston….

Cependant, ces efforts de «bonne gouvernance» se heurteront tôt ou tard au blocus d’Israël et de la «communauté internationale».

Combien de temps Gaza tiendra-t-elle dans cette situation?

Paul Delmotte

2 juillet 2007

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